La quête nocturne du dragon-chat

Mon dragon a l’air d’un chat.

Pardon, je suis le dragon, dit la grenouille… Je suis donc le dragon-chat de cette histoire et je vais essayer d’expliquer ce qui a pris au chat – je veux dire, ce qui m’a pris à moi, dragon au pelage gris et – ordinairement – soyeux, de sauter à pattes jointes dans un bidon d’huile de vidange.

L’histoire commence à quatre heures du matin quand je réveille la maisonnée afin que l’on me laisse partir à l’aventure. Vous comprendrez, le destin n’attend pas – les petits pipis non plus. Je vois l’humaine des lieux se lever tant bien que mal et se diriger, l’œil éteint et la démarche hésitante (quel manque de grâce, ces animaux-là!) vers la porte d’entrée de la maison. Ça s’ouvre, et ni une ni deux, me voici libre dans la nuit froide. Il a neigé. Je vois ça moi, dans le noir. Comme elle est pure cette nuit-là ! C’est une nuit à accomplir les plus grands exploits. C’est ma nuit.

Je file donc dans un coin du jardin où j’ai mes habitudes, car les dragons-chats, surtout après roupillé pendant des heures sur un fauteuil, ont leurs besoins comme tout le monde.

A la maison, personne ne se doute que je suis un dragon. Pour donner le change, je n’ai qu’à passer le plus clair de mon temps roulé en boule quelque part, au chaud. L’illusion est avantageuse : on me nourrit, on me laisse accéder aux divers coussins, fauteuils et canapés, on vient même me caresser de temps en temps. J’évite de trop réagir, histoire de rester incognito. Bref, la paresse est mon alliée, mon laisser-pioncer, mon masque parfait. Si d’autres dragons me lisent, je vous conseille vivement le même travestissement. Rien de tel pour être nourri, logé, et même, aimé ! Si vous arriviez avec vos allures de dragon originelles, vous ne seriez pas si bien reçus, c’est moi qui vous le dis ! Certains collègues ont essayé des costumes plus exotiques : girafes, buffles, et autres ornithorynques. Je ne crois pas qu’ils aient trouvé l’expérience très concluante. Liberté, d’accord… (et encore, pas toujours, il suffit de se retrouver dans un zoo pour oublier le concept) mais zéro pour le confort. Il faut chercher sa nourriture soi-même, à ce qu’ils m’ont raconté. Comme si nous n’avions que cela à faire, nous, légendaires créatures !

Bref, je me sens léger maintenant, après mon petit tour salutaire vers le vieux mur qui ferme la cour. Je suis prêt à déployer mes ailes de ciel et d’étoile. Je bondis. Comme je monte vite ! Comme tout est facile pour moi ! Me voilà sur le toit. Sur le faitage exactement. Je suis au sommet. En équilibre. J’ai tout un village en-dessous de moi. Un village qui dort sans se douter qu’un dragon – à tendance un peu lyrique – veille sur lui. Là, dans le silence de la nuit, je me sens seigneur. A cette heure, rien ni personne ne me résiste.

Il me faudrait très peu de temps pour m’éloigner, plonger dans l’obscurité bleutée des arbres et des prés. Pour explorer les anfractuosités des collines. Chasser les envahisseurs. Sécuriser la zone. Mais ma mission est ailleurs, plus haute, plus grande, plus digne de moi. Sur le toit du chapi, il y a une vieille girouette. Un peu bancale, à la peinture écaillée. Rien de flamboyant, je vous l’accorde. Mais on se connait bien tous les deux. Je la regarde souvent, les yeux mi-clos, chauffant au soleil, tandis qu’elle branle doucement dans l’air vif. Je l’ai entendue m’appeler tout à l’heure, quand j’étais encore dans la maison. Viens, viens, aide-moi, sifflait-elle. Et maintenant que je suis là, à son pied, prêt comme jamais à accomplir l’exploit du siècle, elle ne dit plus rien. Motus. Je lui fais signe. Un coup de patte délicat, histoire de ne pas trop la faire sursauter, la pauvre. Elle s’agite. Elle tente de me dire quelque chose, mais à la place de son langage de vent clair, je ne perçois qu’un baragouin un peu grinçant. Je comprends en la regardant de près. Elle perdait une pale, tout à l’heure. C’est pour ça qu’elle m’appelait au secours. Et maintenant qu’elle se trouve complètement amputée, elle ne peut plus parler correctement. A moi de le retrouver, ce morceau de bois, et de rendre la parole à ma vieille amie. Ah, je savais bien qu’une mission de premier ordre m’attendait !

Je scrute les tuiles, une à une. Je suis terriblement concentré. Je ne veux rien laisser au hasard. Ne pas trahir la confiance de Dame Girouette. Je scanne de mes yeux verts de dragon-chat toute la surface du toit. Rien. La précieuse pale semble s’être envolée. Je m’approche du bord, je me penche. Même pas peur ! Oh, l’établi ! Quel bazar ! J’ai horreur de cela mais bon, on ne peut pas tout avoir, et quand on choisit sa maison, il faut se fixer des priorités, être capable d’abandonner certaines exigences. Moi, j’ai choisi la campagne, et une gamelle toujours pleine.

Et si le bout de bois était tombé là, au milieu des outils ? Qu’à cela ne tienne, je le remonterais en le portant entre mes dents. Aucune difficulté pour un dragon de ma trempe.

