Doux parfum

A Caroline et Pierre-Luc

C’est dans l’hiver le sursaut de la lumière. Le camélia fleuri salue notre regard que le ciel impérieux, réclame.

Nous sommes à la fenêtre, les enfants se sont tous endormis .

Nous n’avons plus quinze ans. Cette pensée est neuve de la clarté de janvier, veloutée comme les fleurs roses invitées dans le cadre blanc qui nous verse au milieu du jardin.

La forêt n’est pas loin. Un espoir muet répand son doux parfum.

la dernière fois que j’ai écrit un poème

Je me souviens de la dernière fois que j’ai écrit un poème. Souvenir précis et lointain à la fois.

La fenêtre m’offrait un grand arbre clairsemé par la pluie d’automne, et qui répondait au sommeil des enfants. La pièce était comme ça, très haute, accrochée à un mur de vertige. Il fallait se pencher pour deviner, à son pied, une rivière.

J’étais seule. Et bien que l’arbre m’invitât délicatement au bonheur, j’ignorais à demi le goût de cet après-midi sans fièvre. Tout s’était miraculeusement écarté autour de mon désir d’écrire. Le quotidien perdait l’âpreté de ses contours, comme s’il n’existait plus qu’à travers une vitre de verre dépoli. J’écrivais un rêve qui lentement faisait des cercles autour de mon cœur. C’était un rêve qui disait adieu. Je prenais le temps de dire la lumière de ce rêve, de convoquer encore une fois la maison perdue.

J’écrivais. Je savais bien que c’était rare, d’écrire ainsi dans le silence et l’orbe d’un feuillage frêle, dans la douceur de ce qui va bientôt finir. C’était un instant d’immobilité illusoire, de discret basculement. Pourtant, je ne savais pas, je ne savais pas suffisamment,  que c’était si beau, si précieux, d’être ainsi suspendue à la croisée des choses.

Je guettais, en écrivant – j’attendais presque –  le réveil des enfants.

 

arbre haute loire

Confessions

Pour la dernière soirée en date chez Mots et Merveilles (libraires et librairie merveilleuses à Sainte Foy l’Argentière), il fallait écrire quelque chose de court avec 10 mots (c’est maintenant une coutume!). J’avoue qu’en relisant mon texte, après la soirée, j’ai ôté quelques mots qui étaient trop mal intégrés, mais je donne la liste initiale pour ceux qui voudraient jouer:

vendange – arabesque – calcédoine – décaféiné – chlorophylle – confession – cariatide – sublimer – surfiler – turlupiner


  1. Je repousse toujours le moment d’écrire. Quand une image vient tourner en moi, confusément, obstinément, attendant que je tire le premier fil de cette pelote informe qui la constitue, une tâche urgente vient généralement me sauver. Une tâche triviale que rien ne pourra jamais sublimer: du ménage, une lessive à étendre, un rendez-vous à prendre – sans surprise, le rendez-vous! Ô joie! Me voilà bercée par la musique rassurante et sans charme de ce qui n’exige pas de se pencher au-dessus de l’inquiétante boue qui clapote à l’intérieur de soi, avant que ne surgisse, enfin, la calcédoine dure et lisse, impassible et brillante, des mots choisis.
  2. Quand je pense à écrire, il a toujours des arbres dans ma tête. Simultanément. Je ne puis dire laquelle de ces deux pensées précède l’autre. Écrire – et voilà que jaillit l’arabesque d’une branche au dessus d’un rayon. La grâce étoilée d’un châtaigner en juin. L’élan des peupliers dont j’imagine la sève vive et la chlorophylle comme un produit des fées qui argente les feuilles aux bourrasques du vent. Le cœur chaud des grands chênes dont les troncs-cariatides soutiennent le ciel amolli de chaleur. La toute première feuille dans la vigne, en avril, qui prend toute la lumière et ne pense pas encore à la vendange. Un arbre – et voilà que s’ouvre le désir.
  3. Après l’écriture, dont je ne peux pas parler parce que la facture de ce moment m’échappe continuellement, je me sens fatiguée et heureuse comme si javais bâti une maison, une église, alors que ce n’est souvent qu’un poème, un pauvre poème, qui ne survivra pas à la première relecture.

