Evitons une guerre des encres…

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Pour répondre à la consigne des Objets Objectifs, j’avais tendu le micro à un petit livre « un peu polisson » (disait M. Paresseux) et franchement sûr de lui. Que n’avais-je pas fait? Depuis les autres livres crient au scandale, réclament la parole à leur tour. Ils ont même baptisé le premier de « Petit Chouchou ». Je crains que la discorde ne se soit installée au milieu de cette multitude autrefois pacifique. Voilà les bribes de ce que je peux saisir ces jours-ci, lorsque j’approche des grandes étagères. J’espère, en retranscrivant un peu des propos entendus, apaiser les colères et éviter une guerre des encres qui serait fatale au grand canapé blanc!

L’Incontournable Ennuyeux

 » Voilà, voilà, on l’a bien entendu le Petit Chouchou! Il caracole tant que c’est à peine permis.  Mais je compte moi aussi et même je m’impose. Je croise tes yeux fuyants. Ne fais pas l’innocente, je te vois : tu me regardes à la dérobée et tu te dis qu’il faudra bien que tu m’ouvres et je vais t’assommer et ce sera délicieux ! Tu ne peux rien contre moi, j’ai ma renommée qui me protège et tous les regards inspirés, les petites exclamations qui se pâment à l’évocation de mon titre. Et toi, tu me laisses posé sur la table du salon pour que je te rappelle à l’ordre à chaque fois que tu t’empares lâchement du petit livre tendre d’à côté. Je suis ta conscience qui pèse comme une enclume de mes milliers de petits caractères serrés comme des vieilles filles. Non, non, tu ne vas pas respirer une seule seconde. Je suis sérieux à en désespérer n’importe qui et si soporifique que tu t’endors vite, à quelques lignes ou quelques pages, au mieux. Le marque-page est glissé dans un soupir de lassitude un peu coupable entre deux feuilles de mon début. Ne fais pas l’innocente, je sais bien que c’est sans amour ni regret que tu me poses ! Allez, allez, avoue ! Tu n’avoues pas ? Soit, je recracherai le marque-page, tant pis pour toi ! De toutes façons il faudra que tu me reprennes à la première page puisque tu auras tout oublié, ingrate !

Tu reçois de la visite et je te sers de faire-valoir, trônant toujours sur la petite table basse. Je sens des mains qui me saluent, l’air curieux ou se confondant en silences entendus. Elles sont hypocrites comme tout mais cela ne fait rien. Elles prolongent sans le savoir mon temps d’exposition. Parfois, certaines voix inconnues murmurent mon nom pour te laisser imaginer qu’elles me connaissent intiment. Tu n’oses avouer que tu ne passes pas mes dix premières pages. Je me frotte les feuillets à penser que tu vas tenter plusieurs fois encore, que tu vas te déterminer, te préparer, espérer. Rien n’y fera, sois tranquille, je suis prévisible comme les sept jours de la semaine!

Je suis l’incontournable vénéré par des gens de qualité dont tu ignores, naïve, qu’ils n’ont pas pu me lire non plus. Il y en toujours quelques uns comme moi, dans d’autres bibliothèques que la tienne. Je suis…(Il va sans dire que j’attends des aveux, ah ah ah -petit rire qui se frotte les mains!)« 

 

La complainte de l’Oublié

« Mais qu’ils sont bavards, ces deux veinards. Taisez-vous donc, pensez un peu à mes pairs et moi-même qui n’avons pas l’honneur d’être lus – jamais – ni seulement l’occasion de nous dégourdir les pages. Cela fait des années que je suis coincé entre un précis d’ancien français et un méchant ouvrage de… euh… de mécanique, je crois. Croyez bien que je m’ennuie en si mauvaise compagnie ! D’ailleurs mes deux voisins n’ont pas été tirés de l’étagère depuis fort longtemps eux non plus, et de ce fait, j’étouffe lentement, je meurs à n’en plus finir !

Les yeux que je croise souvent brillent des lueurs de l’enfance. Je suis à leur portée et ce sont les seuls qui me regardent avec un peu d’admiration. Je suis à Maman, je suis sérieux, il ne faut pas me toucher – bon sang, que cette règle idiote m’exaspère ! Je veux bien être déchiré tout à fait, et couvert de feutre s’il le faut : voyez à quoi je consens pour exister un peu.

