A Toi que j’aime, qui viendras sans doute jeter ton œil curieux et malicieux sur ces mots, laisser un trait d’esprit, et mon pauvre portrait sera tout raplapla.
Et Merci Joséphine pour l’ouverture des vannes.
J’aime les poèmes et les romans d’amour. J’aime aimer, et je l’aime lui. Pourtant je n’ai l’ai jamais esquissé de mots. Pourtant je n’ai jamais écrit l’amour, mon amour, notre amour.
Je crois qu’aucun poème, aucun roman inscrit dans ma conscience, proche ou lointaine, n’a jamais affleuré à notre vérité. Comme un étrange doute, mauvaise suspicion jetée sur cet amour que rien ne dit. Parce que notre amour n’a rien de romanesque, parce qu’il est empreint de monde, de quotidien, de matérialité. Parce qu’il est en-deçà des mots mais jusqu’au bout des ongles. Je ne veux rien trahir des liens invisibles que l’on tisse patiemment, je ne veux pas dorer d’or fin ce fer poinçonné par l’âpreté de la vie. Et j’aime tant sa rugosité, sa densité, son poids dans ma main et mon cœur, que j’ai peur des mots exacts qui n’étincelleront pas comme ceux des poètes. A l’aune de l’idéal, du motif poétique, je ne veux pas que souffrions d’une comparaison fautive. Car je sais que nous sommes moins purs, moins brillants, mais plus précieusement marqués par les jours traversés épaule contre épaule.
Alors, de lui, je n’ai jamais parlé.
Joséphine évoquait la difficulté de parler de ce qui est présent, bien présent, disait que l’écriture naissait sans doute d’une absence. Je lui répondis un début de portrait. Ce portrait se poursuit mais je n’organise pas car ce serait éteindre l’incendie de son âme.
J’aimerais bien, quand même, dire sa présence. Quotidienne, physique, étrangère, désassortie. Et ses grands bras qui réparent tout. Ses mots qui ne sont pas les miens, et les gros traits qu’il fait du monde, qui me laissent un peu en paix avec moi-même. Son chaos et son sommeil de plomb. Sa présence, envers et contre tout. La certitude tranquille de nos corps épousés. Et son passé brûlé dont les chairs sont vives.
Rien n’est si grave à ses côtés, parce que c’est très sérieux pour lui, de se moquer de tout. Ses mots les plus sérieux ont un sourire au coin des lèvres. Mauvaise foi voilée de son honnêteté, il n’y peut rien. Et sa voix sur mon répondeur. Il se complait en nonchalance et déclenche des tempêtes avec des brindilles. Il faut faire le gros dos, sentir le vent claquer, mes lignes vaciller. Le grand calme qui suit, et le soleil qui fuse, parce qu’irrémédiablement, nos yeux dans les yeux, et je suis toute petite bien au chaud dans ses bras. Il déplace mes regards, plus clairs et plus conscients.
Il fait le sourd et entend tout. Ses mains plongées dans la matière. Il connait les rouages de tout ce qui fonctionne et me laisse les vapeurs, les pensées et les mots. Il est ma racine essentielle au monde comme il va. Sa bonté dans un grognement d’ours. Son regard d’enfant. Ses plis inquiets du front qui retombent soudain.
Il va dans la vie comme à cloche-pied sur un fil et je tremble pour lui : je vois l’abîme, il voit le ciel. Sa peau d’homme qui me rend douce. Fi de ses plaies hurlantes et vaille que vaille, pierre après pierre, nous nous bâtissons plus solides. Nous prenons des sentiers écartés, escarpés au milieu des rochers de nos étrangetés. Nos univers vont côte-à-côte, qui ne s’altèrent pas mais s’admirent et s’étreignent. Il n’est jamais d’accord : position absolue. Nous nous forgeons au feu de la contradiction, vivement, drôlement, tendrement.
Parfois les cordes lâchent que nous tressons encore d’inlassable confiance. Demain n’est pas bien loin, nous l’attendons sereins.