2 ans de narines et de crayons

Sans le petit rappel de wordpress, je n’y aurais pas pensé.

Les narines des crayons ont deux ans:

deux ans de creux et de bosses

deux ans d’agendas ironiques survoltés quand le temps l’a permis

deux ans de lectures comme des promenades au bord de vos jardins, si loin si proches

deux ans d’articles, d’ébauches, de désirs, de silences

deux ans de ciels, et d’arbres, et d’enfance

deux ans de rencontres précieuses germées sur les pages bleues.

 

Deux ans, enfin. Je garde les lignes lues, les lignes écrites, les mondes entrouverts, les routes qui se croisent dans l’écheveau des pages, les amitiés, la joie, je garde les silences où bruit toujours un souffle.

« Je vous salue, au seuil du nouveau matin » *, je dis merci.

Je continue.

 

*R. Desnos, Le Veilleur du Pont-au-Change

 

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L’enfant malade

Des journées sont passées à lutter corps à corps.

La grippe sans crier gare après un mercredi au centre aéré.

Ma fille a le front chaud son mon baiser. En une seconde tout remonte des maladies déjà traversées. Je prévois instantanément les vérifications soucieuses, les rendez-vous, les remèdes, les câlins attentifs, les portes laissées ouvertes la nuit, pour entendre, et les pleurs, dans le noir, suivis des gestes automates, et les cœurs serrés d’inquiétude. Cette mémoire, c’est une science des mères qui dort pour mieux jaillir, parfois, de sous la main, soucieuse et caressante, qui jauge la température des enfants.

Des journées sont passées, assommées de fièvre et perdues pour l’appétit déserteur.

Il faut tout cela pour épuiser Camille. Pas moins, parce qu’elle sait endurer et qu’il en faut beaucoup pour soumettre son soleil intime. Camille maintenant attend patiemment que le virus la quitte, allongée, résignée. Je la regarde, ma fille, et sa pâleur la rend plus précieuse et mes bras plus utiles.

Tout est tombé des vétilles quotidiennes, de l’opposition qu’elle expérimente, de l’éducation qu’il faut faire ou du temps qu’il faut poursuivre, toujours, toujours. Ces jours en suspension ont un goût de plume et de plomb mêlés. L’enfant demeure là, miraculeuse et douce, et ses petits mots à peine articulés sont pleins de sa bonté profonde. Bien que je la couve, guettant les sursauts d’appétit et les gorgées d’eau avalées, c’est comme si c’était elle qui veillait sur moi.

Tout de Camille malade est plus tendre et plus vrai. Elle reçoit mes deux bras autour d’elle et mon cou sous son front, elle se dépouille de tout ce qui n’est pas vital. Entre nous, il y a un accord silencieux qui ressemble à celui de ses premiers moments où toute abandonnée elle dormait sur mon coeur – petite, si petite.

Mais cela devient sérieux. Le jeûne a beaucoup duré et mes larmes débordent. Elle ne mange pas, non, toujours pas, et la fièvre ne veut pas céder. Tout le reste est flou derrière ces deux observations grandes soudain comme ma vie.

