
A mon ami, mon grand ami.
Certaines dates comptent plus que d’autres. On fait une croix dans le calendrier, on y griffonne quelques mots. On la contemple de temps en temps, cette date griffonnée. Il faudra y penser.
Le 9 mai se griffonne dans mon calendrier depuis quinze ans déjà. Quinze ans qu’ensemble, nous égrenons nos âges et fêtons le temps qui nous lie. Impérieuse et douce contrainte que l’on a ancrée, comme des lumignons posés sur le sentier de nos vies.
Pourtant, nous ne sommes pas de ceux qui déterminent les souvenirs à un point fixe du passé. Nous ne les redessinons pas sans cesse, comme d’autres consolident, parfois, à grand renfort de calendriers jaunis, le socle de leurs sentiments. Nulle nécessité pour nous. Nous plongeons quelquefois fois de concert dans tout ce que nous fûmes. Ces moments ont le goût d’une vieille liqueur, aux arômes puissants offerts par les années. Mais nous ne comptons pas, nous ne replaçons pas les choses en leur place sûre sur le fil du temps. Foin de l’exactitude qui voile les profondeurs. D’ailleurs, je ne me souviens plus de ton premier visage, ni de nos premiers mots. Au milieu de tant d’autres visages, il y a eu, chemin faisant, une élection. Une élection mutuelle de nos âmes aimantées. Et rien n’était besoin d’être dit, et tout était senti. Au milieu de tant d’autres, nous portions en silence, et en conscience, les années à venir qui nous seraient données.
Et depuis ces années, dont la trace me charme plus encore à mesure qu’elle se brouille, je ne me souviens plus qu’autrefois, bien avant, nous ne nous connaissions pas. Tu es là. Comme un morceau de bras, comme un bout de mon cœur. Tu me constitues tant que je n’ai peut-être pas vraiment existé avant, ou je n’étais pas complète. Ou maintenant que tu es là, je ne pourrais être complète, sans ces 9 mai cochés dans mes calendriers. Tu es là au-delà des Lyon-Paris qui sont trop rares, tu es là dans les longs silences et les téléphones muets, tu es là du bout du monde sur mon écran, tu es là comme main dans la main nous marchons dans la vie. Le présent nous suffit, même s’il se fait rare. Pas besoin de compter dans le rétroviseur et les moments donnés ont une autre saveur que seuls nous connaissons. Tu es là et si tu ne l’étais pas, rien n’aurait le même sens, ni la même couleur, ni la même solide confiance en la vie comme un cadeau reçu.
Nous sommes des amis silencieux au milieu de nos futilités. Ta présence ne se commente pas. Ta franche présence. Tu sais le poids des mots et tu parles à raison. Tes mots sonnent dans l’air avec le tintement net, et doux, de la sincérité mûre. Tes mots sont aussi clairs que tes grands yeux que j’aime. Ta pureté d’être toi. Tu dis tout ce qu’il faut, tu ne déguises pas, ton regard transparent lève tous les mystères. Tu fais naître mon rire avec un mot ou deux, remplis de tes vérités crues. Tu es ma lumière blanche promenée sur le monde.
Nous sommes des amis éparpillés en France et nos vies ne se mêlent plus comme aux premiers moments. Mais elles vont côte-à-côte et se touchent toujours, dans ce frôlement fait de mille petits nœuds qu’aucune main habile ne pourrait défaire. Les croix dans nos calendriers sont de ces petits nœuds-là et si nous les comptons et ne comptons que ça, c’est pour sentir nos mains serrées et les bruits accordés de nos pas vers demain.
A Toi, Pierre-Luc. La croix était plus grosse cette année : 30 ans. Joyeux anniversaire.