Je suis émue par ta manière de vaciller entre dire et ne pas dire, et ce que tu ne dis pas affleure dans ce que tu dis, comme si à la fois tu te taisais et te confiais. Cette hésitation, ce que tu appelles ce bégaiement, donne une grande délicatesse au texte. On sent que ce que tu décris est précieux, que tu ne peux pas le confier entre toutes les mains… Et je crois que tu cernes la grande difficulté lorsqu’on parle de son amour – le poids de l’idéal, l’envie de dire que tout va bien et même parfaitement, qu’on est brillants comme dans les romans – mais ce n’est pas très très intéressant l’idéal, je préfère ton texte – moi qui n’aime pas toujours aimer 😉
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Tu as bien vu, j’ai tant eu de mal à écrire, peser les mots. J’ai même oublié des choses (je vais rajouter sa voix!), mais je crois qu’il m’est impossible d’être exhaustive. Il est difficile de définir exactement ce qui nous attache à l’autre, la qualité précise du lien. Je ne voulais rien transformer. Je ne voulais pas me laisser parasiter par ces grands amours poétiques qui peuplent la littérature et ma conscience de lectrice. L’idéal, en amour, comme tu dis, ce n’est peut-être pas intéressant, en tout cas, cela peut faire mal (Mme Bovary sors de mon corps!).
Merci pour ton retour si sensible et si perspicace, je l’apprécie vraiment, après avoir transpiré à ce texte. Merci, aussi, car ton approche le prolonge un peu. En effet, bientôt, l’amoureux le lira et son premier mot, quel qu’il soit, le rendra comme un soufflé ratatiné!
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Pourquoi dis-tu ne pas toujours « aimer aimer »? (tu n’es pas obligée de me répondre, bien sûr, mais je trouve cette question intéressante comme une loupe posée sur nos rapports à l’amour -et non à l’amoureux).
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Je dirais intuitivement, aveuglément : L’amour, c’est de la souffrance. Après la vie, c’est de la souffrance, et si on ne veut pas composer avec ça, autant la trancher et c’est fini. Plus profondément, l’amour c’est l’anéantissement, les limites entre soi et l’autre tremblent jusqu’à s’abolir, et je ne le supporte pas. Mais que l’amour n’est pas que bonté et bonheur, qu’il est, sous ses dehors doux, envahissant, violent, conquérant, annihilant, la littérature le montre aussi. Très beau texte de Rilke sur l’amour qui anéantit l’être et la solitude qui le préserve. Je te chercherai ça plus tard… Lacan disant que l’amour est ravage… Et je ne parle là que des amours heureuses – dans le sens de partagées. Voilà. J’espère ne pas t’avoir traumatisée 😉
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L’amour n’est pas que bonté et bonheur, j’incluais aussi ces romans et poèmes, bien sûr (et même surtout). D’ailleurs dans mon brouillon, j’avais précisé « les romans qui disent les gouffres de l’amour ». J’aurais du le laisser.
Les risque de l’amour comme une aliénation… Oui bien sûr , tout cela.
« sous ses dehors doux, envahissant, violent, conquérant, annihilant, la littérature le montre aussi. » Mais c’est déjà violent, et sublime. J’aime lire tout cela, mais cela ne passe plus l’épreuve de ma vie.
L’amour que j’aime moi, notre amour, n’est pas de ces élans grandioses, sublimes et destructeurs. J’aime l’amour bâti, dans l’âpreté quotidienne, au milieu des rochers, avec les rochers. L’amour qui ne brille pas. D’ailleurs j’aime notre amour justement car il ne m’altère pas (est-ce une illusion?) et qu’il me laisse libre. Et même si ses imperfections sont parfois des couteaux, Quand même, je les aime. Une amie dit que j’aime avec « foi », foi en demain, foi en notre élaboration qui nous rendra meilleurs. Est-ce le secret de l’amour : la foi?
