Lecture et relecture – Antigone, J. Anouilh

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Trente ans demain. Je tire ce petit livre qui se tenait bien sage, au fond de ma bibliothèque. Il est tout jaune. Que c’est beau, un livre jaune d’avoir traversé les lectures et d’être resté là, tranquille, attendant qu’on le reprenne. Il m’appelait, lui, patiemment, avec sa couverture rouge. Discrète invitation. Un bruit confus se fait dans ma mémoire.

Dix-sept ans. Le train pressé file vers mon amoureux. Brûlée par l’impatience, j’ai chapardé dans les placards de mes parents un bout de leur jeunesse. Il faudra bien tromper le bruit du train et le silence de l’attente. Mon père était fier sans rien dire devant sa fille ainée emmenant Antigone jusqu’au premier amant. Inquiet aussi. Je vais comprendre bientôt ce regard paternel qui se maitrise autant qu’il peut, si beau d’être seulement humide. Je vais comprendre. Je vais te rencontrer, dans le petit livre rouge, toi, Antigone. Ton nom déjà est un voyage. Il me parle dans une langue inconnue que je devine quand même.

Voilà, nous y sommes. Bonjour Antigone, bonjour Créon, bonjour vous tous. Le prologue dit tout et mon ventre se tort. Rien à espérer, c’est le fil tendu de la tragédie expliqué au lecteur. Compassion pour ces êtres qui doivent tenir leur rôle funeste jusqu’au bout, qui le savent et qui n’y peuvent rien. Trois pages – mes larmes voudraient déjà dire qu’elles refusent cette histoire. Mais elles sont pudiques sur cette aride frontière. Peut-être que naïves, idiotes, elles espèrent encore. S’il y avait une échappatoire qu’aucune larme n’avait encore vue ?

Mais quand Antigone s’avance, j’entends Rimbaud. J’entends les yeux de l’enfant-poète. J’entends un amour pour le monde qui me bouleverse.

« C’était beau. Tout était gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose, jaune, vert. C’est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleur. »

Mais son amour pour Hémon ne l’arrêtera pas, ni la saveur de la vie qu’elle décèle dans les rides de sa nourrice, dans les belles boucles d’Ismène, dans les grands bras amoureux d’Hémon.

« Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m’inonde quand j’ai la tête au creux de ton cou ? »

Alors je comprends qu’elle est l’essence de la révolte. Antigone dit non. Elle dit non à Créon. Elle veut enterrer Polynice. Pourtant elle ne croit pas que cela soit nécessaire. Pourtant Polynice était un garnement, un mauvais frère. Pourquoi me fait-elle donc souffrir à vouloir mourir comme cela, pour rien? Pourquoi fait-elle souffrir Hémon qui l’aime ? Et toi Créon, immonde atroce Créon : tu la laisses mourir. Tu ne la sauves pas. Je t’en veux infiniment. Tu devais la sauver malgré la loi, malgré Thèbes à tenir, malgré la petite Antigone elle-même. Tu es le roi après tout. Infâme collabo. Mais à la fin, quand même, je pleure aussi pour toi, tout seul dans ton palais plein de morts.

« Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort. »

Ecrasée dans mon fauteuil de velours bleu, j’espère que personne ne me voit. Je suis engloutie par cette journée qui fait mourir Antigone. Mes larmes bouillonnent même si je ne comprends pas tout.

« Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. »

J’ai dix-sept ans et cette mort résonne en moi pendant toute la semaine passée près de mon amoureux. Je l’aime. Je l’aime comme Antigone aime Hémon. Ils sont morts et je ne comprends pas pourquoi. Ce sont des fantômes qui me font escorte maintenant. Un voile qui trouble ma réalité. Les grosses larmes chaudes dans le train, c’est l’arrachement à l’enfance. Mais je ne le sais pas encore.

Trente ans ! Loin est l’enfance. Je suis à l’âge de Créon. Vieille de mes responsabilités. Et je tire ce petit livre qui se tenait bien tranquille. Je me prépare à l’ouvrir et je pense à Créon. Je le comprends maintenant. Je ne pleurerai plus de colère contre lui. Je ne pleurerai plus pour Antigone puisque je l’ai déjà vue mourir, dans le train. Je vais le lire comme une vieille femme responsable qui prépare un cours à ses élèves. Oh, je me mets en garde contre tout : contre mes larmes, contre mes yeux secs qui ne devront pas empêcher les jeunes gens de pleurer comme moi, il y a treize ans. Que vais-je leur dire, à eux qui seront Antigone, moi qui suis un peu Créon maintenant ?

