(suite de l’article Lune)
Margot jette la plume. Il est temps de vivre maintenant. Saisir la matière et boire le bouillon chaud du monde. Cesser les mots et les yeux en l’air. Il faut vivre, cesser de penser et vivre. C’est terminé, elle n’écrira plus et tous ses personnages sont plantés là au milieu de nulle part. Tant pis pour eux. Ils sont incapables de réalité de toute façon, dépourvus de bras qui consolent et de l’odeur âcre de la sueur. Ils sont plats et mous comme des feuilles de brouillon : elle les déteste, soudain.
A moi la vie, se dit Margot en quittant sa table de travail. Elle se tourne pour regarder la pièce dans laquelle elle vit recluse depuis… oh elle ne pourrait dire. A-t-elle seulement vécu ailleurs ? C’est sale, pense-t-elle, et pas uniquement dans les coins. Les cartons s’entassent et les meubles ploient sous les caisses remplies d’un bric-à-brac qui lui semble maintenant parfaitement étranger. Sa vie… est-ce vraiment cette pauvre pièce meublée sans élégance, encombrée, poussiéreuse ? Quelle misère ! Mais il est encore temps de réagir. Elle saura remettre de l’ordre, s’occuper des choses et laisser les mots. C’est le roman qu’elle était en train d’écrire qui, paradoxalement, lui a fait réaliser qu’écrire la séparait d’elle –même. La vieille dame a compris que, comme Nox, son personnage, elle ne savait rien d’autre que les mots qui naissent sous son crayon. Et rien d’autre ne lui a tenu compagnie. Personne ne l’a embrassée avec force, personne n’a plus eu, depuis sa mère, ce geste tendre de la paume sur sa joue, ce geste pour lequel l’humanité entière pourrait se mettre à genoux. Personne. Comme une longue épine, la solitude creuse un minuscule sillon dans ses entrailles douloureuses. Margot se tient le ventre. Depuis combien de temps n’a-t-elle plus aimé personne ?
La romancière poursuit son examen en traversant sa maison. Elle a l’impression de la voir pour la première fois. C’est un triste miroir. Des manuscrits et des livres reliés s’entassent dans les coins des pièces. De la vaisselle sale. Peu de lumière. Margot se voit à travers ce désordre comme une dame fanée qui s’est laissé empoussiérer par les années. Rien à voir avec la vigueur fictive de ses héros, leur désir de vivre et leur capacité d’action. Et leurs amours ! Elle a créé des fantômes en épuisant sa propre énergie vitale, elle n’est qu’un beau gâchis qui traine maintenant ses cheveux gris et son visage plissé vers une issue privée de sens.
Margot voudrait conjurer le temps perdu et la solitude. Elle rejoint le centre ville et ses terrasses pleines de gens vivants, se baigne dans les bruits humains, se laisse heurter, bousculer par les passants, sent la chaleur de la chair. Une heure de marche dans les rues claires, elle met ses sandales dans les flaques et du regard, elle désire maintenant que ces étrangers qu’elle croise lui livrent leur secret. Ils ont tellement l’air de tenir le monde dans leurs mains, ces quatre jeunes gens qui rient sur leurs vélos.
Dans la cour du Musée des Beaux-arts, la vieille femme se laisse surprendre par le cèdre gigantesque dont elle avait oublié les dimensions miraculeuses. Deux siècles d’humanité ont passé sur ses racines et sous ses branches. C’est lui qu’il faut prier de raconter le mystère d’une vie saisie dans sa plénitude. Margot s’assoit à son pied. Elle essaye de ne pas penser et de percevoir les vibrations salvatrices de l’arbre monter en elle. Être un corps, pour une fois !
En se relevant pour partir – elle veut acheter, avant la fermeture des boutiques, un dessert pour le soir dans la meilleure pâtisserie de la ville (non qu’elle y soit jamais allée mais les commentaires d’un passant ont réveillé sa gourmandise endormie) – elle aperçoit une très jeune femme couchée en chien de fusil sur un banc. Ses boucles brunes sont aussi négligées que ses cheveux gris à elle. Son cœur se serre à la constatation de ce lien silencieux entre celle qui semble presque une enfant et qui a devant elle une longue jeunesse pour renouer avec la vie, pour combler ses failles, et elle, vieille femme ayant usé ses belles années à poursuivre des chimères. Elles ont les cheveux épars en partage. Leurs solitudes sont-elles faites de la même matière? Margot glisse déjà vers les conjectures romanesques : ce serait un beau personnage, cette demoiselle recroquevillée sur son mystère, couvée par le grand cèdre. Alors, pour chasser le roman qui nait inexorablement en elle, l’auteure sort de la cour pour rejoindre les rues que le soir d’été anime d’un surcroît de douceur.
(à suivre)
il y a à lire, et à dire, dans ce récit ! mais d’abord, je m’en imprègne et je m’y roule en boule, pile entre la vie et les mots 🙂
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🤗
» pile entre la vie et les mots » :Zone intermédiaire où peut s’épanouir la paresse sereine 😀
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