(Je ne suis pas sûre d’être claire mais beaucoup d’idées se chevauchent et j’ai usé par mal de ma capacité à être claire en essayant d’expliquer la variété des propositions subordonnées à mes élèves..:( )
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Oh, je ne parlais même pas des amours terribles et déchirantes. Ce que je voulais dire, en forçant le trait peut-être, c’est que dans tout amour, il y a la violence avec la douceur, que l’un et l’autre y sont intrinsèques, et même s’équilibrent comme fusion et séparation. La part de haine dans l’amour… Mais je sens que je vais passer pour une héroïne de tragédie, donc je m’arrête 😀 L’amour sauve, et perd. Le texte de Rilke le montre bien – il parle d’amour filial, mesuré, naturel, quotidien, et pourtant destructeur lui aussi, et c’est une part de desctruction qu’il faut assumer, dont on ne peut faire l’économie, qui ne tourne tragique que si on la nie… J’aime aimer et j’aime ne pas aimer. J’aime être aimée et ne pas être aimée. Il me faut la solitude autant que l’amour. Et maintenant je tourne au journal intime… Je m’arrête définitivement 😉
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Voilà, tu as tout dit: le tragique ne nait que de la négation de cette part nécessaire de destruction de soi.
(La haine dans l’amour, Phèdre, Phèdre, mais vous avez raison! La haine est-elle liée à cette aliénation de soi, somme toute inacceptable? A la peur de souffrir? Au pouvoir que l’autre prend sur notre âme?)
Pour ma part, je la sens très peu, ou très petite. Je ne me sens pas comme l’enfant prodigue, ou presque pas. Mais c’est sans doute l’amour qui m’aveugle… 🙂
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Voilà le texte :
On aura peine à me persuader que l’histoire de l’enfant prodigue ne soit pas la légende de celui qui ne voulait pas être aimé. Tant qu’il était un enfant, tous l’aimaient chez lui. Il grandit, il ne connaissait pas autre chose et s’habitua à leur tendresse douillette, tant qu’il était enfant. Mais lorsqu’il fut adolescent il voulut se défaire de ces habitudes. Il n’aurait pu le dire, mais lorsqu’il rôdait dehors toute la journée et ne voulait même plus avoir les chiens avec lui, c’était parce qu’eux aussi l’aimaient ; parce que leurs yeux l’observaient, et prenaient part, attendaient et s’inquiétaient ; parce que, devant eux non plus, on ne pouvait rien faire sans réjouir ou blesser. Mais ce qu’il souhaitait alors, c’était cette indifférence intime de son cœur, qui, le matin tôt, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi.
Le secret de sa vie qui n’avait encore jamais été, s’étendait devant lui. Involontairement il quittait le sentier et courait plus loin, à travers champs, les bras étendus, comme si dans cette largeur il avait pu s’emparer de plusieurs directions à la fois. Et puis, il se jetait n’importe où, derrière un buisson, et il n’avait de valeur pour personne. Il écorçait une flûte de saule, il lançait un caillou dans la direction d’un petit fauve, il se penchait en avant et obligeait un scarabée à faire demi-tour : tout cela ne devenait pas du destin et les deux passaient au-dessus de lui comme sur la nature. Enfin venait l’après-midi, avec toutes ses inventions ; on était un boucanier sur l’île Tortuga et on n’avait aucune obligation à l’être ; on assiégeait Campêche, on prenait d’assaut Vera-Cruz ; on pouvait être l’armée entière, ou un chef à cheval, ou un bateau sur la mer : selon l’humeur qui vous animait. Mais si l’envie de vous agenouiller vous prenait, on était aussitôt Deodat de Gozon, et l’on avait abattu le dragon, et l’on apprenait que cet héroïsme était de l’orgueil, sans obéissance. Car on n’épargnait rien de ce qui faisait partie du jeu. Mais quel que fût le nombre des imaginations qui surgissaient, on avait cependant toujours encore le temps de n’être qu’un oiseau, il était incertain lequel. Seulement qu’après il y avait le retour.
