Blues

Pour jouer, il y avait dix mots, à la librairie Mots et Merveilles. Et comme l’usage le veut, avec dix mots, il fallait écrire une histoire! 

Voici les mots du soir: 

anacrouse – assoupissement – ragaillardi – opercule – mordoré – message – végétarien – éberlué – chanfreiner – décompenser.


Sa contrebasse semble dormir à côté de lui, et dans le silence de la nuit finissante, le jeune musicien croit percevoir la respiration lente du bois et des cordes de l’instrument. C’est comme l’anacrouse de la mélodie bleue du jour qui s’annonce, il se dit.

Lui n’a pas cédé au moindre assoupissement. Dans le fauteuil au tissu mordoré, il contemple la nuit. La fenêtre est l’opercule sacrée qui le relie au monde. Après, il y aura des heures de studio, des heures dans la boîte à musique. Ca l’angoisse, ça. L’homme, dans son costume années quarante à peine élimé aux coudes, se sent un peu ragaillardi par la beauté des arbres nus dont les ramures noires découpent le ciel de lune. Ca lui fait presque mal, aussi, que ce soit si beau dehors. Ca lui fait mal parce qu’il va jouer dans une boîte toute la journée, et qu’il y aura toujours le gamin qui viendra lui apporter un sandwich au jambon et qui repartira avec, encore, l’air un peu éberlué parce qu’il ne comprendra pas le message, cette fois-ci non plus, il est végétarien, lui. Les animaux ils les aime vivants et libres, mais ça, le petit môme qui apporte les repas, il n’a pas l’air de comprendre. Peut-être qu’on lui a chanfreiné le cerveau avec la télévision quand il était petit – ou avec autre chose, d’ailleurs – et que du coup, il ne retient plus rien.

Le ciel devient rose maintenant. Les étoiles cessent de régner et le musicien empoigne la contrebasse endormie. Il sort de ses pensées. Il va jouer bientôt dans la boîte qu’il déteste, et ça le tuera parce que ce ne sera jamais assez bien, jamais, mais il y aura contre lui ce grand corps de bois et sa belle voix prendra tout l’espace, toute sa tête, son cœur, sa chair, et ça, ça l’empêchera toujours de décompenser.