Disons

 

 

Disons

Disons l’enfant qui dort disons ses premiers mots

Disons demain comme un matin plein de jour clair

Notre passé trop lourd qui pourtant se délite

Et l’épine du temps et comme le sang coule

 

Disons les corps liés par le fil de la peau

L’amour

Et je veux aussi crier les colères

Ce qui palpite disons-le

 

Disons la terre noire dont les grains sont de l’or

Et puis la roche vive et les arbres tranquilles

L’air roussi de carbone il faut le dire aussi

Ne parlons pas disons

 

 

Puisque les mots sont l’eau distillée de nos jours

Puisque les mots sont un chemin une forêt notre avenir

Puisque les mots

Disons

 

La main sublime du hasard

 

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L’été n’est pas serein, j’ai le cœur qui remue un tas de glaise grise. Trop de torpeur et de temps sans saveur, point de frénésie douce comme je l’espérais. Se mêlent mes attentes enterrées et les mornes journées. Rien n’est pourtant si grave, les enfants jouent et rient, et l’amour est bien là, tranquille et caressant.

Ce soir, nous sommes invitées à dîner chez une amie très chère. J’essaye de frissonner un peu, de donner un goût d’or à cette soirée promise. Sortir du noir dans lequel je m’enferre en dépit du beau soleil de juillet. Alors, dérisoire tentative, nous nous faisons coquettes. Violette choisit bien sûr sa robe qui tourne le plus et Camille admire avec ses mains son grand jupon bleu semé de fleurs blanches. J’effleure même leurs visages de mon gros plumeau dévoué à la poudre rose. Pas une trace de blush – c’est du bluff bien sûr – mais elles se sentent belles au-delà des étoiles. Elles portent sur leurs joues l’éclat de leur plaisir comme un fard merveilleux.

Pour moi, c’est une autre affaire. Rien de ce qui ordinairement suffit à mon bonheur n’arrive jusqu’à mon cœur. Penser : au biberon de Camille, à son lait et aux céréales qui vont avec, au lit parapluie, aux doudous et aux couvertures, au vin que j’apporte à mon amie, aux pyjamas, à des vestes s’il fait froid, à un matelas de voyage pour Violette, aux couches bien sûr, et tout ce qui va avec. Voilà exactement ce qui m’assomme, alors que la soirée s’annonce délicieuse et que je devrais ne penser qu’à cela. Ajoutons à la sauce une bonne dose de culpabilité – quelle geignarde fais-tu ! Ta vie est remplie de gens aimés, tes filles sont en pleine forme, ton mari te faire rire et ses bras sont immenses, tu es en vacances, toi ! Tu danses, tu lis, tu écris presque tous les jours, dans un confort qui rend honteuse chacune de tes plaintes ! Enfant gâtée ! –  et la mayonnaise est maintenant montée à la perfection. Je suis une boule dure et sombre. Rage d’être mère (et pourtant quelle joie !), rage de n’être pas ailleurs, libre de mes attaches (si douces !). Rage, rage, rage.

Et je charge la voiture, recommandant aux filles d’attendre sagement dans la cour. De multiples allers-retours pour ce qui ressemble davantage à un déménagement qu’à un départ pour un dîner d’amies. Rage encore de tout ce fourbi nécessaire. Tout est bouclé, il ne reste plus qu’à ficeler mes demoiselles en robe des grands jours dans leur siège auto. Je les entends rire sans les voir : elles ne vivent pas dans le même monde que moi. Chaque chose est une joie pour leurs yeux neufs. Et moi, je sais qu’il faut encore les soulever, clipper les savantes attaches, tirer sur les sangles, vérifier la tension, desserrer un peu, retendre finalement, essuyer au passage un nez qui coule et négocier à l’occasion d’une exigence inappropriée que l’une ou l’autre ne manquera pas d’avoir.

Horreur ! Alors que je rumine mon nuage de fumée, je retourne à la cour où Violette et Camille ont trouvé une flaque, de la terre et un seau. Elles n’ont pas hésité, pas une seule seconde. Elles sont heureuses et tapissées d’eau crasseuse et de boue. Je passe sur les cris dont je ne suis pas fière. On nettoie, on se change. Là je ne rumine plus, je fulmine franchement. Nous sommes en retard, il va de soi…

Vient enfin le départ. Heureusement, la route est assez brève et les collines sont belles. Ma tempête s’étouffe au gré d’un virage plus touffu que les autres où les elfes sûrement nichent secrètement, d’un châtaignier dont les fleurs explosent vers le ciel, d’un troupeau paisible au bord d’un étang, en contrebas. Tout va bien finalement. Ce soir sera beau, un pansement pour moi, du nectar pour mes filles.

Dernier croisement dans la tendre campagne. Nous apercevons la maison, vieille ferme plantée à l’orée d’un bois clair, veillant sur les champs jaunes et le vallon qui luit dans la soirée montante. A l’intérieur, les lumières sont déjà allumées, les fenêtres nous accueillent de loin et disent la chaleur amicale qui nous attend. Je jette en souriant un œil sur le siège passager. Non ! J’ai oublié un sac, le sac ! Le seul qu’il ne fallait vraiment, vraiment pas oublier : celui des couches de Camille où sont aussi les indispensables doudous. Oh que le calme fut bref ! Je suis à nouveau ouragan, éclair, tonnerre ! Quelle mère déplorable ! Je me tais, je me tais, enfin j’essaye, pour protéger mes filles de mon humeur furieuse. Demi-tour, ce n’est pas si simple dans la pente et l’étroitesse du chemin. Je suis brusque et maladroite, évidemment. La route en sens inverse a perdu de son charme. Le ciel est noir d’orage, mais toujours moins que moi.

