Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé

Voici le dernier des trois temps de la valse, la suite des deux billets précédents.

Cette année le concours était parrainé par Christophe Carlier et la phrase par laquelle nous devions commencer était: « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé ».

Je n’ai pas encore assez de recul sur la nouvelle que j’ai proposée, même si je sens ce qu’elle peut avoir de convenu, d’attendu. Je note aussi que mon personnage s’appelle Marie, comme dans la nouvelle précédente, tandis que dans la première l’homme s’appelait Marin. Obsession? Manque d’imagination?

Ecrire une nouvelle est toujours un exercice très difficile pour moi. Le format, le genre, la pression du délai à respecter dans une période où il y a énormément de travail au collège… autant de terribles contraintes! Mais j’aime l’idée de partager cette difficulté avec les élèves, d’essayer comme eux, de suer, comme eux. De manière générale, ils ont beaucoup plus d’imagination que moi.

Cette année, c’est une autre amie, Ainhoa, qui m’a aidée à débloquer cette histoire qui ne voulait pas démarrer. Merci pour ces échanges fertiles!

La question reste toujours la même: que peut-il advenir de ce personnage tout neuf? La réponse naît parfois dans une discussion animée autour de l’acte d’écriture, sans lien direct avec le texte en cours d’écriture…

Cette année, il y a avait seulement une élève à la remise des prix, un élève souriante, intelligente et vive, qui dit toujours son enthousiasme. Une élève pleine de lumière.

Cette année, ma collègue et amie est venue aussi, et nous avons savouré des pâtisseries orientales avant de nous rendre à la médiathèque, heureuses de ce temps qui nous était donné. Ce sera sans doute la couleur que je garderai du concours de nouvelles 2019!


« Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé. » « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé. » Marie avait écrit cette phrase au moins vingt fois. Et elle se la répétait, intérieurement, parfois en la murmurant, à longueur de journées. Elle l’avait tant tournée en elle, cette phrase qui devait être augurale, qu’elle était devenue une chose ronde et dure, sans aspérité, sans surprise. Impénétrable.

Pourtant, elle n’avait pas le choix. Elle s’était engagée à donner un texte elle aussi, à participer au jeu avec ses élèves, qui avaient écrit, eux, courageusement. Un concours de nouvelles est une chose sérieuse quand on a quatorze ans. Alors qu’elle pensait à eux, un sourire balaya son visage comme un rayon blanc.

Assise à son petit bureau, elle tenta d’appliquer les méthodes qu’elles donnaient aux enfants, en classe. Partez des mots. Cherchez donc ce qu’ils cachent, ce qu’ils révèlent. Elle essaya d’être sa propre élève.

Il. Ce « il » était peut-être le nœud du problème. Elle n’arrivait pas à lui donner corps. Un vieil homme ? Un enfant ? Son fils Martin ? L’homme dur qu’elle avait quitté, bleue de ses poings ? Elle ne voulait pas raconter sa vie. Sa pauvre vie. Mais la fiction était si mince, si lointaine, si creuse. Toutes les combinaisons étaient dérisoires. Pas de chair dans ses mots, pas de vie, pas de souffle.

Cela faisait des mois que les mots se refusaient, que tout ce qu’elle écrivait avait uniquement l’épaisseur de ses feuilles de brouillon. Les premiers coups reçus, et les suivants, avaient petit à petit fait s’éteindre son grand feu de langage qui jusque là avait brûlé si fort en elle qu’aucune journée ne s’était déroulée sans écrire. Elle tentait maintenant de souffler sur les braises. En vain, visiblement.

Marie s’arrêta, exaspérée. Elle était fatiguée. Martin l’appela. Il voulait une histoire. Elle accepta de bonne grâce -c’est reposant, une histoire toute écrite ! – jeta son crayon et alla s’asseoir avec son fils sur le petit lit blanc , dans sa chambre. La jeune mère ouvrit une histoire de papa poule qui était un ours et que son poussin aimait beaucoup. C’était le genre d’histoires qu’aimait Martin, des histoires de papas gentils. A elle, ces histoires lui enfonçaient toujours une épine dans le coeur.