Mais que vois-je ? La petite pale se détache, là, sur le sol de terre battue, au pied de l’établi. Je vais sauter. Je connais le parcours pour redescendre tranquillement : un premier bond sur la grosse poutre en chêne, un deuxième sur l’ancienne fenêtre, un troisième sur l’établi, et en deux temps, trois mouvements, me voilà par terre. La routine pour moi. Seulement, avant que j’aie le temps de décoller, voici qu’un gros mulot mal élevé s’approche de l’objet convoité, et le sent, en agitant le museau. Tous les indicateurs de mon ordinateur interne de dragon-chat sont au rouge ! Un molut… un mulot ! Un gros mulot bien gras ! Je ne me sens plus du tout dragon, ni héros, ni seigneur, maintenant. Je ne suis plus qu’un chat, un chat trop faible pour résister à la tentation d’une bonne chasse nocturne. Le masque est devenu peau. L’habit a fini par faire le moine.  Et si je m’élance vers le but de ma quête, ce n’est même pas pour empêcher la bestiole de me l’enlever ! Non, là, j’ai vraiment tout oublié, je dois dire, de ma pauvre copine devenue muette.  Je ne vais pas parlementer avec l’ennemi. Je ne vais pas lui servir un quelconque baratin de dragon pacifique mais néanmoins héroïque pour l’éloigner dans le calme et la raison. Je ne vais pas souffler non plus une trop traditionnelle flamme géante pour l’effrayer ou le rôtir. Un, ce serait trop facile, indigne de moi. Un dragon contre un mulot ! Combat ridicule, quoique certaines légendes disent que la petite bête est parfois plus maligne que la grosse. Deux, je me sens tout à fait chat en cet étrange instant.

Troublé par cette incertitude identitaire soudaine, je suis moins précis que de coutume dans mon parcours, et au lieu de poser les pattes comme prévu sur le bord de l’établi, avant de sauter sur le sol où se trouve le nouvel objet de ma quête de chat-plus-que-dragon, j’atterris les quatre pattes dans un récipient carré, posé au milieu du reste, et plein d’un liquide visqueux et noir. La voilà, l’huile de vidange dont je vous ai parlé au début !

Je ne m’attarde pas sur la fin de l’histoire. Le mulot a filé, la pale s’est trouvée engluée dans une flaque d’huile, impossible à récupérer. Et moi, je suis retourné miauler, honteux, collant et méphitique à la porte de la maison.  J’ai tout tâché. Forcément. On s’est inquiété pour moi, et du coup, on m’a lavé. Sous la douche ! Pendant des heures. Avec tout un tas de produits. En me parlant gentiment. Une torture absolue, la façon d’aimer des humains ! Là, j’ai compris que le zoo ou la savane, même sans coussins à disposition, sans croquettes haut de gamme, ça pouvait avoir du bon. Seulement, je crois que c’est trop tard. Je crois que je ne suis plus vraiment un dragon. Mais, à bien y penser, l’ai-je seulement été un jour ?

Ecrit pour l’agenda ironique de février, dont le sujet brûlant est proposé par Frog sur son blog, aussi vif que vert: In the writing garden.

26 commentaires sur “La quête nocturne du dragon-chat

  1. Ha toi aussi tu as un chat-huile de vidange 😉 Une aventure similaire m’est arrivée sur l’autoroute Paris Strasbourg. L’année de la canicule. Je m’étais arrêtée dans une station pour faire une réserve d’au froide, un de mes chiens en a profité pour aller se rafraîchir dans un bassin rempli d’huile de vidange. Impossible de le nettoyer sur place, je suis arrivée chez une très vieille personne de ma famille dans un appartement moquetté de blanc… Elle m’en a voulu jusqu’à sa mort.
    Méfie-toi quand même, le côté dragon de ton adorable minet réapparaitra peut-être 😉

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  2. Ah la la, j’ai bien ri !!! Merci beaucoup d’avoir participé, Clémentine, je sais combien tu es débordée ! Ce dragon-chat à bouille de peluche et aux ambitions grandioses a toute ma sympathie (contrairement à ses cousins britanniques ravageurs de jardins et mangeurs de moineaux, hum). J’ai en commun avec lui des ambitions qui aboutissent dans des flaques d’huile. Heureusement que ce n’était pas le mien, cela dit, je suis du genre complètement dragonnant en ce qui concerne les taches par terre, les miettes, etc. 🙂

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    1. Tu n’imagines pas le désastre à la maison! D’autant que pour des raisons de chantier, nous avions déménagé toutes les chambres dans le salon et que le chat huiledevidangé est venu se promener sur les couettes, draps et coussins. Ce dimanche où nous avions déjà la lourde tâche de réinstaller toute la maison est devenu cauchemardesque (l’huile à éponger dans la cour, le chat à laver, ainsi que les draps définitivement tâchés, le déménagement + ménage, et une voiture qui tombe en panne au milieu de tout ça!).
      Mais écrire cette histoire m’a fait un bien fou! Merci, merci pour l’invitation-tentation!

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        1. Notre dragon-chat va bien finalement, heureusement.
          Quant aux vies parties dans l’eau du bain… je ne les compte pas, mais je crois que nous en avons laissé quelques-unes aussi, si tant est qu’on en ait plusieurs, nous aussi! Imagine: une douche, du liquide vaisselle, un chat et nous, sans échappatoire.🥵

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