Son sommeil est épais. Sans grâce et sans rêve. Un trou consécutif à l’épuisement. On ne poserait plus de regards amoureux sur ses courbes ayant bataillé avec les draps et qui se reposeraient à présent, toujours belles, invitant l’œil -ou les mains- à la caresse. Son corps est une masse informe, abandonnée à la fatigue. Ses hanches sont trop larges, sa peau éteinte. Sa chair s’écrase, molle, sur le matelas.
Ce qui est terrible, c’est que dans son sommeil sans conscience, la seule part d’elle-même qui survit à la nuit est convaincue de sa laideur.
Le jour, il n’y a pas le temps de réfléchir à soi. Elle se sent de plus en plus laide mais ce n’est jamais le moment de s’en préoccuper. Au milieu des repas à préparer, du ménage, du travail, des courses à ne pas oublier, des tas de linge à laver qui semblent ne jamais finir, des bains, des histoires à raconter, des chamailleries à réconcilier, des bobos à soigner, des chagrins à consoler, des cœurs à comprendre, des crises de nerfs à accompagner vers le calme, des parties de Domino – qui ne sont pas les mêmes que celles de Oudordodo, bien différentes encore des Dobble endiablés, autres enfin que les listes infernales du Boggle- des dessins à admirer et des résidus de frénétiques découpages à ramasser, et sans compter les dîners avec les amis et les soirées qu’elle maintient parce qu’avoir des enfants ne doit pas l’empêcher de vivre ni d’avoir de l’attention pour les gens qu’elle aime – d’ailleurs c’est peut-être un problème, elle aime beaucoup et beaucoup de monde, elle ne veut négliger personne, imaginez – bref, au milieu de tout cela, elle n’a pas le temps de se regarder le nombril. Seule la nuit lui tend, par la main traitresse du sommeil, le miroir de la vérité.
Elle dort, étalée, reprenant dans le silence la stricte quantité d’énergie nécessaire pour survivre à la prochaine journée. La bouche entre ouverte. Aucun homme ne la regarderait. D’ailleurs son mari a beau l’aimer, il dort, lui-aussi. Cela fait bien longtemps qu’il ne l’a pas vue dormir. Heureusement, peut-être.
Ce n’est pas encore le petit jour. Satanée saison où la nuit s’invite dans les journées ! A l’autre bout du couloir, les gonds d’une porte grincent. De très légers frottements sur le parquet. Fin du sommeil de plomb. La mère ne peut encore faire le moindre mouvement, mais son esprit, animé par ce qui remue dans son ventre, est revenu de l’inconscience. État amorphe et pourtant déjà tendu de vigilance.
De quels pas ces frottements sont-ils le fruit ? Ils sont si légers que ce ne peut pas être l’ainée, mais la cadette. Va-t-elle aller à la cuisine ? Il y a des couteaux dans les tiroirs. Peut-elle les atteindre, les tiroirs ? En aura-t-elle l’idée ? Et si elle se cognait à l’angle de la grande table, trop troublée encore par le noir de ce matin d’hiver, ou part ses cheveux longs tombant devant son visage ? Elle pourrait glisser sur le carrelage, elle n’a pas ses chaussons… Ne va-t-elle pas avoir peur, toute seule dans la grande maison? Il n’y a pas de volets ici, pas d’éclairage public non plus. La nuit ne se gène pas pour entrer chez eux. La mère n’a pas encore fait trembler un seul cil – elle en est incapable – mais ses pensées tourbillonnent, tendres et inquiètes, prévoyantes. Bonjour à sa vie.