Pourtant dans ces moments aigus, l’amour sort de dessous les voiles. On croit le connaitre, on croit le regarder souvent bien dans les yeux tout au-dedans de soi, l’amour, mais on ne le voit qu’à travers les secondes pressées de la vie, qu’à travers tout ce qui toujours se superpose –le repas est-il prêt, et les courses qui ne sont pas faites, le travail quand pourrai-je le terminer si je lis une histoire, la maison, mon dieu, quel désordre, et les dents, sont-elles lavées, l’école se passe bien, je crois, il faudra que je demande à la maîtresse quand je la croiserai, combien d’heures reste-t-il jusqu’à demain matin. Dans les journées malades où le temps disparaît, Camille est, sous ses grands cheveux noirs, une enfant toute offerte, toute donnée, et se laissant soigner, confiante parmi les confiantes, elle m’offre d’être, exclusivement, uniquement, complètement, sa mère. De rendre à mon amour maternel toute ma chair, toute ma pensée. C’est une rare offrande en dessous de l’angoisse.

Et puis le front un matin n’est plus chaud. Une pierre se dissout dans mon ventre. Je refais son lit blanc. Ma joie s’élance au milieu des draps en mouvement, chaude et claire. C’est une joie qui sent la lessive et par les fenêtres ouvertes, avec le vent, Les collines font pénétrer leur paix vert tendre à l’intérieur de la maison.

Tout le reste aussi s’engouffre que j’avais oublié et qu’il faut bien considérer à nouveau. Et Camille à travers une cloison, je l’entends qui ne veut pas, ne veut pas, ne veut pas. Je devine son air renfrogné qu’elle fabrique pour sa sœur et qui me sera à nouveau, à moi aussi, adressé. Parce qu’il faut en passer par-là, que c’est le chemin de sa vie. Elle reprend là où elle en était restée. Elle est guérie, Camille.

Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé

Dans le dernier numéro de Traction-Brabant (n°80), la revue dirigée par Patrice Maltaverne, est publié un poème de Chloé Landriot qui commence ainsi:

« Cet instant est un poème.

Ce que je pourrais en dire ne serait qu’un lointain aperçu de tout ce qu’il contient.

Je me fais la réflexion que pour une fois, c’est moi qui suis venue rejoindre la chatte. Je me suis accoudée à la fenêtre  ouverte où elle m’a précédée pour regarder tomber la pluie.

Les gouttes épaisses sont sans violence: à l’oreille, je sais que cette pluie est bonne. Je pense au jardin. Je suis tranquille.

Quelque chose se fait sans moi. (…) »


Ce poème est si beau qu’il mérite que l’on commande ce numéro pour le lire en entier, avec un autre poème de Chloé qui s’appelle « Où la mort est l’horizon ».

 Parfois la littérature est une porte qui s’ouvre sur l’inconnu, parfois c’est un miroir où l’on se reconnait si intimement que la voix du poète donne corps et chair à celle toute engourdie qui demeure en soi. Réveillée soudain à la lecture de ce texte, cette voix en moi a voulu formuler cette façon si douce de recevoir un poème, pour dire merci, simplement.

Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé.

Nous avons des instants qui se ressemblent, épais des mêmes ciels et du bruit des enfants.

J’entends comme en écho, la beauté.

Nos chats peut-être se regardent de lointaine fenêtre à lointaine fenêtre.

Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé, écrire son écume qui mousse mon silence. Je voudrais effeuiller-  infiniment – sa pluie d’encre qui n’est pas mienne mais si proche si proche de mes ruissellements secrets.

Je laisse sa voix rousse se promener longtemps au mur de mes pensées, et la première étoile entre ses derniers mots, demeure.

Genèse de La Houle

A Margot

 

Je retrouve dans mon carnet les notes prises avant d’écrire un poème publié ici qui parlait de la houle. Peut-être que ce poème passait à côté de son sujet. Les notes qui suivent ne sont que des notes mais entre les premiers mots et ceux qui ont filtré ensuite, quelque chose s’est perdu.


Le vent.

Le ciel s’est ouvert à l’aplomb de mes rêves.

Je voudrais m’avancer, aiguë comme la terre, dans l’eau vaste prière, et sentir puissante la houle dans les reins, et disparaitre enfin dans la courbure du monde.

Les voiliers ont leurs ailes, et je porte mes chaines, mes chaines aux nœuds d’amour que j’ai nouées moi-même.