Quand Martin s’endormit, Marie renonça à se remettre à sa table, à chercher cette nouvelle qui ne venait pas, ce « il », et ce morceau de verre brisé qui demeurait bien trop opaque pour du verre. Les collines lui offrirent un tendre rendez-vous au bord de la fenêtre. Elles accueillirent son malaise, sa douleur de vouloir écrire et de ne plus pouvoir. Le souvenir des poings d’homme. Les collines ne disaient rien à tout cela qui débordait de ses yeux, et c’était reposant. Les arbres nus attendaient dans les herbages, fragiles et dépouillés, comme elle. Mais la lumière de janvier bondissait déjà si claire sur les flancs ronds que Marie sut que quelque chose couvait et que le monde, discrètement, avait un petit sursaut, un frémissement secret, qui la consola.

Quelqu’un sonna. Marie bondit. Et si la sonnette avait réveillé Martin ? La jeune mère n’avait pas l’habitude d’être dérangée. Son fils faisait ses jours maintenant. Leur petite solitude lui était devenue chère, triste et précieuse à la fois. Elle ouvrit la baie vitrée, méfiante et douce. Elle dit « Entrez » et le vieux portail de la cour grinça en s’ouvrant. L’homme qui s’avançait était beau. Marie le remarqua tout de suite. Mais cela ne fit pas tomber sa méfiance qui avait été autrefois si fragile. Elle ne le fit pas entrer et il frotta longuement ses chaussures sur le paillasson, attendant peut-être une invitation qui ne venait pas. Marie l’observait. Il portait un manteau en laine bouillie assez inhabituel, et un pantalon plein de poches. Un pantalon pour emporter la vie toujours avec soi. La jeune femme constata qu’elle ne l’avait jamais croisé auparavant, ni au village, ni ailleurs. Et il n’avait pas l’air d’un commercial non plus. Lorsqu’il ôta son bonnet, elle s’aperçut qu’il portait les cheveux un peu longs, qu’ils étaient libres et bouclés, pleins de mouvement. Une barbe de dix jours. Cette homme-là semblait tracer tranquillement le chemin de sa vie, en souriant. Marie le sentit dans ce premier moment mais elle ne desserra pas les dents. Elle demeurait silencieuse, l’interrogeait du regard. Le visiteur sans doute remarqua à quel point Marie était frêle et pâle. A quel point elle avait peur. Alors il dit son prénom en lui tendant la main, avec la simplicité d’un enfant.

« Je m’appelle Thomas. »

Marie songea, en serrant cette main tendue, au père de Martin, à sa dureté de cœur, à ses coups. Qu’y avait-il sous ce sourire et ces cheveux longs? Tout résistait en elle aux yeux clairs de Thomas, au frisson discret qui soudain la parcourait, qui faisait circuler sous sa peau quelque chose qu’elle avait oublié.Tout luttait, se rétractait. Pourtant, elle fit l’effort d’écouter ce qu’il voulait dire.

Thomas expliqua qu’il faisait des photos et qu’il se doutait que la vue sur les collines, à la fenêtre de la maison de Marie, était unique. Au ras des dômes verts, dégagée et tendre, ronde et intime. Marie fut surprise d’entendre ces mots-là qu’elle utilisait elle aussi, en parlant des collines au bord de sa fenêtre. Comment pouvait-il savoir ? Etait-ce un sombre stratagème pour l’approcher, elle, la fragile, la vulnérable, pour la priver de ses mots intimes, pour la séparer d’elle-même, encore?

Tout remontait: les premiers soirs avec cet homme qu’elle avait aimé, sa confiance, la douceur dont il avait su faire preuve, d’abord. Et puis les premiers mots pointus, le mépris qui sifflait entre ses lèvres, les grandes colères et les portes claquées. Elle, sidérée. De plus en plus petite. De plus en plus blanche. De plus en plus maigre. De plus en plus silencieuse. Ses feuilles blanches, après la première gifle. La tête contre le mur. Et Martin qui dormait, si petit et n’ignorant rien, dans son sommeil, de l’homme qu’était son père. Marie pensait à sa fuite, sa fuite après tant d’autres coups. Sa fuite, le jour où Martin avait dit: « Papa méchant ». Le sursaut.

