Le matin de cette grande réunion, M. l’inspecteur s’était habillé pour la circonstance. Il se voulait élégant mais pas trop grave, sérieux et dynamique à la fois. Non qu’il soit anxieux, il savait cependant que le public qui l’écouterait avait la dent dure. Il avait choisi une cravate rose et gaie, que sa femme lui avait offerte, la jugeant raffinée.
l’inspecteur accordait à son épouse, pour ces détails qui avaient leur importance, toute sa confiance et préférait consacrer son énergie à un projet de grande ampleur, sa carrière, dissimulée elle-même derrière cet intitulé pompeux : la Réforme du Collège. Sans être profondément convaincu du bien-fondé de cette gigantesque usine à gaz ouverte récemment par le gouvernement, il tâchait de faire bonne impression, de tenir son rôle avec dignité. Il fallait, sinon briller, au moins paraître acquis à la cause des changements prévus par Madame la Ministre. Avoir l’air respectable. Le choix de la cravate était en cela crucial.
Sa femme disait toujours qu’à la cravate, on connaissait l’homme. Elle disait cela, et beaucoup d’autres choses encore. M. l’inspecteur était imprégné de ces formules de prête-à-penser qu’il trouvait pratiques, au quotidien.
Il se projeta quelques heures plus tard, imaginant les mines rebelles, dubitatives ou lassées des membres de son auditoire. Qu’ils l’ennuyaient, ces professeurs étriqués, fainéants, contestataires ! Il se souvenait difficilement de ses propres années d’enseignement, de ses élèves. Ces élèves étaient au cœur des discours qu’il tenait, mais ils n’étaient plus pour lui qu’un objet théorique auquel il était contraint de s’intéresser. Il était déjà assez pénible de devoir faire semblant, les professeurs auraient pu avoir le bon goût de singer eux aussi l’intérêt pour ses interventions dépassionnées.
Plongé dans ses pensées, il mangeait machinalement un gâteau à la crème dont il se trouva barbouillé. Il se savait ventru et sa femme, qui lui avait pourtant préparé le gâteau qu’il venait d’engloutir, lui répétait qu’un régime alimentaire était nécessaire. Mais il trouvait la privation très inconfortable, et il détestait l’inconfort.
Il passa la plus grande partie de sa journée à planifier les prochaines journées d’intervention auprès des professeurs pour promouvoir la Réforme. Chaque journée était associée à un thème, un objectif, une direction. Ces titres réunis et mis les uns à côté des autres donnaient au programme de formation des enseignants une image absolument cohérente et constructive. Cela ressemblait à un projet efficace. Il en était fort satisfait car il savait que cela contenterait au plus haut point sa hiérarchie, qu’il serait félicité et remercié. « Peut-être même promu », rêva-t-il en s’étirant dans son grand fauteuil molletonné. Il ne se pencha pas vraiment sur le contenu, ni sur le déroulement précis de ces journées et réunions. Cela était laissé à son entière appréciation, personne ne lui en demandait jamais aucun compte. Il savait s’arranger pour occuper son monde sans que cela ne lui demande trop d’effort. Cette idée que seules les apparences importaient était tacitement admise et partagée par ses collègues et ses supérieurs. Il ne voyait donc pas l’intérêt de s’éterniser sur les questions de fond.
Avant son départ pour le collège dans lequel l’attendaient une soixantaine de professeurs plus fatigués que lui par leur journée de labeur, il vérifia qu’il avait bien, sur sa clé USB, un diaporama dont il n’était pas l’auteur mais qu’il était en mesure de commenter avec l’air de la conviction. Cela occuperait un tiers du temps prévu. Pour le reste, il proposerait, comme à son habitude, des discussions en petits groupes autour des nouveaux programmes. Ce type d’activité avait l’énorme avantage de ne nécessiter aucune animation ni préparation de sa part et pouvait durer autant de temps que nécessaire. Les équipes pédagogiques avaient en partage le goût de la discussion entre pairs, il eût été bête de ne pas l’exploiter ! L’essentiel était de ne pas donner de consigne trop claire ni trop précise afin d’éviter d’avoir à retraiter ensuite le fruit de réflexions trop constructives. Et pour l’heure augurale, M. l’inspecteur comptait sur son titre et sur son imposante stature pour combler la vacuité de ses propos.
L’inspecteur entra donc, ennuyé d’avance mais sans angoisse, dans la salle de réunion. Il commença son intervention avec emphase. Il se rappela que selon son épouse, un peu d’humour bien dosé donnait l’air brillant. De plus en plus sûr de lui, il se permit donc quelques traits d’esprit et une ou deux tournures de phrase aussi érudites que désuètes.
Mais il ne se doutait pas que derrière les regards fermés de ceux qui le subissaient en silence, une plume, amusée, avait remarqué sa cravate trop rose, son ventre trop rond, et courait allègrement sur un bloc-notes.
Joliment croqué, ce m’sieu l’inspecteur ;
Moralité : il faut toujours se méfier des plumes qui ont des yeux !
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Une morale absolument parfaite! Merci pour cet ajout, juste, léger et savoureux!
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