Lisons. Je suis prévenue, raide, sérieuse, responsable. Quelle idiote cette Antigone ! Je sais qu’elle ne m’arrachera pas le ventre. J’ai parlé d’elle, ces dernières années, avec d’autres qui ne se souvenaient pas avoir pleuré. J’ai entendu la voix de Créon. J’ai bien compris que c’était lui, le courageux. Il s’est retroussé les manches, il vit, même si c’est dur. Il fait sa tâche. J’ai réfléchi. Quelle petite idiote! Une voix, sensible et admirée, m’a dit aussi qu’Anouilh était bavard. Je suis pleine de toute cette force, exaspérée d’avance, en lisant le prologue.

« C’était beau. Tout était gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose, jaune, vert. C’est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleur. »

Mon grand château de certitudes tremble.

Page 92. Je t’ai comprise Antigone. Larmes de mon enfance consumée, je vous explique. Antigone ne meurt pas pour Polynice. Elle meurt de la pureté qui n’est pas de ce monde. Elle meurt des mots vrais qui voulaient la sauver. Créon l’a jetée dans sa tombe avec sa vérité, avec son pauvre bonheur tout entaché de réalité. Ce qu’elle refuse, c’est la salissure de demain.

« Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit morceau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? »

Voilà Antigone, tu es morte. Tu as entrouvert le grand rideau de l’avenir. Tu es la fosse entre l’enfance et la vieillesse. J’ai pleuré parce que je ne voulais pas des rides compromises de Créon. J’ai pleuré contre la réalité. J’ai pleuré pour mon enfance que j’avais laissée sur le quai de la gare.

J’ai trente ans et face à cette petite idiote d’Antigone, je pleure encore. Je pleure la pureté perdue de mes larmes adolescentes. Je pleure d’être un peu Créon, et d’être heureuse quand même. Je pleure pour la nourrice qui aime tant et ne peut rien, malgré sa main posée sur la joue de l’enfant adorée. Je pleure et la voix d’Antigone martèle le clavier lorsque j’écris ces mots. A jamais, Antigone et Créon discutent à l’intérieur de moi.

Monsieur Anouilh, merci, merci d’être bavard. Merci de fracturer le monde.

***

Et vous, que vous dit Antigone? J’espère vos regards inscrits au bas de cette page. Il y a des débats que l’on ne veut pas clore… Je vous attends.

PS: Une belle mise en scène. Encore une lecture. Pour vous.

42 commentaires sur “Lecture et relecture – Antigone, J. Anouilh

  1. Tes mots sont beaux Clem’, j’aime te lire et partager ces petits bouts de ce qui me semble si lointain… Te croiser dans le couloir de chez tes parents, revoir ces petits bouts d’adolescente, de femme même. J’ai moi aussi ce sentiment d’être vieille en disant tout ça !
    Mais Antigone, moi, je n’en garde que les souvenirs de quelques fous rires en classe, de quelques siestes après 2 longues heures d’EPS, d’une prof de philo parlant peu mais parlant trop, et au final d’un petit bout de mon adolescence, de celle que j’étais il y a dix ans. C’était le bon vieux temps comme disent les anciens !

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  2. Il y a des ouvrages qui jalonnent toute votre vie. A chaque âge une compréhension, une identification différente. Mais toujours la même poignante émotion au bout du compte. A ces livres éternels, qui nous accompagnent et nous guideront comme des vieux sages toute notre existence.

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  3. Je l’ai lu, puis immédiatement relu, une seule fois, vers 18 ans. Il y a donc dix ans. C’est justement ce passage de la page 92 que j’avais appris par coeur et qui m’a accompagnée bien des années, jusqu’à ce que le bonheur se présente sous un nouveau visage : l’insouciance, la fulgurance, la grâce, ce qui n’appartient ni à Antigone, ni à Créon. Je continue à préférer le vertige d’Antigone, mais je n’ai plus son intransigeance, cette folie de la jeunesse de se croire immortelle jusque dans la mort.