Mon Dieu, de quoi fallait-il alors se dépouiller, et combien de choses oublier ? Car il fallait oublier pour de vrai, c’était nécessaire ; sinon, on se serait trahi lorsqu’ils insistaient. On avait beau hésiter et se retourner, le pignon de la maison enfin apparaissait quand même. La première fenêtre, là-haut, vous tenait sous son regard, quelqu’un peut-être y était. Les chiens dans lesquels l’attente s’était accrue toute la journée durant, traversaient les buissons et vous ramenaient à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous. Et la maison faisait le reste. Il suffisait d’entrer à présent dans son odeur pleine, et déjà presque tout était décidé. Des détails pouvaient encore être modifiés ; en gros on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici ; celui à qui ils avaient depuis longtemps composé une existence, faite de son petit passé et de leurs propres désirs ; cet être de communauté qui jour et nuit était placé sous la suggestion de leur amour, entre leur espoir et leur soupçon, devant leur blâme ou leur approbation.
À un tel être il ne sert de rien de monter les escaliers avec d’infinies précautions. Tous seront au salon, et il suffit que la porte s’ouvre pour qu’ils regardent tous dans sa direction. Il reste dans l’obscurité, il veut attendre leurs questions. Mais alors vient le pire. Ils lui prennent les mains, ils le tirent vers la table, et tous, autant qu’ils sont, s’avancent curieusement devant la lampe. Ils ont beau jeu, ils se tiennent à contre-jour, et sur lui seul tombe, avec la lumière, toute la honte d’avoir un visage.
Restera-t-il et mentira-t-il cette vie d’à peu près qu’ils lui attribuent, et parviendra-t-il à leur ressembler de tout son visage ? Se partagera-t-il entre la véracité délicate de sa volonté et la tromperie grossière qui la corrompt pour lui-même ? Renoncera-t-il à devenir ce qui pourrait nuire à ceux de sa famille qui n’ont plus qu’un cœur faible ?
Non, il partira. Par exemple lorsqu’ils sont tous occupés à lui préparer sa table d’anniversaire, avec ces cadeaux mal devinés qui doivent encore une fois tout compenser. Partir pour toujours. Beaucoup plus tard seulement il se rappelle avec quelle fermeté il avait alors décidé de ne jamais aimer, pour ne placer personne dans cette situation atroce d’être aimé. Des années plus tard il s’en souvient et comme les autres projets, celui-là aussi a été irréalisable. Car il a aimé et encore aimé dans sa solitude ; chaque fois en gaspillant toute sa nature, et dans une crainte terrible pour la liberté de l’autre. Il a lentement appris à faire passer les rayons de son sentiment à travers l’objet aimé, au lieu de l’en consumer. Et il était gâté par l’enchantement de reconnaître à travers la forme de plus en plus transparente de l’aimée, les profondeurs qui s’ouvraient devant sa volonté de possession infinie.
Combien pouvait alors le faire pleurer, des nuits durant, le désir d’être lui-même traversé par de tels rayons ! Mais une femme aimée qui cède, n’est de longtemps pas encore une femme qui aime. Oh, nuits sans consolations, qui lui rendaient ses dons en morceaux lourds d’éphémère. Comme il pensait alors aux troubadours qui ne craignaient rien tant que d’être exaucés ! Il donnait tout l’argent acquis et multiplié pour ne plus recommencer cette expérience. Il les blessait en les payant grossièrement, par crainte de plus en plus grande qu’elles ne pussent essayer de répondre à son amour. Car il avait perdu l’espoir de connaître l’aimante qui le traverserait.