Entre ces chaines-là et le bleu sans entrave, je vais en funambule sur le fil frontière où moussent les bruyères.

Théâtre et transparence

Les chaises et les bureaux attendent dans le silence du matin. La salle est nue, nue des cœurs qui viendront battre en elle,  et des voix, et des soupirs poussés, et de la chaleur émanée des enfants au travail. Cette nudité de la salle est douce comme celle d’une femme qui dort. Douce et mélancolique. Le calme, avant ou après l’effervescence, se savoure. Mais l’été qui vient rappelle sa loi: tous ceux ont vécu ici un peu de leur année s’en iront bientôt vêtir d’autres lieux.

Ce matin, il y a une promesse de ciel au dehors, et des oiseaux dans les arbres de la cour.

Je suis assise, relisant quelques notes. Rien ne bouge sinon à l’intérieur de moi. Oui, quelque chose s’agite, se tourmente un tout petit peu. Quelque chose entre l’impatience et le désir d’épouser à jamais la nudité de la salle, le silence. Garder le bruit seulement comme un horizon qui ne s’approchera jamais. Ne pas se confronter. Mon cœur nu et la salle nue s’entendent bien dans cette attente accrochée aux minutes.

Soudain, il faut entrer en scène. Nuée d’élèves et bonjour et chacun prend son costume d’une heure : les chaises se parent d’enfants, les tables de cahiers, les enfants eux, acceptent plus ou moins leur rôle, il faudra être élève. Et moi, je me voile sous mon écharpe professorale : les rituels, le langage, le ton assuré de la voix – volonté de clarté – le sourire pour dire bienvenue et qu’ici c’est un peu chez vous aussi. Voilà les motifs de ma mantille, que je tisse seconde après seconde. Mes élèves, ils sont vivants, envahissants comme du thym en fleurs. Ils poussent leurs chemins, ils s’éparpillent. Ils m’épuisent. Je les aime.

Dans la classe toute fardée de vie, c’est un petit théâtre, et la scène et la salle sont des deux côtés à la fois. Chacun tient bien son masque. Mais parfois, même sous un tas de misères de tissus lourds d’ennui ou d’autre chose, je les aperçois: ils s’entrebâillent. Souvent, dans la transparence de mon voile, ils me devinent. Un rayon de tendresse nous rejoint.

***

Une petite réflexion, poussée là au passage, à l’occasion de l’agenda ironique de mai que tient toute nue Valentyne. C’est sympa de pouvoir jouer 2 fois!

La cloche fêlée du perroquet

Il faut voir la scène. Une scène de printemps dans les jardins du temps.

 Les iris sont en fleurs, tout autour, et cela fait une haie tendre et déjà un peu haute, pour une enfant assise. L’herbe est tondue d’une semaine, confortable, fleurie de toutes petites fleurs. Derrière, éclate un laurier fraîchement planté et la terre est bien noire à son pied. Voilà pour le décor. Il y a aussi un peu de vent, il ne fait pas trop chaud.

L’homme, c’est mon père ;  il a jardiné un moment, déplacé, repiqué, imaginé l’harmonie des couleurs et des feuillages qu’on ne peut pas encore deviner, parfois. Ce petit monde est vaste en beauté et en mouvements subtiles qui vont avec les ans. Les choses changent au fil des envies, et c’est si beau de voir le jardin devenir. Dans la famille, faire un tour de jardin est une promenade en soi. On s’attarde, on regarde les plantes qui sont parfois anciennes comme l’enfance. Les nouvelles venues sont toujours un peu les vedettes, mais elles émeuvent moins. Il y a le muguet qu’on connait bien et qui s’étale depuis longtemps, toujours à l’heure, et les lilas en bosquet qui nous appellent, exigeants, de toute leur senteur,  et le tapis de fleurs de marronnier : on lève la tête vers le grand arbre aux cônes et tendres et fiers. Le rhododendron s’obstine, devant l’entrée,  à fleurir, mais on voit qu’il est vieux et sa mine est plus grise. On l’aime presque mieux ainsi.  L’azalée à son pied lui fait un peu la cour. Les pots de petites herbes, et le thym tout en fleurs qui conquiert son espace, toujours. Les gouttes de sang, les boules de neige, le petit pêcher sauvage et les quelques autres fruitiers. Y aura-t-il des mirabelles ? Il y a aussi toutes les plantes dont on espère les fleurs : les très petits rosiers de grâce dont les feuilles sont si délicates et les tiges sans épine. Comment seront leurs fleurs ? C’est une joie de les attendre, devinant les boutons, ou une embrasure verte au creux des tiges, qui n’est encore qu’une promesse.

