Le potager abandonné

A Aulueyres dont la beauté ne peut cesser de se dire.

A Aulueyres où se noue en moi-même un dialogue silencieux.

 

A pic, la Bourges abonde qui mêlera bientôt ses eaux limpides et sombres à sa sœur Fontolière, dont l’attente est froide aussi bien que fidèle. Lorsqu’on lève les yeux, la forêt blanchie de châtaigniers en fleurs dissimule presque complètement le flanc de la montagne.  La lumière semble y avoir élu fermement domicile. Un peu de roche et de terre pelée éclatent seulement au milieu de ces êtres oscillant tranquilles dans leur infinitude. Peuple au feuillage clair béni par le soleil, bercé par la rivière. Au milieu de ces arbres dont les têtes moutonnent, trois peupliers dressent leur majesté verticale comme une échelle inattendue pour grimper jusqu’au ciel. Le vent roule sur leurs feuilles dans un mouvement fugace mais étrangement empreint d’une lenteur qui parait étudiée. Ils semblent semés là par les dieux, offusqués, sans doute, de cette harmonie touffue et ramassée sur elle-même qui les excluait à la perfection.

C’est d’une étendue verte rendue plus belle encore par le vieux mur en pierre qui l’enserre, et par le bassin central, que l’on peut s’étonner des peupliers célestes. Ce morceau de montagne mise à plat était un potager – un étranger à sa première halte intuitivement le saurait – vaste et bien ordonné dans son foisonnement, fleuri de grandes fleurs, soigné par des mains rudes mais pleines de tendresse, qui couvrait cette terre, qui la rendait plus vive.

D’ici, se déroule Aulueyres, tout Aulueyres. Le grand moulinage devenu six maisons aux volumes impensables, les multiples terrasses assaillies de chaleur et du bruit des cigales – invitations à la paresse – les jardins merveilleux qui sont de petits mondes composant l’univers clôt par le grand pont au loin dans le virage, la ferme modeste et amicale, le pré tondu par les deux ânes dont on connaît les noms, les hortensias qui font la boule et colorent l’été au gré de leurs envies, le canal souligné par de vieux oliviers, le barrage tout au fond – lieu des grandes aventures, et l’étroite plage baignée d’eau fraîche, serrant les nœuds de la famille dans un trou de basalte. Les deux rivières, bien sûr, donnent leur chant souverain.

Depuis ce premier lieu simplement en jachère, où plus rien n’est semé et dont la magnificence eut toujours l’humilité du labeur quotidien, on pressent le savant mélange des arbres du domaine, plantés souvent par une tante qui connaît leur nom et leur langage : on voit déjà les points d’exclamation que font les grands cyprès sur le bord du chemin, les noyers donnant leurs fruits parfaits aux mains avides des enfants, les figuiers fous qui s’accrochent à la pierre, les lauriers roses sur les talus, et l’élégance des magnolias dont le cœur sombre des tulipes ne s’offre qu’à l’œil posté aux fenêtres en surplomb, et le kiwi – pergola de verdure au dessus des repas.  Surtout – on le désire si fort qu’on met à chaque jour nouveau, sans lassitude aucune, nos pieds dans les mêmes traces : le duo, juste avant le canal, du bel érable rouge et du ginkgo biloba comme un grand crucifix éclairé d’éventails, et le liquidambar qui fait une seule flamme jaune à l’automne.

Tout Aulueyres depuis ce potager est une joie intense et une route vers mon passé sensible. Tout Aulueyres bruit de ce que tu as été, préserve ton mystère, donne son corps à ta lumière. C’est toi que je n’ai pu toucher du bout du doigt alors que tu vivais, que je cherche, que je sens, que je rencontre, assise dans ton potager abandonné.

 

 

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