Le jour d’été prend ses aises et s’étale, privant la nuit d’enténébrer le monde à l’heure dite. C’est un sursis dont s’est emparée la petite foule. Ambiance de quatorze juillet tandis que sur la place blanche, longue et bordée de buis très sages et d’arbustes volontaires qui veillent au bon ordre de la ville et de l’écoulement du Rhône – écartement des vieux immeubles invitant à la halte avant l’étroitesse rectiligne des rues du quartier des tissus – les souffles vont plus doux sous le grand éventail vert qui seul sent le soir venir et domine le calcaire. A la faveur de l’attente collective de ce qui portera bientôt chaque corps vers les autres – rien à voir avec l’impatience glaciale encloisonnée à l’intérieur de soi aux heures du quotidien pressé, tout s’alanguit et se métamorphose en cet instant éclairé de grand soir– les regards ne ricochent pas sur les visages nouveaux, ils s’attardent et prennent aussi le temps de sourire… Comprenez : on va danser.
Du haut d’une estrade de pierre, un homme à la peau brune et à l’accent joyeusement trainant montre les pas à tous. Les premiers petits pas pour imprimer aux lignes humaines qui se forment un même balancement. Un deux trois, cinq six sept. Chaque corps, chaque esprit, les robes rouges et les jeans éraflés, les têtes blanches et les chevelures noires s’absorbent à laisser pénétrer la musique sous la peau, et les pas dans les jambes. La place se déhanche et l’harmonie du mouvement accompli sur un même tempo saisit tous les danseurs. Les âmes, portées par cet élan unanime, s’élèvent bien au-dessus des immeubles, s’absentant, s’imprégnant jusqu’au bout des membres. Le jour s’attarde encore, prié par la musique fabriquée de soleil et de joie. Les lignes nettes se défont, on se mélange, des couples éphémères se forment pour un plaisir honnête.
Claire disait non. Elle ne voulait pas venir autant qu’elle en avait envie. Rien n’est assez beau depuis qu’elle a grandi. Elle craint les mains et la laideur des hommes. Mais elle est là quand même et on l’invite pour une salsa qu’elle n’a jamais dansée. Elle n’a plus le temps de se défiler : la musique ne laisse aucune chance à la fuite, aucune occasion de résister. Ni son cavalier au polo bleu marine. Elle ne sait rien faire de ses pieds mais elle a cessé de dire non, d’un coup. C’est reposant de baisser la garde. Elle accepte la pulsation cubaine qui devient sa maitresse, et la direction du danseur. Elle accomplit tout ce qu’il faut, sans savoir comment. Selon les légères pressions qu’elle sent au contact de cet homme, elle laisse naitre les mouvements qui le doivent, elle déplace l’air, abandonnée, confiante. S’impose à elle d’apprivoiser l’autre, avec le corps, intimement et anonymement à la fois. Elle écoute son cavalier, elle entend ses mains, la torsion ténue de ses épaules, la houle de son bassin. Plus rien ne pense en elle que ses sens. Cabrée l’instant d’avant dans sa posture de négation fondamentale, voilà qu’elle dit oui. Magie. Un sourire, débordant de son cœur, monte, monte, et emplit d’abord ses yeux, ses joues, ses hanches, puis la place entière qui brille de sa joie irrépressible. Claire est plus lumineuse que jamais. L’homme au polo bleu sent leur accord silencieux et la fait danser encore, puis la salue, poliment. Leur intimité s’évanouit.
Elle recommence avec un autre salsero qui porte une chemise blanche et qui est bien plus vieux. Nouvel accord, nouvelle et singulière façon d’entendre la musique, de bouger. Elle se fait plume et se coule dans cet autre univers qui durera quelques minutes. Elle s’absente à elle-même et se retrouve ailleurs, dans l’entente tacite entre son corps et la musique, entre elle et l’homme dont elle sait beaucoup, et si peu, pourtant. Entre résistance et acceptation, sensualité et distance, spiritualité et matérialité, il n’y a plus d’opposition. La danse résout toutes les contradictions, invite à l’amour de soi et du monde. Il n’y a plus rien qui fracture la danseuse, elle se sent rassemblée, et délicieusement dispersée dans la fluidité de l’air. Rien n’existe plus que son plaisir instantané, son ascension intérieure.
En rentrant chez elle, légère comme jamais, Claire embrasse le monde entier de sa plénitude nouvelle. Elle dit oui à demain, s’il lui offre de danser encore.
Il y a dans la danse quelque chose de magique . Une sublimation. Un instant de partge intime, unique, qui génère beaucoup de joie.
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Exactement. c’est une voie d’accès à quelque chose d’élevé, d’entier. Je voulais essayer d’en parler.
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« Je voulais essayer d’en parler » : vous avez réussi ! 🙂
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Vous êtes adorable.
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C’est mon avis en tout cas !
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Quelque chose nous réconcilie avec nous-mêmes, aussi, quelque chose qui répare tout.
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Qui nous rend plus légers. Comme purifiés ?
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oui, peut-être purifiés. Débarrassés.
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Heureuse Claire ! Il en est d’autres qui, à cette occasion, se sentent pousser des jambes de plomb…
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Oui, mon mari est de ceux-là. Je ne me l’explique pas…
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Dans mon cas, Clémentine, je me demande s’il n’y a pas un peu d’orgueil mal placé, de leur du ridicule (j’ai dit qu’il était mal placé)
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Oui je crois que pour mon mari aussi, mais il ne l’avoue pas. C’est un pas à franchir (je l’ai franchi à l’adolescence) qui donne accès à un tel bonheur que cela vaut le coup 😉 Plusieurs hommes que je connais se sont inscrits à un cours de danse débutant (rock ou salsa ou autre) pour faire plaisir à leur femme, et finalement, il en sont les premiers ravis, n’ayant plus honte de leur maladresse au milieu des autres débutants.
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Ah ? Merci, Clémentine. Mais je mentirais probablement en prétendant que je vais y réfléchir…
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Un jour peut-être, ou peut-être pas… A chacun sa voie vers la plénitude (je n’arrive pas à l’envisager sans la danse, mais cela n’a pas toujours été le cas!)
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Peur…
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