« Ecris-toi en train d’écrire »… Et la troisième personne est une lâcheté.
Les bruits de la maison répondent au cliquetis des touches du clavier. Il y a une enfant qui fait ses expériences et en donne la musique, pour elle-même, et pour le plaisir d’habiter l’espace sonore de cet instant ouvert. Une autre enfant s’adonne à une palette d’aquarelle et son pinceau s’agite dans un petit verre d’eau. Elle, concentrée sur la page qui l’appelle, entend les vaguelettes dans le verre en plastique. Tout est propice. Elle peut écrire, mais l’oreille traine, viscéralement. Sa vigilance de mère l’empêche de s’absorber tout à fait à sa pensée. Tant mieux. Les bruits d’enfance qui peuplent la grande maison sont sa corde de rappel, le rideau qui tombe. La pensée pure, déréalisée, désincarnée, ou qui prend corps seulement dans les doigts la ravit à sa réalité. C’est un vertige éprouvé au dessus d’un abîme. Les bruits alentours disparaitraient, s’ils ne parlaient pas à son ventre. Des rires éclatent, et cliquètent ses doigts tranquilles sur le clavier. Des pleurs. Il faut s’interrompre et consoler, se gorger de peau douce de joues vraies, goûter les larmes. Elle a chassé de quelques mouvements de bras les fumées persistantes de son esprit en point d’interrogation ininterrompu.
Être mère est une affaire de chair.
Elle voudrait écrire la chair, sa toute-puissance rassurante, son poids impérieux. Le sens qu’elle donne à tous les chemins pris. Elle voudrait que ses mots lui rendent le réel, plus dense, plus vrai, plus charnel. Elle cherche des images chargées de matière qui la livreront au monde, malgré les chimères dont elle est prisonnière. Elle pense à Eluard, dont les mots sont des corps.
Ses doigts hésitent, et s’agitent, irrémédiablement. Elle s’est penchée encore sur ses gouffres intimes. On entend des regrets dans les voix enfantines. Elles sont à nouveau seules, dépossédées de leur mère par des mots qu’elles finiront, peut-être, par haïr. Ce sont des voix bien sages pour l’instant. Elles se réparent elles-mêmes et se résignent à leur solitude. Elles se suffisent autant qu’elles peuvent pour ne pas déranger les pensées qui tentent de se déployer sur l’écran blanc.
Elle, à demi-absorbée toujours, s’écartèle. Vertige et culpabilité. Mais elle ne peut lutter et tourbillonnent ses profondeurs vaporeuses.
Les enfants jouent, vivent, sans elle. Et le temps passe.
La mère n’a rien vécu. Elle a beau raisonner, rêver, chercher, elle n’a plus rien à dire. Ses yeux sont clos.
C’est un triste gâchis, sourd, sec et amer.