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    1. L’innocence en somme… Antigone et Créon sont trop conscients de la bassesse humaine. Ils ne peuvent plus se dépêtrer de toute cette noirceur. Antigone la refuse et meurt. Créon fait avec, et vit en espérant la mort. Bien sûr, le désir d’absolu d’Antigone est sublime. Folle et puissante séduction! Voilà une autre réplique d’Antigone l’Intransigeante face au garde, et qui me touche particulièrement: « C’est toi qui m’a arrêtée, tout à l’heure? (…) Tu m’as fait mal. Tu n’avais pas besoin de me faire mal. Est-ce que j’avais l’air de vouloir me sauver? » Là, Honte aux gardes de ce monde!

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  4. Bravo pour ce commentaire de texte ou plutôt de pré -texte j ai retrouvé cette sensibilité qui te caractérise, et biensur cela donne envie de ce replonger dans cette oeuvre. Tes eleves ont vraiment de la chance.

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  5. Je viens de lire ton texte sur Antigone juste, sensible, profond, si personnel et si universel…
    Je me dis qu’il y a en nous une part d’Antigone et une part de Créon…
    Et en ces jours un peu noirs pour moi, te lire m’a aidée…
    Je me dis que ma fille est une espèce d’Antigone en ce moment et que c’est à moi de lui insuffler une part de Créon…et que c’est un boulot bien ingrat…

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  6. J’avais lu Antigone d’Anouilh quand j’avais 13 ou 14 ans et je m’identifiais, comme vous, à cette héroïne tellement éprise d’absolu. Maintenant j’ai 46 ans et je ne crois pas que ce livre me toucherait si je le relisais. Je ne me sens ni Antigone ni Créon.
    Par contre, une Antigone que j’ai lue récemment et qui m’a convaincue c’est celle de Bauchau, c’est également une belle personnalité, une altruiste passionnée.

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  7. Il m’est trop difficile de dire ce qu’Antigone est pour moi. Je ne saurais par où prendre le fil, jusqu’où plonger. J’ai découvert celle de Sophocle très jeune, celle d’Anouilh à 13 ans, en pleine révolte, celle de Bauchau à 16 ans. Comme vous, j’ai relu la pièce d’Anouilh adulte, deux fois. Oui, l’auteur est bavard, mais cette pièce fait partie de ses meilleures à mon avis. Comme pour vous, elle remue bien des points essentiels. Elle n’est certainement pas pour rien dans mon choix d’étudier le grec. Mais je suis très contente d’avoir lu ce récit de votre histoire avec elle, qui m’a beaucoup émue. Nous sommes beaucoup qu’Antigone rend sœurs. Merci pour ce partage.

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    1. Soeurs par Antigone (et par le stylo rouge!)… L’idée me plait beaucoup. J’ai celle de Bauchau sur mon bureau, j’attaque dès que j’ai terminé le dernier de A. Makine (Archipel d’une autre vie, c’est superbe!). C’est le prochain livre sur ma « PAL » diraient d’autres bloggeuses! En ce qui concerne Anouilh, pour ma part, j’aime beaucoup sa langue. Il y a une autre pièce que je trouve absolument sublime (peut-être meilleure qu’Antigone, même!), c’est sa Médée. Je l’ai étudiée l’année dernière avec les 3emes et je crois que les élèves aussi ont été touchés. Qu’en dites-vous?

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      1. Moi aussi j’aime Anouilh. 🙂 Je me souviens d’avoir lu Médée dans la bibliothèque du lycée, mais maintenant il ne m’en reste presque rien, bizarre… Je vais la relire ! Surtout si vous me dites que vous la préférez à Antigone. 🙂

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        1. Une pièce qui sonde les entrailles mystérieuses de l’amour et du désamour, de la solitude furieuse. Il y a, à mon sens aussi, une dimension politique forte sur le rejet de l’étranger… Qui sème la solitude récolte les grandes flammes furibondes de Médée. Bref, vous me direz. La langue est éblouissante…

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      2. Pour le stylo rouge, hélas, je suis en « dispo pour suivre le conjoint » depuis longtemps… Et je lis tellement lentement que j’essaie de ne pas penser au concept de la PAL (quand je vois le rythme de lecture de certains bloggers, j’hallucine, comme disent nos élèves !).