Les pas sur le parquet ne se dirigent pas vers la cuisine. Il ne lui a fallu que deux ou trois secondes pour le déterminer, et pour que naisse puis s’évanouisse cette première volée de questions. Les frottements sont presque des frôlements, des gestes tendres, des caresses. Leur chuchotement grandit dans la pénombre et chuinte la porte de la chambre timidement ouverte. Cette fois, la présence de sa toute petite fille de deux ans et demi dans la chambre transforme la nuit en aube. Il y a un soleil qui monte dans son cœur. Elle ne bouge toujours pas : curiosité gourmande de laisser l’enfant exister dans l’ignorance de son regard. Va-t-elle parler ? Réclamer son biberon ? L’appeler d’une voix déjà pleine du jour ? Ou seulement souffler « Maman ? » ?
Le visage de la petite ne s’offre qu’entre deux longues mèches noires, il y a une flamme sombre et douce dans ses yeux, elle tient son doudou dans une main. Elle s’approche du grand lit, encore plus lentement qu’elle n’a traversé le couloir. Son souffle est comme une plume qui ne tombe pas vraiment, qui se repose imperceptiblement dans l’air. Elle contemple sa mère. Sa mère feint de dormir, mais son cœur voit très clair. La fillette pose sa main sur la joue maternelle. Sa main a le grain et l’odeur de l’amour. Suspension.
Les pas ténus vont à rebours dans le couloir, pour ne pas l’éveiller, sans doute. Suprême délicatesse des enfants, toujours inattendue.
Évidemment, elle se lève. Elle a laissé à la nuit ses complexes et se livre à la journée qui commence.
j’ aime ce texte, description si vivante et imagée. Des mots tellement bien choisis. La vie d’ une femme, devenue mère …
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Merci cher Glomérule. Je n’ai pas eu à aller chercher ces mots-là. Je suis contente qu’ils te parlent.
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On sent qu’ils étaient là, tout près du cœur 🙂
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Oh oui. Doux et douloureux. Grandeurs et misères de la maternité. Je ne sais pourquoi j’ai été incapable d’écrire « je ».
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Je pense que j’aurais été tout autant incapable de l’écrire, ce « je ». La « misère » de la maternité ne se vit pas sans une certaine dose de culpabilité, à mon sens, et les changements qu’elle induit dans le rapport au corps et au couple sont des sujets « rouge fragile », comme qui dirait. Peut-être est-ce justement parce qu’on abdique une partie de ce « je » en devenant mère qu’on éprouve des difficultés ensuite à le dire… 🙂
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Je crois que le tourment nait quand on n’arrive pas à abdiquer cette part de « je ». C’est mon cas. Je suis un mère frustrée et culpabilisée de l’être. Une véritable catastrophe! Alors, les changements du corps sont proprement intolérables! D’où cette sensation de n’être qu’un amas de chairs molles… vive les complexes.
Quoiqu’il en soit, merci pour cette lecture si fine et si sensible.
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C’est un tourment, oui, mais, ne pas l’abdiquer, c’est aussi le signe d’une vitalité profonde, quelque chose en nous qui ne renonce pas. Et qui me mobilise aujourd’hui, alors que mes enfants sont plus grands et qu’il me faut bien retrouver comment réinvestir ce « je » »… Je pense qu’il y a une part de frustration et de culpabilisation chez beaucoup de mères, de toutes mes amies je n’en connais pas une qui y échappe 🙂 C’était un sentiment très vif quand mes enfants étaient petits et que je n’avais plus une minute à moi ; l’étau s’est relâché au fur et à mesure des années ^^ Et le corps reprend ses droits, même s’il change. Je me sens plus indulgente vis à vis du mien aujourd’hui, alors même que je vieillis 😉 Courage…
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Merci pour l’espoir! Je vais peut-être progresser, moi aussi.
La petite enfance de nos enfants a quelque chose de sacré que l’on nous conseille de goûter pleinement, et ce n’est pas simple de le faire réellement. Mais écrire aussi la petite main de Camille sur ma joue, et ses pas dans la nuit, c’est une tentative pour y parvenir.
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Pas simple, non. Mais ces petits instants sont ce qu’on garde de si précieux ^^Cela me rappelle mon petit garçon, me regardant un jour du haut de ses 4 ans et me disant gravement » Tu es la meilleure maman que j’aie jamais eue. » 13 ans plus tard, l’émotion est intacte.