La variété du vert, du mouvement des tiges, de l’élancement des feuillages,  est aussi délicieuse que le vent et les fleurs, et que les souvenirs. Ici je me souviens que j’ai appris à faire le nœud de mes lacets. Ici le cerisier, la maison de mes jeux. Ici ma sœur ;  ici, ma joie passée.

Il faut voir la scène, donc, dans ce jardin-là, précisément. Sur une poutre en bois entre les plantes et l’herbe, le jardinier s’assoit, ayant posé sa fourche. Il souffle un peu et l’on discute. Le jardin délivre, ou convoque, la parole.  Violette, qui fleurit ses cinq ans, s’approche et vient cueillir les genoux de son grand-père qui disent bienvenue. Et dans son babillage arrive – comment ?- le perroquet. Et le perroquet devient dans la bouche de mon père, le fameux perroquet sous sa cloche de verre, dans la grande maison du bord de la rivière.

-L’as-tu vu, ce perroquet, dans la maison d’Aulueyres?

-Non…

-C’était le perroquet de mon papa.

Violette s’interroge : comment est-ce possible que son pépé ait un papa ? Cet homme-là est mort. Autre mystère. Et, plus incroyable encore, cet homme qui est mort fut, un jour, un enfant ! A moi aussi, cela semble impensable. La raideur d’esprit de cet homme qui jamais ne m’a fait monter sur ses genoux, son sérieux et sa dureté affichée sont tellement étrangers à  l’enfance.

Mon père nous raconte : son père était l’ainé dans la maison du moulinage. Il allait à l’école, à pied bien sûr. Il longeait la route qui surplombe la rivière, pendant un kilomètre, atteignait le village, puis la petite école. Avec peut-être la même fraicheur et la même joie que mes filles aujourd’hui : comment le concevoir ?

La voix de mon père s’accorde au mouvement des feuilles. Il y a des silences et des frémissements. Violette se tient muette comme je suis perplexe. L’enfant d’Ardèche va donc  à l’école et apprend, récite, calcule. Puis il rentre et sur le chemin du retour, à la sortie du village, il y a une petite maison et une dame qui l’habite. L’enfant s’arrête et la salue, lui  chante les chansons qu’il connait. Chaque jour, il s’arrête gaiment et il chante. La dame est très heureuse de cette visite quotidienne, et l’enfant s’attarde un peu, sans doute parce que la vieille dame possède un perroquet. Ce perroquet est  comme on l’imagine, superbe, multicolore et dans une cage haute. Il lui parle, le caresse, et repart quelquefois, comble du bonheur, avec une plume tombée. La vieille dame promet : quand mon perroquet sera mort, je te le donnerai. Drôle de promesse.

L’enfant grandit, la dame vieillit, et le perroquet meurt. La promesse est tenue. L’enfant se voit offrir l’oiseau superbe, empaillé, sous une cloche en verre.

Imaginez la petite fille sur les genoux de son grand-père. Une telle histoire comme ça racontée au milieu du jardin. C’est un ballet d’images, un puits de rêveries. Elle ne dit plus rien, tout se passe maintenant à l’intérieur d’elle-même. Rareté de ce silence plein.