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        1. Oh, le concept de PAL ne m’intéresse pas tant (ni l’expression, ni son abréviation…). Et à bien y penser, j’y vois comme une façon consumériste qui outrage la beauté suspendue de la Littérature. Les beaux textes se dégustent, bien tranquillement, sans penser aux suivants… Non?

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        2. Ca y est, j’ai trouvé le petit « follow » qui apparaît parfois en bas à droite de la page (je revois mon prof de géo lever les yeux au ciel : est-ce le sud-est dont vous parlez, mademoiselle?). 😉

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  8. Bonjour, j’ai découvert votre article un peu par hasard, et j’aimerais avant toute chose vous exprimer mon entière approbation quant à la justesse et la précision avec laquelle vous avez su décrire les sentiments que peut éveiller cette pièce chez le lecteur. Bien que vous évoquiez une expérience très personnelle, il me semble que la plupart de ceux qui ont eu la chance de se plonger dans la tragédie d’Antigone durant leur adolescence pourraient se retrouver dans le récit que vous faites de vos premières impressions.
    Pour ma part, j’ai lu cette pièce alors que j’étais âgée de treize, ou quatorze ans. Antigone faisait alors figure d’héroïne à mes yeux, elle qui défiait l’autorité au nom de ses principes moraux, tout en étant parfaitement consciente que cela lui coûterait la vie. Prisonnière d’un destin cruel, elle poursuivait une voie déjà toute tracée, sans possibilité de retour arrière. Il en allait de même pour Créon. Et cela, je le comprenais parfaitement. C’était cette fatalité qui me fascinait alors. Grande, belle, noble : ce sont les trois adjectifs qui me viennent en tête quand je pense à cette perle de la littérature française.

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    1. Merci beaucoup de votre commentaire! Oui, Antigone parle aux âmes révoltées et idéalistes. Sa tragédie et sa mort sont insupportables et grandioses à la fois, nous rappelant que sa posture, aussi admirable soit-elle, est incompatible avec le monde. Ou plutôt, que le monde n’est pas à la hauteur d’Antigone…
      Bien à vous

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  9. Bonjour,
    Je ne sais pas si vous lirez mon commentaire, c’est vrai que cela fait un moment que cet article a été écrit. Bravo pour la manière dont il est écrit, les mots semblent couler de source ; )
    J’ai lu Antigone il y a un an, en 3ème, je ne m’attendais pas à l’aimer, parce que  » pff une tragédie grecque, la poisse, quel ennui », et j’ai vraiment adoré. Une vraie claque. Je me souviens du sourire de ma prof de français en nous entendant pester contre Créon, ce vieux Créon qui accepte même quand il ne veut pas et voit le bonheur d’une manière si fade à nos yeux, ou louer le courage d’Antigone, qui meurt pour ce qu’elle croit et refuse. Elle nous a parlé de l’absolu, durant des cours et des cours, et même les plus frileux d’entre nous à la littérature se sont tus pour écouter.
    Je dois avouer que, même si je comprends ses points de vues, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un peu de mépris pour Créon, pour sa résignation et ses compromissions, trop fade tout ça, trop laid. J’aurai seize ans bientôt. Ceci explique je cela, vous vous direz ? ; ) Les demies tientes, les concessions, très peu pour moi. L’absolu, les idéaux, les « nons », je connais bien. Classique, je suppose : ).
    Ce livre ne quittera pas ma bibliothèque et j’espère que dans 20 ans, je le relirai en souriant. Surtout je prie pour ne pas être devenue Créon, moi qui le critiquait tant ; )
    Meilleurs voeux pour la suite. 🙂

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    1. Bonjour Clara, merci pour votre venue et votre commentaire. Je suis heureuse de lire votre amour pour cette pièce qui n’en finit pas de me bouleverser, malgré les années. Heureuse aussi de votre mépris pour Créon, peut-être parce qu’il révèle le feu du désir de vivre et l’idéalisme que j’aime à trouver en l’adolescence. Antigone est toujours abvec moi, malgré les années qui passent. Je comprends mieux Créon aujourd’hui, mais j’aime toujours infiniment davantage Antigone et m’en sen encore si proche que la vie m’est parfois difficile dans ce qu’elle exige de renoncements, de compromis. Je vous souhaite encore de belles découvertes parmi vos lectures, et qu’Antigone vous tienne compagnie longtemps. Et bonne année à vous, Clara.

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