Tout le tapis noir de sa vie se déroulait dans son silence et elle faillit mettre l’homme à la porte, tout bonnement, prétextant qu’elle avait du travail. Thomas, pendant le grand silence de Marie, eut la délicatesse de se taire aussi. De la laisser finir de penser. Et c’est cela, sans doute, son silence, qui empêcha la jeune mère de refermer la porte.

En le laissant entrer, elle se dit que, quand même, le sourire et le regard du visiteur apportaient un peu de ciel dans la maison. Elle le conduisit à la fenêtre sans rideau qui la versait chaque jour dans les bras du monde. Il contemplèrent en silence. Il s’assirent sur large rebord où Marie avait disposé de grands coussins plats.

La jeune femme regardait davantage son hôte que les collines à travers la baie. Maintenant qu’il s’était assis, elle ne voulait plus qu’il parte. Elle fit du thé. Il montra ses photos. Elle parla des élèves et de Martin, de la solitude. Elle parla des mots qui ne voulaient plus venir, de cette fontaine secrète qui s’était douloureusement tarie.

On entendit des pas dans le couloir. Le visage maquillé d’un étrange clair-obscur, Martin surgit en réclamant son goûter, et ne sembla pas perturbé une seconde par la présence de Thomas qui parlait doucement. Il lui sourit tout de suite. De façon générale, Martin ne craignait que son père. Pendant que l’enfant dévorait une tranche de quatre-quart tout en faisant des projets de construction de château en planchettes de bois, Thomas installa son matériel de photographie. Il ouvrit la fenêtre et la bise fit rire tout le monde parce qu’elle était mordante et qu’on n’y avait pas pensé, en regarder le soleil à travers les carreaux. Même Marie s’oublia un instant à rire.

Quelques clichés. Quelques mots simples, un autre thé.

Thomas revint le lendemain, pour des photos du matin. Marie avait préparé à manger mais parlait peu. Elle ne baissait pas la garde. Thomas lui dit, alors que Martin venait de s’endormir pour la sieste sacrée – l’heure des mères – qu’elle était jolie, et que c’était elle qu’il avait envie de photographier maintenant, mais qu’il n’osait pas et qu’il ne voulait pas l’offusquer. Marie se raidit davantage et ne répondit rien. Thomas ajouta en baissant les yeux qu’il était vraiment désolé de lui faire peur comme ça. Il trouvait que ce n’était pas juste qu’une femme si douce soit égalemment si terrifiée. Il savait qu’il ne pourrait pas la guérir de sa peur avec des mots, et pourtant il avait envie de lui promettre qu’il ne lui ferait pas de mal. Il avait envie de la prendre la main, de la serrer contre lui, tout doucement, pour la rassurer,mais il n’en ferait rien, bien sûr. Il y a des choses que l’autre doit d’abord autoriser avec les yeux. Ses joues étaient un peu plus roses et il s’animait en parlant.

C’était d’ailleurs la première fois qu’il parlait aussi longtemps. Marie sourit un peu, comme pour s’excuser d’être si froide, comme pour dire que ce n’était pas lui qui lui faisait peur mais une ombre si grande que rien n’arrivait à la chasser. Elle lui dit quelques mots de cette ombre, et de ses pages blanches aussi qui la faisaient tant souffrir. Thomas dit simplement que c’était peut-être ce vide-là, tout imprégné de noirceur et de larmes, qu’il fallait raconter. Peut-être. Marie remercia Thomas avec un autre sourire, un vrai sourire cette fois, un peu triste mais venue de loin en elle. Elle lui dit que peut-être, elle lui téléphonerait.