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Oui, c’est adorable! On pense à toutes les autres mères surpassées qu’il n’a pas eues! L’amour se lit si clair dans ces mots d’enfant. Violette me dit aussi en ce moment « Tu es ma préférée maman ».
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Vraiment, Clémentine ?
La deuxième partie est belle et on te reconnaît dans ce combat de sensibilités douces et aimantes.
La première partie, peut-être est-ce toi puisque tu l’écris. Mais n’as-tu pas forcé la note ? Fatiguée et te laissant aller dans ton sommeil, bien sûr. Le sommeil est fait ainsi et pour ça. Mais la masse informe qui serait ta vérité… cela ne te ressemble pas
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Oh, bien sûr, je ne me vois pas dormir… C’est une vision intérieure -très désagréable – et subjective de soi. Née justement au premier mouvement de conscience, alors que le corps dort encore. J’ai eu le sentiment de découvrir la transformation de mon corps, là, dans le noir. Ce n’est pas facile à accepter, la transformation. Ce n’est peut-être une pas une vérité objective, mais j’ai essayé d’être fidèle à la sensation que j’ai eue. Je vais peut-être modifier la dernière phrase, pour être plus juste.
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Je ne sais pas, Clémentine. Peut-être as-tu raison et peut-être est-ce moi qui refuse de voir les choses comme elles sont. Je te vois aimée, aimante et maîtresse de ta vie et de toi-même et peut-être ne fais-je que plaquer ces attributs sur ton apparence. J’ai beaucoup de mal à accepter, à croire au fond de moi, que le corps ne reflète pas l’esprit…
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Aldor, le regard que tu poses sur moi à travers l’écran me touche infiniment! Tu sais, on peut avoir quelques kilos en trop, qui ne semblent pas trop gênants de l’extérieur, et se sentir énorme, surtout quand on a été beaucoup plus athlétique juste quelques mois avant. Cette vision de moi-même m’a sauté à la figure au réveil, et sur le moment, j’ai eu le sentiment que c’était la vérité. Ce n’est pas ce que je lis dans les yeux que je croise et qui m’aiment, mais mon corps a bougé et une part de moi peine à le supporter. Heureusement, la petite main de Camille sur ma joue, au réveil, guérit de tous les complexes, au moins pour un moment.
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Cher Aldor, je voulais répondre à ton bel article sur Improvisations, mais c’est impossible depuis mon smartphone 😡
Je le ferai avec l’attention qu’il mérite dimanche en retrouvant mon ordinateur.
Je file à la gare pour Paris et suis excitée comme une enfant de ce week end qui s’annonce!
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Un texte qui me parle… J’ai soudain fait un bon en arrière de plusieurs années (beaucoup, même) et dans le même temps à la lecture de certains de tes mots, de vivre cela chaque jour…
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l’état de vigilance même dans le sommeil est quelque chose que l’on découvre en devenant mère. Sans doute cela ne nous quitte-t-il plus jamais….
Merci Laurence pour ta lecture. Je suis heureuse que ces mots nous rejoignent.
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Je reconnais dans ce texte la belle généreuse qui donne tant que peut être, je dis bien peut être, elle s’oublie.
Mais ce qu’elle ne se donne pas, elle le reçoit en amour. Elle de ces belles natures fécondes, pridigieusement créatrices de don. Tu es magnifique, le sais-tu ?
Mais j’entends aussi le pleur de la femme qui veut un peu plus de que ce que la mère prend. Et c’est vrai que c’est important de l’entendre.
Dis le lui ! Elle trouvera peut être alors des forces pour jaillir tout en accompagnant la mère …
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Très chère Incognito, je te reconnais dans l’amitié de tes mots et en suis plus touchée que je puis dire. Je vais transmettre ton message, et t’en remercie, du fond de mon cœur.
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