Cependant, lorsque nous arrivons à l’ultime village avant notre maison, le hasard me tend sa main sublime. Un arc-en-ciel invraisemblable de complétude, de netteté, se détache, immense, sur le nuage qui a la teinte de la nuit. Toutes les couleurs sont vives, et, comble de perfection, ce demi-cercle céleste est touché par la flèche du vieux clocher d’ardoise exactement en son centre. La petite église dorée est pleine de soleil, auréolée par l’arc vif et le ciel sombre. Je reçois ce cadeau comme une  belle raison  d’avoir fait demi-tour.

« Maman, un arc-en-ciel ! Tu as vu, il entoure l’église ! » s’exclame Violette, charmée autant que moi. Camille n’a peut-être rien vu, mais elle répète tout ce que dit sa sœur, ôtant les consonnes dentales et vélaires qui visiblement l’indisposent, ce qui donne « Maman (quand même ce mot là est entier !), un ar’en ‘ciel, as vu, Maman un ar’ en ciel ! » etc. Et toutes les remarques de Violette se trouvent répétées, amputées des consonnes gênantes, comme si Camille était un petit robot mécanique dont une pièce serait cassée. Nous rions, nous rions toutes trois de ce moment offert par la grâce du monde.

Et moi qui étais un sac de noirceur mal contenue, je dis à cet instant un merci silencieux. J’entr’aperçois le sourire de mes filles dans le rétroviseur. Vraiment, ce soir sera beau.

Le potager abandonné

A Aulueyres dont la beauté ne peut cesser de se dire.

A Aulueyres où se noue en moi-même un dialogue silencieux.

 

A pic, la Bourges abonde qui mêlera bientôt ses eaux limpides et sombres à sa sœur Fontolière, dont l’attente est froide aussi bien que fidèle. Lorsqu’on lève les yeux, la forêt blanchie de châtaigniers en fleurs dissimule presque complètement le flanc de la montagne.  La lumière semble y avoir élu fermement domicile. Un peu de roche et de terre pelée éclatent seulement au milieu de ces êtres oscillant tranquilles dans leur infinitude. Peuple au feuillage clair béni par le soleil, bercé par la rivière. Au milieu de ces arbres dont les têtes moutonnent, trois peupliers dressent leur majesté verticale comme une échelle inattendue pour grimper jusqu’au ciel. Le vent roule sur leurs feuilles dans un mouvement fugace mais étrangement empreint d’une lenteur qui parait étudiée. Ils semblent semés là par les dieux, offusqués, sans doute, de cette harmonie touffue et ramassée sur elle-même qui les excluait à la perfection.

C’est d’une étendue verte rendue plus belle encore par le vieux mur en pierre qui l’enserre, et par le bassin central, que l’on peut s’étonner des peupliers célestes. Ce morceau de montagne mise à plat était un potager – un étranger à sa première halte intuitivement le saurait – vaste et bien ordonné dans son foisonnement, fleuri de grandes fleurs, soigné par des mains rudes mais pleines de tendresse, qui couvrait cette terre, qui la rendait plus vive.

D’ici, se déroule Aulueyres, tout Aulueyres. Le grand moulinage devenu six maisons aux volumes impensables, les multiples terrasses assaillies de chaleur et du bruit des cigales – invitations à la paresse – les jardins merveilleux qui sont de petits mondes composant l’univers clôt par le grand pont au loin dans le virage, la ferme modeste et amicale, le pré tondu par les deux ânes dont on connaît les noms, les hortensias qui font la boule et colorent l’été au gré de leurs envies, le canal souligné par de vieux oliviers, le barrage tout au fond – lieu des grandes aventures, et l’étroite plage baignée d’eau fraîche, serrant les nœuds de la famille dans un trou de basalte. Les deux rivières, bien sûr, donnent leur chant souverain.

Depuis ce premier lieu simplement en jachère, où plus rien n’est semé et dont la magnificence eut toujours l’humilité du labeur quotidien, on pressent le savant mélange des arbres du domaine, plantés souvent par une tante qui connaît leur nom et leur langage : on voit déjà les points d’exclamation que font les grands cyprès sur le bord du chemin, les noyers donnant leurs fruits parfaits aux mains avides des enfants, les figuiers fous qui s’accrochent à la pierre, les lauriers roses sur les talus, et l’élégance des magnolias dont le cœur sombre des tulipes ne s’offre qu’à l’œil posté aux fenêtres en surplomb, et le kiwi – pergola de verdure au dessus des repas.  Surtout – on le désire si fort qu’on met à chaque jour nouveau, sans lassitude aucune, nos pieds dans les mêmes traces : le duo, juste avant le canal, du bel érable rouge et du ginkgo biloba comme un grand crucifix éclairé d’éventails, et le liquidambar qui fait une seule flamme jaune à l’automne.

Tout Aulueyres depuis ce potager est une joie intense et une route vers mon passé sensible. Tout Aulueyres bruit de ce que tu as été, préserve ton mystère, donne son corps à ta lumière. C’est toi que je n’ai pu toucher du bout du doigt alors que tu vivais, que je cherche, que je sens, que je rencontre, assise dans ton potager abandonné.

 

 

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Adoubé par la montagne

Aulueyres – Des haïkus et des photos

Aulueyres