Quand Thomas passa la porte, Marie voulut savourer le supplément de liberté que lui offrait la sieste prolongée de Martin. Elle s’assit à sa table. Alors qu’elle prenait son crayon, pleine de doutes encore, elle sentit que quelque chose en elle cessait de lutter, doucement, progressivement. Le « Il » de sa nouvelle devint immense et noir, et le morceau de verre un horrible instrument. Elle utilisa la troisième personne pour la femme aussi, ce n’était pas elle. Ce n’était pas sa vie, ce ne serait plus sa vie. Elle écrivit les blessures, et la violence qui toujours suprend. Elle raconta la terreur et le sang, et sa nouvelle, enfin, naquit. Elle ne pleurait pas en écrivant. Elle était plus concentrée que jamais, emportée par la scène atroce qu’elle créait, à partir des images si profondément inscrites en elle. C’était jubilatoire, cet état. Elle se lavait de mots, jouissait, se sentait neuve et puissante. Grâce aux mots de Thomas, qu’elle reverrait, qu’elle voulait revoir, elle le savait maintenant, « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé », en ouvrant sa nouvelle, venait clore dans le feu un sombre chapitre de sa vie.

Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise…

Il y a trois ans, je participai avec mes élèves à un concours de nouvelles dont Françoise Henry, romancière, était la marraine.

Mes élèves et moi avions tous reçu un prix et c’était un moment de joie partagée assez rare.

Françoise Henry avait donné comme phrase augurale: Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise.

La remise des prix fut l’occasion de notre rencontre et le point de départ d’une collaboration fructueuse et d’une amitié fertile.

Ainsi, la nouvelle que j’avais écrite cette année-là, quoique versant davantage du côté du conte et largement perfectible, notamment du point de vue du style et de la présence de peu discrète de plusieurs clichés, m’est restée chère. 


Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise, mais il ne s’en plaignait pas. Il disait qu’elle était suffisamment lourde comme cela, et remplie du nécessaire. Il ne s’en défaisait jamais. Cette vieille valise était en cuir patiné et craquelé à certains endroits. L’homme portait cette valise comme il eût porté le corps d’une femme tendrement aimée. Dans les troquets où il avait passé une soirée, dans les restaurants, les épiceries et même les bibliothèques où il s’était arrêté, on parlait de lui en l’appelant « le gars à la valise », bien longtemps après son départ.

Cet homme étonnant vivait en nomade au milieu des sédentaires. Il ne demandait pas l’aumône mais il trouvait toujours un petit travail à faire – une soirée aux fourneaux d’un restaurant, un service rendu – en échange d’une assiette chaude et d’un coin pour dormir. Il disait qu’ainsi il ne manquait de rien et qu’il conservait l’immense privilège de son entière liberté.

Le soir où il arriva à Montromant, il neigeait et le vent soufflait fort. Au milieu des collines, le village semblait enseveli sous la brume et le froid. L’homme ne tremblait pas pour autant en marchant dans le blizzard, mais serrait bien fort la poignée usée de sa valise. Il entra, souriant et calme, dans l’unique auberge du village. La vieille Francia l’accueillit aimablement. Les quatre-vingts années de l’aubergiste ne semblaient pas avoir entamé son énergie vitale. Veuve, elle tenait sa grande auberge, seule depuis vingt ans déjà. Elle invita l’homme à s’asseoir. Il était grand et charpenté. Sa voix, lorsqu’il la salua, frappa cette femme énergique par sa tranquillité grave et douce à la fois. Il lui demanda si elle voulait bien lui offrir un repas chaud et le laisser dormir dans l’auberge. Au lieu de la payer, il lui donnerait de son temps, de sa force.

« Pourquoi pas, s’exclama-t-elle en souriant. Il y a toute la grande salle à repeindre. Les murs sont bien abîmés. Si vous m’aidez, je vous loge en pension complète le temps des travaux. »

L’homme accepta et s’installa devant une assiette de soupe fumante et parfumée que lui servit Francia. En réalité, la vieille dame l’aurait repeinte seule, son auberge, mais l’idée d’avoir la compagnie de cet homme étrange et agréable, pour quelques jours, la séduisait. Il faut dire qu’au creux des collines, dans son minuscule village, elle sentait parfois bien douloureusement le poids de la solitude.