Toi, je te devine qui t’approche presque chaque jour de la bibliothèque… Ton regard est bien au dessus de moi et tes jambes m’ignorent superbement. Rares sont les fois où je vois ton visage puisqu’à mon rayon sont rangés des livres qui ne te sont plus utiles, ou même qui ne t’ont jamais intéressée. Je crois faire partie de la deuxième catégorie, la moins flatteuse des deux. Je suis un gros roman assez mal écrit, d’après ce que tu dis de moi. Ton dédain est cruel. Les seuls mouvements de ma vie se résument à la compression ressentie lorsque tu ajoutes un livre à l’étage des oubliés ou au semblant d’aisance qui m’est rendu quand tu extrais enfin l’un ou l’autre des tristes dédaignés… pour le donner à qui voudra bien le lire ! »

 

Les Belles Discrètes

Elles ne disent rien. Elles sont assez heureuses. Toutes les mains de la maison les saisissent tour à tour, avec légèreté et un joli plaisir. Elles ne font pas les malignes, ce ne sont pas de grandes intellectuelles – quoique certaines soient très belles et valent bien des poèmes –  mais enfin, elles vivent : ce sont les Dames Dessinées.

 

21 commentaires sur “Evitons une guerre des encres…

  1. Très chouette, ce texte, bravo ! Pauvre Oublié ! Il donnerait presque envie de le lire. Dans ma bibliothèque, il y a aussi la collection des Livres-Passionnants-Qui-Ne-Trouvent-Jamais-De-Moment-A-Leur-Hauteur. Et quelques Bien-Aimés-Sans-Cesse-Repris-A-Petites-Doses, flacons de silencieux foudroiements.

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    1. « Livres-Passionnants-Qui-Ne-Trouvent-Jamais-De-Moment-A-Leur-Hauteur. » : Il y en a pas mal aussi, chez moi, mais ils ne se plaignent pas trop, ils savent que leur heure viendra!
      Les « Bien-Aimés-Sans-Cesse-Repris-A-Petites-Doses, flacons de silencieux foudroiements. » : exactement. Ils sont d’ailleurs le corps fondamental d’une bibliothèque, non?

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  2. Si tous les livres du monde voulaient se donner la parole…. tous les lecteurs du monde feraient moins les fiers !
    on pourrait même en faire un recueil ! chiche ?
    J’adore les tiens (enfin, leur témoignage, leur orgueil et leurs jalousies). Du coup, les miens m’ont demandé de rappeler leur prise de parole d’avant l’époque où nos blogues communiquaient.

    Pages à la plage

    Un livre qui vous veut du bien

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        1. Exactement! C’est une réflexion en acte sur la travail du romancier, mais aussi, et surtout, c’est un jeu perpétuel entre l’auteur, les personnages et le lecteur. Sans doute le sais-tu déjà mais Scarron était le mari de Madame de Maintenon. Il était très vieux, beaucoup plus qu’elle, extrêmement vilain (vraisemblablement déformé par une maladie dont on ignorait tout à l’époque), mais sa femme le tenait en très grande estime et très grande affection. C’est lui, par le salon qu’il ouvre et qu’elle anime, qui lui permet de se tisser un réseau d’amitiés littéraires et artistiques. Elle devient très cultivée. Il meurt alors qu’elle n’a que 25ans. (C’est hors sujet mais cette histoire me plait!)

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  3. Extra 🙂
    Entre Petit Chouchou, Oublié ou Ennuyeux, je ne sais plus où donner de la tête …

    J’aime beaucoup l’atmosphère « irrespirable » d’Ennuyeux 😉

    Mon passage préféré : « Je suis ta conscience qui pèse comme une enclume de mes milliers de petits caractères serrés comme des vieilles filles »

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  4. Excellent ! 🙂 Les livres racontent donc plus que des histoires, ils nous livrent leur états d’âme. Les voilà si proches de nous, de nos contrariétés, de nos déceptions, de nos plaisirs.Terriblement humains ! 🙂
    Pour ma part j’ai appris à me séparer des livres que je ne lirais pas, des livres qui m’ennuient, des livres que je ne comprends pas, des livres qui peut-être plairont à d’autres lecteurs. Les boites à livres sont super pour ça !

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