Je songe, quant à moi, à cet enfant devenu, bien plus tard, mon grand-père. Un homme à la peau dure et au cœur sans souplesse. Mécanique grippée des sentiments. Si la nature est belle, ai-je besoin d’aimer autre chose que la terre ? Mon grand-père laissait les affections vivantes et toute mièvrerie à ceux qu’ils méprisaient. L’Ardèche seule est digne, et les aïeux qu’elle a portés.

Pourtant le perroquet, sous sa cloche de verre, n’a jamais quitté sa maison. Il poursuit cette enfance au-delà de sa tombe.

Mon père raconte enfin qu’il a fêlé la cloche, un jour de grand ménage. Il s’en veut nous dit-il car la cloche était fine. Mais une autre fêlure loge toute intérieure dans sa voix qui raconte. Je pense à Baudelaire qui dit dans un poème« Moi, mon âme est fêlée ».

Il faut la deviner, ou bien la partager, cette fêlure secrète. Fêlure de n’avoir jamais rencontré, derrière le masque amer que nous avons connu, cet homme-là  qui conserva, sensible,  le perroquet de son enfance.

 

 

Je n’écris plus

Je n’écris plus. Je n’écris depuis longtemps, depuis plusieurs semaines. Je n’arrive même plus à comprendre comment, avant, j’ai pu écrire. Avec quels mots ? Pourquoi ? Et surtout : quand ?

Le temps de ces derniers mois est compact comme un bloc de béton, inamovible, solide et dur. Parfois, quelque chose se met à tourner en moi-même, quelque chose que je voudrais laisser monter, grandir, s’écrire. Mais à peine ce mouvement intérieur est-il amorcé qu’il faut déjà poursuivre l’histoire que je lis à mes filles, le repas du soir, la douche, le tas inépuisé – et inépuisable sans doute-  des corrections, la réunion de l’association de parents d’élèves, un trajet en voiture, une discussion nécessaire. Je reporte l’écriture. Encore une tâche et puis… mais non, il y a encore le ménage et le monde que l’on attend pour le déjeuner, le frigo qui crie famine !

 Vraiment, comment ai-je fait avant, pour écrire ? Et même, avant l’écriture, quand ai-je eu, un jour, l’occasion de laisser monter, émerger, affleurer, des mots ? Parfois, même s’il est si tard et que le sommeil me gagne, je prends mon carnet, mon stylo. Je l’ouvre. J’essaye quelques phrases. C’est vide, c’est creux. Rien n’a eu le temps que de me traverser. Je n’ai plus d’espace libre à l’intérieur de moi pour fabriquer le moindre texte, la moindre phrase, le moindre vers. Mon corps s’est récemment rappelé à mon bon souvenir : il faut ralentir le rythme, redonner à mes jours l’élasticité nécessaire, la souplesse vitale. Je cherche, depuis cette nuit difficile, à renoncer. Il faut bien renoncer à quelque chose pour que l’emploi du temps soit tenable, non ? Je crois que oui. Que beaucoup de gens le font et  qu’ils sont sages de le faire. Mes amies en parlent. Elles ont des priorités. Elles abandonnent ce qui leur est possible de supprimer. Elles me font la leçon et elles ont raison : peut-être n’est-il pas possible d’être professeur à temps plus que plein, perfectionniste de surcroît, mère de deux petites filles, amatrice de danse, de sport, de lecture, d’entretenir des liens amicaux serrés avec des gens très aimés et souvent lointains, de ne pas oublier son amour et son amoureux, ni  la famille autour, ni le ménage, ni l’équilibre et la qualité des repas, ni la vie du village et la petite école qui a besoin d’énergie et d’engagement pour vivre, ni…

Bref, il doit falloir choisir. J’en suis incapable. Renoncer m’est trop douloureux. Je pense à Antigone qui dit « Je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! ». Je pense à Antigone et je comprends mieux pourquoi je la comprends de façon si aiguë. Ce n’est pas pour sa révolte et son courage. C’est pour son désir impossible d’une vie où l’on n’aurait à renoncer à rien, à aucun moment. Peut-être que si Antigone avait vieilli, elle aurait atteint l’épuisement, à force vouloir tout, et tout à la fois.

