Texte écho aux propositions de Quyên et Joséphine qui se sont pliées à l’atelier d’écriture proposé par François Bon: il fallait raconter trois souvenirs de films. Je ne suis pas dans les clous et ne respecte pas les contraintes, mais ce texte est né ainsi, après lecture des textes de Quyên et Jospéhine.
A Maman
Quand j’étais enfant, il n’y avait pas de télévision à la maison. Cela n’est ni une plainte, ni une fierté, mais un constat qui a son importance quand j’essaye de penser aux images qui ont peuplé mes rêveries d’alors. D’abord, les dessins animés dont parlaient mes camarades d’école ne représentaient absolument rien pour moi. Ils n’ouvraient à aucune image. De ce fait, je ne me souviens d’aucun des titres stars des récréations de l’école maternelle et primaire. Peut-être y ai-je perdu quelque chose mais je n’en ai pas le sentiment. Je veux dire (sans jugement négatif à l’encontre des écrans, et je me mords les lèvres pour ne pas développer l’article dans ce sens; mais ce n’est pas le propos), que je ne me souviens pas avoir regretté de ne pas avoir accès aux mêmes divertissements que mes camarades. J’ai sans doute eu la curiosité piquée, mais je n’en garde aucune trace intérieure.
Ce dont je me souviens, c’est que mes images mentales étaient liées à mes lectures, ou à celles que ma mère faisait pour moi et qu’elles suffisaient à ma joie. Les plus anciennes viennent d’un livre en tchèque où une fourmi malade était soignée par un docteur fourmi que j’appelai « Docteur Jojo ». Elle était bandée à la tête et les autres fourmis s’affairaient autour d’elle. Ces images sont associées à des mots que je reconnaissais comme étrangers alors même que je ne savais pas lire. J’ai aussi gardé de mes livres d’enfant ces trois cloches fabuleuses sous lesquelles Zaza collectionnait des mots qui sonnaient ensuite quand elle les faisait tinter. Comme elle, je préférai la petite cloche, celle des petits mots, et la grosse cloche me faisait peur – comme au chat. Ensuite, l’univers qui peupla mes rêveries, et qui fut le plus élaboré, le plus nourri, le plus essentiel, fut celui si lisse et si sage des romans de la Comtesses de Ségur. Ce monde de gens bien habillés, où même les polissons étaient gentils, me fascinait. Les robes et les rubans bien repassés des petites filles, leurs aventures raisonnables étaient aussi rassurantes qu’un doudou. D’ailleurs, bien plus grande, il m’est arrivé de relire en cachette mes vieux livres roses pour me consoler d’une grosse angoisse ou d’un chagrin. J’ai très nettement l’impression que ces mondes ouverts par la lecture avaient au moins autant de place dans ma vie d’enfant que la réalité.
Cependant, ma mère, pleine de bon sens et d’amour, organisa quelquefois des sorties au cinéma dont je situerais les premières entre mes cinq ans et mes huit ans. Je me souviens que c’était un plaisir assez rare et que cette rareté ne donnait lieu à aucune frustration mais augmentait le bonheur de ces moments partagés avec ma sœur et ma mère. Je crois que nous avions l’impression d’un grand privilège, et mon intuition me donne à penser que ma mère partageait cette impression avec nous. Je me souviens de trois dessins animés que j’ai trop de mal à étaler sur un axe droit du temps qui, dans l’espace de la mémoire, est devenu un labyrinthe passionnant.
Une fois, je devais être au CP, nous allâmes, ma mère, ma soeur et moi, voir Les Aristochats. Je ne me souviens de rien d’autre que notre tendresse pour ces chatons, notre gaité dans la voiture, en rentrant. Je ne garde pas d’image du film lui-même. Mais ce qui rend ce souvenir si extraordinaire, c’est que, très peu de temps après être allées au cinéma, nous trouvâmes au garage, dans un carton, un minuscule chaton noir que ma mère avait amené à la maison. Notre surprise et notre bonheur furent certainement parmi les émotions les plus intenses de ces années-là. Nous baptisâmes ce chaton Berlioz et l’aimâmes passionnément. Le premier chat de la famille! Il va sans dire qu’il fut le chat le plus affectueux et le plus incroyable que nous ayons connu, durant sa trop courte année de vie. Je ne peux maintenant entendre la musique des Aristochats sans penser à ce chat qui devint une légende familiale.
