Adoubé par la montagne

Je croyais qu’il me faudrait le pansement de la fiction pour cette histoire là. Mais me défiant moi-même, la vérité s’est imposée, toute crue et cruelle. 

***

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L’homme porte comme une seconde peau son pantalon vert sombre. Raide, rêche, et la terre s’y accroche, mais pas les mains fragiles. Les cotons caressants sont des histoires de femmes. Il ne dit pas de « bonnes femmes », parce que ce ne sont pas les mots de sa famille. Mais c’est cela qu’il pense : c’est un homme, lui, il fait sa tâche.

Penché en avant, malgré ses hanches dévorées d’arthrose, il prend soin de sa terre. Cela fait deux heures qu’il fait propre le lit des œillets d’Inde, justes sortis du noir. Voilà. L’homme regarde l’immense tapis de labeur. Il y a les gaillardes qui couvent les pommes de terre. Elles sont si conquérantes, solides, rassurantes. Les tubercules souterraines peuvent dormir, sereines. Et les giroflées dansent comme des jeunes filles éméchées. Le pantalon vert sombre s’adoucit à la tendresse des fleurs écloses des courgettes. Généreuses, les voilà qui offrent au jour leur délicatesse. Les haricots en pleurent et l’homme est bouleversé par l’accord des fleurs et des fruits du sol qu’il bénit. Étrange et pénétrante harmonie de la géométrie tranquille et du fouillis des fleurs. Il rêve aux cosmos écartelés, aux héliotropes intenses qui élèveront, bientôt, le grand potager vers le ciel. Ils sont la seule transcendance qu’il accepte, qu’il désire, qu’il sente, très profondément dans sa chair. Sensibilité au monde aigüe et toute puissante.

La sueur et les mains noires lui sont données, merci la terre. Ses yeux d’homme se lèvent jusqu’à ses « clos » qu’il soignera demain. Lignes du passé dessiné dans la pente. Il affirme, à chaque coup de bêche, à chaque regard posé, sa servitude volontaire à la rivière vive, à la pierre qui chauffe. Il ne partira plus. De toute façon, il n’y a rien au-delà du bruissement des feuilles. Il sera de tous les labeurs, il fera don de jusqu’au bout de lui à ce trou de verdure qui chante son histoire. Et quand il contemple les arbres portés vers le soleil par les grands orgues basaltiques, tout lavé de verdure et de lumière, il se sait adoubé par la montagne.

Au soir humide et frissonnant, dans la maison de pierre qui parle le passé, il effeuille des manuscrits charmeurs, pleins de volutes tracées à la plume d’autrefois. Loupe, rigueur scientifique, exigeante recherche. Méthodiquement, il fait renaître pères et mères, les lignages aux nœuds pris dans sa rivière. Amour des êtres disparus qui sont comme des secrets enfouis loin en lui-même. Il les écrit, il les raconte. Vieilles photos, robes bourgeoises sur les perrons des belles demeures, mots élégants et molletonnés. Il dépense son cœur, son encre, sa solitude pour ces chignons perdus. Œuvre de délicatesse et de discrétion, car il dévoile des vies oubliées, mais comme il les chérit, il les met en beauté et ne les trahit pas.

Admirable unité de cet homme aux mains faites et d’encre, et de terre. C’est un homme penché. Penché sur ses semis et sur son grand bureau. Penché attendri et sensible. Penché sur les siècles écoulés, penchés sur ses parents. Penché sur la verdure comme s’il la priait. Il offre son cœur cru au terreau de son être.

Mais derrière l’homme penché, il y a un enfant. Germe du renouveau, espérance du nom, souffle de l’avenir ? Non, c’est seulement un enfant. Et l’enfant qui est là voit le dos courbé de son père, attentif autre part. Il a la main trop frêle pour le pantalon vert. Rien pour s’agripper. Il attend seulement, découvrant la tristesse en même temps que la vie, sans pouvoir la nommer. Il a, pour cet homme qu’il voudrait son Papa, de grands yeux éblouis. Il l’implore patiemment de se pencher aussi sur lui qui le regarde.

L’homme au pantalon vert est devenu fantôme dans la maison du bord de la rivière. L’enfant a les cheveux blancs. Il implore toujours dans un épais silence.

 

33 commentaires sur “Adoubé par la montagne

  1. Magnifique. Un amour pénètre le texte et remonte malgré tout jusqu’à lui. Ce n’est pas une attaque, comme tu disais. C’est bien plus grave, vrai, généreux.
    D’un point de vue esthétique, qu’il est toujours maladroit de souligner dans ces cas-là, cela rappelle mes modèles, Giono, Michon,… Je suis admirative.

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    1. Tu vois si juste. L’amour et l’admiration sont bien présents. Mais sans eux, cette histoire serait moins dure, et ce dos courbé mon cruel…
      Quant aux références que tu cites : Michon, Giono, tu ne pourrais autrement me flatter, ou plutôt, m’honorer, comme tu le dis à raison. Merci à toi de la richesse de nos échanges.
      Je suis un peu malade, je crois que cette page d’écriture a fait trembler mes lignes intérieures…

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        1. « Saisissable comme une grosse pomme », formule jouissive, même si je l’imagine plutôt comme une pêche, plus dorée et savoureuse bien que dégoulinante et collante.
          Tu es une fée à concilier les enfants, la vie de maison, l’écriture sur le blog, le professorat. J’ai déjà du mal à concilier un café et une réflexion… 😂