A l’heure où j’écris ces lignes, je repousse la correction des brevets blancs à demain, en prenant le risque de journées de travail (notons : je suis officiellement en vacances et l’on attend de moi une disponibilité accrue, dans tous les domaines. J’ai tellement de chance d’être prof et d’avoir tant de congés, etc…) encore plus longues et pénibles. D’une certaine façon, ce soir, je choisis d’écrire. Est-ce un début de progrès ? Ou est-ce encore une façon de continuer à accumuler les exigences que j’ai pour moi-même et l’assouvissement de désirs qui m’apparaissent comme des besoins ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus si j’écris vraiment ce soir. Je crains de ne faire que me déverser sur la page.

Je disais hier à une amie qui supposait que la faculté de traduire ses émotions à l’écrit devait être la source d’un grand bonheur, que je me sentais devant mon cahier comme un manchot qui tenterait de  tricoter. Écrire me semble quelque chose je n’ai jamais su faire, que je ne saurai jamais. Pourtant, il est vrai que je me souviens de quelques bonheurs, toujours fugaces, liés à l’écriture de certaines lignes, et d’une intensité telle qu’ ils me poussent sans doute, malgré mon sentiment d’incapacité, à saisir encore mon cahier, avant de m’endormir, écroulée de fatigue, le cahier en question serré dans les mains.

Ce soir, puisque je ne peux parler de rien – je veux dire, vraiment parler –  j’essaye du moins de renouer un peu avec les mots  en évoquant, comme d’un trait à peine posé sur du papier à dessin, ces minuscules événements qui surgissent souvent et se meuvent ensuite confusément en moi-même. Je n’en peux rien faire, rien dire, mais en dresser la liste me rappelle simplement que je vis :

  • L’insolence des coucous dressés jaunes sur les talus du printemps
  • Le rire de Camille, sans la moindre fissure
  • Le ventre rond de mon amie, et son enfant qui, déjà, fait croître le pré fleuri de mon amour
  • Les maisons vues d’avion qui ressemblent à des champignons s’étalant sur le tronc de la terre, et les camions alignés comme les planchettes d’un jeu de construction
  • Vus d’avion, les hommes invisibles, dérisoires, et la laideur prétentieuse de celui qui mâche son chewing-gum à côté de moi, croyant tenir le monde entre ses mains alors que ce n’est qu’une tablette électronique
  • L’épaisseur et la variété du ciel
  • La mélancolie qui m’étreint quand je serre les deux petits corps si parfaits de mes filles et que je pense qu’elles grandiront et qu’un jour, mes bras ne seront plus suffisants pour les tenir toutes entières
  • L’éclatement blanc des cerisiers, soleils généreux dans les collines ; et les petites fleurs des aubépines au bord des routes
  • L’imperfection de l’amour, comme une épine
  • Ce vieil homme, seul dans sa cuisine d’un autre temps, tout le temps, et le ridicule de mes soucis
  • Une bibliothèque qui ferme en même temps qu’un centre commercial étale son opulence creuse, et laide
  • Cet élève, dont l’étrangeté ne s’épuise pas avec les années – mais moi si
  • Le grand saule de dimanche, ses larmes vertes et douces caressant notre joie
  • Chagall, que j’aime tant que je n’en peux rien dire. Pourquoi est-ce toujours ainsi ?
  • Le poème d’Aragon pour le groupe de Missak Manouchian que je dis plusieurs fois par an à mes élèves, et qui me fait pleurer à chaque fois
  • La vie, comme une pelote de laine à dévider. A démêler ?

 

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