Même aux temps où la pauvreté l’effrayait tous les jours par de nouvelles duretés, où sa tête était l’objet préféré de la misère, et tout usée par elle, où partout sur son corps s’ouvraient des ulcères comme des yeux de secours contre la noirceur de ses tribulations, et où il frémissait d’horreur devant les immondices sur lesquelles on l’avait abandonné parce qu’il était pareil à ces ordures : même alors encore, lorsqu’il réfléchissait, sa plus grande terreur était qu’on lui eût répondu. Qu’étaient toutes ces obscurités, auprès de l’épaisse tristesse de ces étreintes dans lesquelles tout se perdait. Ne se réveillait-on pas avec le sentiment d’être sans avenir ? N’allait-on pas, par-ci et par-là, dépourvu de signification, sans avoir droit à aucun danger ? N’avait-on pas dû promettre cent fois de ne pas mourir ? Peut-être l’entêtement de ce mauvais souvenir qui de retour en retour voulait se conserver une place, faisait-il durer sa vie parmi les ordures. Enfin on retrouvait de nouveau ce sentiment de liberté. Et alors seulement, durant les années que l’on resta pâtre, ce passé nombreux s’apaisa.
Qui décrira ce qui lui arriva alors, quel poète a le don de persuasion capable d’accorder la longueur de ses jours d’alors avec la brièveté de la vie ? Quel art est assez vaste pour savoir évoquer en même temps cette forme mince sous son manteau, et toute l’abondance d’espace de ces nuits immenses ?
C’était le temps où il commença à se sentir une chose dans l’univers, et anonyme comme un convalescent qui hésite. Il n’aimait pas, sauf cependant qu’il aimait à être. L’affection basse de ses brebis ne lui pesait pas. Comme une lumière tombe à travers les nuages elle se répandait autour de lui et brillait doucement sur les prés. Sur la trace innocente de leur faim il marchait silencieux à travers les pâturages du monde. Des étrangers le virent sur l’Acropole, et peut-être fut-il longtemps un des pâtres dans les Baux, et vit-il le temps pétrifié survivre à la haute race qui eut beau acquérir tant de sept et de trois sans triompher des seize rayons de son étoile. Ou dois-je l’imaginer à Orange, appuyé à l’arc de triomphe rustique ? Dois-je le voir dans l’ombre familière aux âmes d’Allycamps, tandis que son regard, entre les tombeaux qui sont ouverts comme les tombeaux de ressuscités, poursuit une libellule ?
N’importe, je vois au delà de lui, je vois son existence qui aborda alors le long amour vers Dieu, le long travail silencieux et sans but, car lui qui avait voulu se contenir pour toujours fut encore une fois dominé par la nécessité intime de son cœur qui ne pouvait pas autrement. Et cette fois il espéra être exaucé. Sa nature à laquelle la longue solitude avait prêté une divination imperturbable, lui promit que celui-là auquel il pensait à présent, saurait aimer d’un amour qui rayonne et qui transperce. Mais tandis qu’il désirait d’être ainsi aimé, avec une telle maîtrise, son sentiment habitué aux longues distances comprenait l’extrême éloignement de Dieu. Vinrent des nuits où il crut s’élancer vers Dieu, à travers l’espace ; des heures pleines de découvertes, durant lesquelles il se sentait assez fort pour replonger vers la terre, et l’enlever, l’emporter sur les hautes marées de son cœur. Il était pareil à un homme qui entend une langue merveilleuse, et fiévreusement se propose d’écrire dans cette langue. La frayeur l’attendait encore d’apprendre combien difficile elle était. Il ne voulut d’abord pas croire qu’une vie entière pût se passer à former les phrases des premiers exercices qui n’ont pas de sens. Il se jeta dans l’apprentissage comme un coureur dans la course. Mais l’épaisseur de ce qu’il fallait surmonter, le ralentissait. On ne pouvait rien imaginer de plus humiliant que ce début. Il avait trouvé la pierre de la sagesse et voici qu’on le contraignait à changer sans cesse l’or rapidement produit de son bonheur, en le plomb grossier de la patience. Lui qui s’était adapté à l’espace, forait comme un ver des couloirs tortueux sans issue ni direction. À présent qu’il apprenait à aimer avec tant de peine et de chagrin, il lui apparaissait combien négligent et misérable avait été jusqu’à présent tout l’amour qu’il croyait accomplir. Et il comprenait qu’aucun de ses sentiments n’avait pu se développer parce qu’il n’avait pas commencé à y consacrer le travail nécessaire pour le réaliser.