Son auberge était ouverte tous les jours, à toute heure, et les quelques clients qui entraient apportaient à Francia la compagnie dont elle avait besoin. Elle aimait bavarder, entendre les histoires des uns et des autres. Elle aimait écouter ces hommes et ces femmes qui devisaient devant un verre de vin blanc.

Alors, naturellement elle engagea la conversation avec son visiteur. Elle lui demanda son nom, d’où il venait, où il allait. Il s’appelait Marin et il marchait depuis toujours. Il aimait sa liberté et les rencontres qui s’offrent aux voyageurs seulement. Un homme qui ne s’arrête pas ne pèse pas, et sa présence est appréciée comme un rayon de lumière fugace. On se confie facilement à celui qui emportera demain ses secrets dans son sac. Pour rencontrer vraiment les autres, il fallait être de passage.

 Francia lui proposa de monter sa valise dans sa chambre. Il refusa. Sa valise lui était si précieuse, si nécessaire, qu’il ne pouvait supporter l’idée qu’elle soit loin de lui. Et voyant l’œil surpris de son aimable hôtesse, il lui raconta qu’elle lui avait été donnée par une princesse du Moyen-Orient, alors qu’il était jeune homme. Cette femme était tombée amoureuse de lui et voulait l’emmener avec elle, dans son pays de soleil. Elle lui avait offert cette valise, remplie de choses précieuses, comme gage de son amour et pour symboliser le voyage qu’il accomplirait jusqu’à chez elle. Pour l’amour de cette femme à la peau parfumée, il avait failli renoncer à la liberté. Mais il sentait depuis sa tendre enfance qu’il était destiné à la marche, au voyage perpétuel, libre et ouvert au hasard. Luttant contre lui-même, il avait donc refusé de suivre sa bien-aimée et avait gardé la valise pour qu’elle lui rappelle toujours son destin, à chaque fois qu’il serait tenté de s’installer quelque part. De plus, elle contenait les seules richesses qu’il avait jamais possédées.

Alors qu’il racontait de sa voix grave et belle, quelques clients de passage s’étaient approchés pour l’écouter. Et pour ces villageois qui n’avaient pas lu d’histoire depuis leur tendre enfance, voilà que se déroulait en eux l’aventure romanesque de cet homme qui avait séduit une femme plus belle qu’ils n’en avaient jamais vues. Un grand silence avait laissé toute la place aux mots magiques de l’étranger.

La semaine durant, Marin aida Francia. Il repeint la grande salle, répara tout ce qui devait l’être, fit la vaisselle avec une énergie et un entrain qui s’accordaient parfaitement avec le tempérament vif de la vieille dame. Ils s’entendirent bien. Marin était prévenant et efficace. Francia préparait de bons repas. Ils se racontèrent quelques unes des nombreuses anecdotes vécues ou entendues. Marin, qui fréquentait les bibliothèques, parla de ses romans préférés à Francia, qui, en écoutant le discours passionné de cet étranger, eut pour la première fois envie de plonger dans des lectures qu’elle se représenta pleines de voluptés.

Mais dès le deuxième soir, alors qu’un autre client plaisanta à nouveau sur la valise de Marin, posée sur une chaise, juste à côté de lui, celui-ci fit surgir à nouveau dans l’auberge une émotion profonde. Il parla de sa mère, morte alors qu’il était enfant, des suites d’une longue maladie. Elle avait élevé seule, avec pour seules ressources son courage et l’amour qu’elle portait à son fils. Se voyant mourir, elle avait travaillé à réunir le plus de richesses et de choses utiles pour que son fils ait une chance de s’en sortir après sa mort. La valise était donc pleine de vieilleries maintenant inutiles mais Marin expliqua qu’elle représentait pour lui la seule trace de son enfance, sa seule famille. Elle lui rappelait la puissance de l’amour, et la nécessité du courage. Il savait qu’il s’effondrerait s’il en était séparé.