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        2. En ce moment, mon réel est une grosse pomme, familière, rassurante, aux contours bien francs dans les doigts. Et un peu dure aussi. Elle manque un peu de sucre ces temps-ci… J’aime bien l’image de la pêche qui aurait correspondu à d’autres moments. Et cela fait penser à un poème d’Eluard (à Nusch qu’il a perdue). C’est si beau. Je t’invite à le lire, dans les derniers poèmes d’amour, section Le temps déborde. Voici l’extrait:
          « Aurais-je pu ne pas t’aimer Ô toi rien que la gentillesse Comme une pêche après une autre pêche Aussi fondantes que l’été ».
          Malheureusement, je ne suis pas une fée et je ne concilie pas si bien – il n’y a qu’à voir mon panier à linge plein et le frigo vide. Et ma présence absence en classe…Mais je crois que, ( pour ma part), l’écriture est nécessairement un temps volé à tout le reste. Elle s’épuise dans le confort du temps trop tranquille…

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  2. Tres beau ! Lumineux. Ton texte raconte vraiment bien cette façon de jardiner comme on prie. Et pourtant, si je comprends qu’en remuant la terre, on puisse cultiver son passé – on sent meme celui des autres se transmettre dans ses doigts quand on jardine une terre qui ne vient pas de sa famille, sans se laisser ouvrir vers l’avenir.

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  3. Et voilà mon commentaire est encore parti avant que je l’aie fini. Supprime la dernière portion de la phrase. Je disais que je m’étonnais que la croissance des plantes n’ouvre pas vers l’avenir.

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    1. C’est le grand paradoxe, insupportable pour ceux à qui il n’a offert que son dos détourné. Tant de sensibilité, de talents, de soins donnés aux fleurs de son pays…et le grand champ des pleurs semé pour l’avenir. Insoluble souffrance mêlée d’ébahissement. Maintenant je me dis que ce n’est pas pareil de cultiver une terre empruntée ou celle de son passé. D’ailleurs, fais-tu le jardin à Paris?

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      1. J’ai lu ton beau texte plusieurs fois. Je voyais à chaque fois un peu mieux (tes photos ont aidé !), le dos, le potager, les fleurs (cosmos écartelés, une de mes fleurs préférées). Et le petit garçon derrière. Je me demandais pourquoi il ne lui apprenait pas les plantes. Et puis je me suis vue, moi aussi, essayant de chasser mes gosses de mon petit bout de jardin pour qu’ils n’abîment pas, ne m’interrompent pas sans arrêt, me laissent à mon dialogue avec les plantes… Je n’ai pas de jardin à Paris, pas même un balcon. Il y a un oxalis pourpre qui fait la tête sur mon bureau, en attendant notre retour en Angleterre.

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        1. J’aime t’écouter (ou presque à travers l’écran) parce que t’entendre adoucit un peu l’homme à qui j’en veux pourtant. J’aime aussi, comme toi, les Cosmos que je sens tout offerts au ciel. Ils s’écartèlent de générosité. Quant au jardin anglais, rien que le nom me dit un fouillis étudié, savant qui se fait fou, et tranquille.
          Et je suis sûre que si tu n’apprends pas encore les plantes à tes enfants, cela viendra peut-être, et que les plantes ne leur voleront pas leur maman. Il y a dans tes mots une douceur aux autres qui n’appartenait pas à l’homme au pantalon vert. Il était sensible, mais pas doux. Pas dans les mots donnés, pas dans les gestes. L’arthrose était aussi dans l’âme.

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        2. Le jardin anglais est juste comme tu le dis (pas le mien particulièrement, mais bon). J’ai demandé à mon fils de repérer les jolies mauvaises herbes au bas des trottoirs. Je les prends en photo. J’essaie de lui apprendre les arbres (je suis moi-même encore très ignorante). Pour dire que tu as raison, c’est plus facile de transmettre à partir d’un certain âge (enfin, pour moi. Je sais que d’autres sont très doués avec les tout-petits).
          Je m’interroge sur l’homme de ton texte. Souvent, ceux qui glorifient leur passé n’ont d’autre préoccupation que d’en remplir la tête de leurs enfants. Ici, non…

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        3. Si, comme tu le dis, cet homme là ne nous a parlé que d’hier. Il a parlé beaucoup, mais il ne nous a pas vus. Je ne voulais pas alourdir le texte de ces aspects là, qui viendront peut-être dans un autre. Je voulais le mystère tout cru.
          Quant à ta réflexion sur les fants, nous l’avons en partage. C’est difficile avec les tout-petits. Je trouve même que TOUT est difficile avec eux. (mère indigne qui ne supporte plus ses propres enfants… honte)

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        4. Ah, je comprends maintenant (pour le grand-père).
          Pour ne pas être dans une crise de frustration avec les petits, il faut s’abandonner, adopter leur rythme, etc. J’en vois qui le font avec sagesse. Pour moi (immaturité?) c’est difficile. Et toi, tu as les impératifs du boulot en plus !

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  4. Texte très émouvant pour qui connaît l’ensemble des protagonistes. Tellement vrai et en même temps cette montagne si belle aura su apporter à l homme et à l enfant des moments intenses de partages dans le plaisir de la voir, de la découvrir, et de l’habiter

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  5. « C’est seulement un enfant » <– j'ai le même problème avec mon père qui ne s'est jamais intéressé à moi, enfant et maintenant adulte, mais moi ça m'arrange… Très belle histoire autobiographique, en plus un bon moyen de faire sortir sa peine

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