En ces années les grands changements s’opérèrent en lui. Le dur travail de se rapprocher de Dieu lui fit presque oublier Dieu lui-même, et tout ce qu’il espérait peut-être à la longue obtenir de lui, était « sa patience de supporter une âme ». Il s’était depuis longtemps détaché des hasards du destin, auxquels tiennent les hommes, mais à présent même les plaisirs et la douleur nécessaires perdaient leur arrière-goût épicé et devenaient pour lui purs et nourrissants. Des racines de son être jaillissait la plante forte et vivace d’une joie féconde. Il s’épuisait à s’assimiler ce qui faisait sa vie intérieure, il ne voulait rien omettre, car il ne doutait pas que son amour fût et s’accrût en tout. Oui, sa tranquillité d’âme allait si loin qu’il décida de rattraper le plus important de ce qu’il n’avait su accomplir autrefois, de ce qu’il avait laissé passer dans l’attente. Il pensait surtout à l’enfance, plus il réfléchissait avec calme, plus elle lui paraissait inachevée. Tous ses souvenirs avaient le vague des pressentiments, et qu’ils fussent passés les faisait presque ressortir à l’avenir. Et c’est pour assumer encore, et cette fois vraiment, tout ce passé, que, devenu étranger, il retourna chez lui. Nous ne savons pas s’il resta ; nous savons seulement qu’il revint.
Ceux qui ont raconté cette histoire, essayent, parvenus à ce point, de nous rappeler la maison telle qu’elle était ; car là il ne s’est écoulé que peu de temps, un peu de temps compté, tout le monde dans la maison peut dire combien. Les chiens ont vieilli, mais vivent encore. On rapporte que l’un d’eux poussa un hurlement. Tout le labeur quotidien s’interrompt. Des visages apparaissent aux fenêtres, des visages vieillis et mûris, d’une ressemblance touchante. Et l’un des visages, l’un des plus vieux, tout à coup pâle, reconnaît. Il reconnaît ? Vraiment ne fait-il que reconnaître ? – Il pardonne. Pardonne quoi ? – Mais non : l’amour. Mon Dieu ; l’amour.
Lui que l’on a reconnu il n’y pensait même plus, tout occupé qu’il était : il ne pensait même plus que l’amour pût encore être. Il est explicable que de tout ce qui arriva alors on ne nous ait transmis que ceci : son geste, le geste inouï que l’on n’avait jamais vu auparavant ; le geste de supplication avec lequel il se jeta à leurs pieds, les conjurant de ne pas l’aimer. Effrayés et chancelants, ils le relevèrent. Ils interprétèrent son élan à leur manière en lui pardonnant. Il a dû se sentir singulièrement rassuré que tous, malgré l’évidence désespérée de son attitude, se soient mépris. Il put probablement rester. Car de jour en jour il reconnut davantage que l’amour dont ils étaient si vaniteux et auquel ils s’encourageaient en secret les uns les autres, ne lé concernait pas. Il avait presque envie de sourire lorsqu’ils s’efforçaient, et il devenait clair combien peu ils pouvaient penser à lui.
Que savaient-ils de lui ? C’était maintenant terriblement difficile d’aimer, et il sentait qu’un seul en serait capable. Mais celui-là ne voulait pas encore.
Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke
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Je connaissais ce beau texte pour en avoir traduit un morceau en cours d’allemand, en Khâgne. J’étais assez mauvaise, alors j’étais allée le lire entier en français car ma pauvre version était bien frustrante. Ce qui est en jeu est ce que disait Aldor: aimer son amour sans voir vraiment l’autre. Le risque d’aimer au point d’anéantir ce qu’on aime. Et la souffrance d’être aimé. L’obligation qui en découle de ne pas être soi. C’est absolument passionnant, je crois que je pourrais commenter en 3 axes, pendant des pages, tellement j’aime ce texte. Merci Joséphine pour cette re-lecture offerte. Mais cela jette la suspicion sur mon regard posé, qui idéalise, du coup, notre amour que je croyais dés idéalisé. Snif!