Maman nous emmena une autre fois (avant – ou après – les Aristochats) voir Le Livre de la Jungle. Je n’ai que quelques bribes de souvenirs du dessin animé et je ne peux affirmer que les noms des personnages me soient restés de cette séance-là. Je ne peux oublier cependant que la salle de cinéma me paraissait immense et que nous étions seules (ou alors, je croyais que nous l’étions). Et surtout, je crois pouvoir affirmer que nous avions attendu la toute fin du générique et qu’une nouvelle projection avait démarré sans que nous ne soyons sorties de la salle (je ne sais pour quelle raison nous n’étions pas sorties. Audace de ma mère?). Le deuxième visionnage eut la saveur d’un bonbon volé.
Enfin, un dernier souvenir de film que je ne saurais pas dater non plus, est lié à Kathy, une amie de mes parents que nous aimions beaucoup et qui était la marraine de ma sœur. Je me souviens qu’elle nous faisait rire et que son appartement villeurbannais était un véritable livre d’aventures. Elle y faisait trôner de nombreux objets ramenés de ses voyages, et surtout de la petite île des Philippines qu’elle finit par adopter définitivement dans les années qui suivirent et où elle mourut, après avoir, notamment, subi une tentative d’assassinat au « coup’coup » (une machette servant à fendre les noix de coco). Elle en garda le crâne abîmé et perdit un oeil. La séance de cinéma à laquelle Kathy me mena remonte à bien avant ces sombres événements, mais je ne peux m’empêcher de penser que Kathy a été comme un roman vivant. Peut-être est-ce elle aussi qui donna tant envie de voyager à ma petite sœur. Sa vie sur son île demeurait un mystère miraculeux et fantasmagorique pour nous qui ne quittions jamais la France. Imaginez, elle avait même de petits singes apprivoisés qui vivaient avec elle au milieu d’une forêt de cocotiers et dont elle nous envoyait des photos! Quand nous étions petites, Kathy nous gardait de temps en temps à Villeurbanne. Sa baignoire-sabot nous intriguait au moins autant que les masques mexicains et que les grands puzzles collés et accrochés aux murs. C’est donc lors de l’un de ces séjours, que Kathy m’emmena (seule, je crois, parce que j’étais la grande et ce privilège augmentait encore le plaisir de cette sortie) voir la Belle et la Bête. Encore une fois, je ne garde aucun souvenir du film mais Kathy m’avait offert, en plus, un grand livre avec l’histoire et les images de Disney. N’étant pas habituée à posséder des produits Disney, les dessins me paraissaient particulièrement beaux, tout comme le livre, parce qu’il était plus grand que tous mes autres livres et que les pages étaient en papier glacé. Pour ces raisons, Il fit longtemps partie de mes livres les plus précieux, et parce que c’était un cadeau de Kathy que j’aimais, et un cadeau qui m’avait été fait particulièrement à moi, ainée. Je suis certaine que ma sœur n’avait pas été en reste mais Kathy avait eu cette bonté de me faire sentir que ce présent était spécialement choisi pour moi.
Je suis émue de constater que le fait d’évoquer des films vus dans l’enfance ne déclenche pas de souvenir précis de ces films mais plutôt une impression diffuse, une brume liée à quelques images de ma vie de petite fille. Et je crois que cette brume, je peux l’appeler bêtement, simplement, naïvement, mais sincèrement aussi: bonheur. Ce genre de souvenirs est une douce compagnie dont le travail du temps ne nous prive pas, mais au contraire, nous fait jouir davantage, en recomposant le passé selon une mystérieuse loi, celle des émotions.