Une fois encore, un profond silence se fit. Certains des hommes rustres assis au comptoir essuyèrent discrètement une larme. On l’interrogea encore sur le reste de son enfance, seul avec sa valise. Marin replongea volontiers dans le récit de ses aventures jusqu’à une heure avancée de la nuit. Plusieurs clients, comme Francia, avaient entendu l’histoire de la veille. Dès lors, ils surent que les récits du voyageur étaient des fables. Ils acceptèrent l’illusion comme on le fait en ouvrant un recueil de contes.

La semaine passa comme cela, bien doucement. La journée Marin et Francia s’activaient en discutant et faisaient une nouvelle jeunesse à l’auberge. Chacun prenait grand plaisir à ces moments de labeur et d’échange. Le soir, la grande salle, au milieu des escabeaux et des pots de peinture fraîche, se peuplait de plus en plus de villageois, venus écouter les histoires de l’étranger. Le bruit de ces soirées extraordinaires avait même couru dans les villages alentours et du monde, des familles, bravaient les routes enneigées et l’hiver glacial pour entendre l’homme à la voix grave et aux mille vies. Francia rayonnait de bonheur, voyant son auberge pleine de vie et de chaleur. Chaque soir était donnée une nouvelle origine à la vieille valise, et chaque soir Marin rappelait l’importance symbolique de sa valise et affirmait ne pouvoir se passer d’elle. Les hommes, les femmes, les enfants repartaient en rêvant à son contenu, et à toutes les aventures qui lui étaient associées.

Le dernier soir, Francia fit quelque chose de bien rare : elle ferma l’auberge. Elle déclara à Marin qu’elle était fatiguée par la semaine de travaux. Elle n’osa avouer qu’en réalité, elle désirait profiter seule de cette dernière soirée avec son hôte. Elle n’osa pas non plus lui demander de rester encore car elle s’attendait à un refus qui l’aurait peinée, s’il avait été formulé. Marin de son côté, était heureux dans la grande auberge du petit village. Pour une fois, il aurait aimé rester. Mais il ne pouvait se soustraire à la règle qui avait toujours donné du sens à sa vie. Alors ils savourèrent comme une douce liqueur ces dernières heures partagées. Marin sentait une tendresse infinie pour cette dame qui le traitait avec la bienveillance et l’énergie d’une mère. Il voulut lui faire un cadeau et lui conta une dernière histoire à propos de sa valise. Il lui jura que cette fois-ci, ce n’était pas un conte mais la vérité simple. C’était une valise achetée dans une brocante avec le premier petit salaire qu’il avait reçu. Depuis, il emportait de chaque lieu traversé et aimé, un objet en souvenir. Cette valise était son passé, le résumé de sa vie. Francia lui donna le plus petit des pinceaux utilisés pour mettre à neuf l’auberge.

Au matin, Marin quitta Montromant le cœur serré. Il vit les yeux tristes de Francia et il lui sembla qu’il quittait la seule mère qu’il eût connue. Elle le regarda s’éloigner dans la neige, pensant au vide qu’il laisserait dans son auberge et dans sa vie. Mais lorsqu’elle rentra chez elle, sur la chaise occupée tous les soirs par Marin, elle trouva la valise. Elle crut un instant à un oubli jusqu’à ce qu’elle voit un mot qui lui était adressé, accroché à la poignée :

« Chère Francia, je n’ai jamais eu tant envie de rester quelque part. Je vous laisse ma valise et les trésors qu’elle contient. Ce sera une manière d’être auprès de vous, même après mon départ. Qu’elle vous tienne aussi bonne compagnie qu’à moi. Marin ».

Alors que Marin disparaissait dans la neige qui fondait, Francia ouvrit la valise précautionneusement, comme on ouvre avec volupté un mystérieux coffre au trésor. Elle s’apprêtait à examiner tous les objets récoltés par le voyageur, à plonger dans les délices de longues rêveries. Mais quand le mécanisme rouillé céda enfin, elle poussa un petit cri de surprise. La valise était vide !

Marin avait été un mirage, mystérieux et fabuleux. Il ne resta de lui, à Montromant, que ses contes qui animèrent encore bien des soirées, à l’auberge de Francia, autour de la vieille valise. On finit même par douter qu’il eût vraiment existé. Seule la vieille dame garda au cœur la chaleur de sa douce présence.