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Mais non ! On a des expériences de l’amour différentes, il n’y a pas qu’une vérité (heureusement ce serait triste).
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Mais quand même, je suis perplexe! Et j’aime être perplexe, tout remettre à zéro et changer de lunettes!
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Joséphine, en y pensant, je crois que ce texte de Rilke a été fondateur, ancré quelque part en moi-même depuis cette première lecture alors que j’étais toute neuve à l’amour ( et à cette époque là j’aimais d’abord l’amour), et qu’il m’a donné le désir profond d’avoir les yeux ouverts sur l’étrangeté de l’autre, de l’aimer sans le nier, et d’être aimée de même. AU fond, c’est peut-être ce que ce texte essaye de dire. Et toi tu cites là source, comme ça, sans savoir, et tu me la fais reconnaître! 🙂
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Je ne sais pas ce repondra Joséphine. Mais quant à moi, je me méfie de l’amour de l’amour. C’est celle que j’aime que j’aime. Elle et non pas « mon amour » même s’il m’arrive de l’appeler ainsi. Aimer son amour, c’est un peu s’aimer soi même. Et moi,c’est une tout autre que j’aime… Et c’est tellement plus compliqué que d’aimer. Son propre rêve…
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Joséphine a répondu autre chose mais est tout à fait d’accord avec vous 😉 Et c’est si beau : « Aimer son amour, c’est s’aimer soi-même. Et moi, c’est une tout autre que j’aime… » Quelque chose de Racine là-dedans, dirais-je si je décidais d’être pédante un jeudi à 14h30 (et pourquoi pas ?)
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Oh oui, nuance nécessaire! 🙂
Aimer son propre rêve…Effectivement c’est si simple et tentant que c’en est suspect.
En disant que j’aime aimer, je crois que je voulais dire que j’aime « montrer mon amour, donner mon amour » à celui que j’aime. Et peut-être, non, et sans doute avez-vous raison, c’est narcissique!
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Que d’aimer son propre rêve.
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Je suis émue par ton texte, par ce pas hésitant sur le mode de la prétérition et du respect. Sur la question de l’amour… Les discours qui cherchent à le cerner ne m’éclairent que peu. C’est une chose à vivre plutôt qu’à penser, et l’alternative est de ne pas aimer.
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Si on enlève les discours sur l’amour, la littérature va se trouver bien pauvre 😉
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Il m’arrive souvent de regretter de ne pas être fichue de parler d’autre chose. 😉
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Mais c’est à vous entendre parler d’amour (toi dans tes beaux poèmes et Joséphine à travers l’Italie sur un plateau), et à force de constater que pouvais évoquer mes enfants, mes amis, mlon père, mon grand-père, mais que je n’arrivais pas à parler de mon mari que j’ai tenté ces mots. Le pas est hésitant, comme tu le dis…Je n’ai jamais eu tant de mal, je crois!
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Mais comme le dit Joséphine, c’est notamment cette hésitation – que tu soulignes dans le texte – qui touche. Je trouve ton texte très beau.
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Merci Quyên, vraiment.<3
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(Et je crois reconnaître l’amour dont tu parles)
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Amour bâti de patience et de jour à après jour, dont la fièvre est tranquille…
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Par quoi je plaide coupable.
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La cour te condamne à mille et un sonnets d’amour, sans quoi on te cassera la plume 😀
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😀
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Vivre au lieu de dire…Oui je te suis, mais que faisons-nous là, alors?:D ARRG, la schizophrénie me guette!
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Je me rends compte que le ton de cette dernière phrase est un peu péremptoire. Ce n’est pas ainsi que je l’entendais…
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J’avais bien compris, c’est toi qui parles, ce ne pouvait donc pas l’être!;)
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Clem, je suis touchée par cette pudeur envers ton amour et la délicatesse de tes mots. Cela respire l’authenticité. Bravo
P. S: en espérant que mon commentaire fonctionne 😉
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Merci mon Amie❤
Tu sais cela de tout près, Toi.
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