Le temps des larmes

Claire, Julie, Pierre et Amar – ch 4

 

Suite des articles:

Lune

Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

Lune – ch 2

Margot – ch 2

Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

Lune – ch 3

Dans la cathédrale

L’art est un prétexte

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En revenant d’Azay-le-Rideau, Pierre et Amar ont pédalé très vite, faisant une course taquine à leurs deux amies. Amar est tombé à force de regarder derrière lui Julie et Claire qui appuyaient de toutes leurs forces sur les pédales pour tenter de les rattraper. La cheville est foulée. Claire le sent tout de suite sous ses mains extralucides. Julie tente de plaisanter encore mais le cœur n’y est plus. Ils ont les soixante  kilomètres dans les jambes et la chute brutale a fauché au passage toute leur joie. Pierre commence à organiser la suite : aller aux urgences, rendre le vélo de location, réserver un train pour rentrer à Paris. Tout le monte parle et s’agite autour d’Amar qui ne bouge plus, assis au bord de la route. Tours est encore à trois kilomètres. On appelle un taxi pour regagner la ville.

Voilà, c’est réglé, dit Pierre quand il a prévenu l’hôpital et commandé le taxi, pris des billets de train pour le soir. Il s’agenouille pour dire à Amar que de toute façon, il rentre avec lui, qu’il ne peut pas le laisser faire le trajet seul avec la cheville dans cet état-là.

Claire est la guérisseuse. Elle fait les gestes qu’il faut, improvise un bandage. Sans elle, Julie et Pierre ne sauraient pas quoi faire. Ce serait la panique. Comme dans la vie d’ailleurs. Sans Claire… Non, la vie sans Claire, ce n’est même pas une éventualité dans le cœur de ses trois amis.

Julie serre les épaules d’Amar assis par terre. Elle a cessé de parler maintenant. Elle se contente d’offrir ses mains amicales à son corps douloureux. Elle le regarde, intensément. Elle voudrait boire comme un buvard toute la souffrance de sa cheville. Pas seulement celle de sa cheville. Elle le regarde aussi puissamment qu’elle l’aime. Julie est celle dont l’amour fait s’imprimer en elle les blessures des autres.

Et son silence se fait lucide, soudain. Amar a la cheville énorme, il a froid, mais les traits de son visage n’ont pas bougé, pas tremblé jusque là. Ses cheveux sont toujours impeccablement mis, son profil a la forme pure de la perfection. Ses yeux sont clairs. Ses lèvres dessinées comme par une main de maître. Le menton net. La blondeur virile. Julie se dit qu’il a la beauté de l’absence. Il n’habite pas son corps. Il cultive cette image pour qu’elle prenne la place de son âme. Quand il rit, ses éclats sont musicaux. Quand il parle, les mots sont choisis. Quand il bouge, parfois, il se contrôle tant qu’il semble mu par un mécanisme. Ce qui le sauve du vide, c’est son cœur tout tourné vers les autres, inquiet toujours, et poreux. Etrange jeune homme que ses amis ont très rarement vu abandonné à l’émotion. Il cache sous cette apparence lisse comme celle des statues, une palpitation très tendre, très singulière. Elle se fait parfois si discrète qu’on peut se demander s’il l’entend, s’il sent ce battement vital. Quand on a retrouvé le corps de son père, dans un bois, il a seulement dit « Ah, d’accord ». Julie, qui l’a pris immédiatement dans ses bras, a deviné l’abîme qui s’est ouvert sous la surface. Mais il n’y a rien eu d’autre ensuite. Les rires petit à petit ont repris leur espace.

Et maintenant, dans ce tête-à-tête des yeux, Julie s’affole. La ligne parfaite du menton d’Amar vacille. Les coins de ses lèvres, très discrètement, se contractent vers le bas. Retour au cœur. Une larme. Une autre. Et brusquement c’est un fleuve entier qui lui passe dans les yeux. Plus rien ne l’arrête. Ni la joue de Julie posée au creux de son cou, ni  Claire qui tient à présent ses deux mains. Ni Pierre qui se tait mais qui reste à côté. Pleure, dit doucement Julie. Alors Amar pleure encore, avec des bruits de gorge qu’ont les enfants qui seuls savent se livrer entièrement à leur chagrin, le rendant intense et éphémère. Il devient boule ronde, et rien n’existe plus que sa peine venue de tous les mois passés à se tenir bien raide, raide comme le corps de son père au bout de la corde verte, dans le petit bois couvert de givre. Amar oublie le bitume et la Loire qui coule à côté, accompagnant, lente et stupéfaite, le larmier englouti qu’il rend au jour.

Quand le taxi arrive, Amar n’a pas bougé encore, tout ce qui vit en lui est occupé à pleurer. Enfin. Il sent qu’on le soulève mais il ne peut donner de sa force vitale et se laisse emmener par les bras qui l’aiment. Il est un nouveau-né à la souffrance. Enfin.

Le train l’emporte maintenant. Il n’a pas pu parlé encore. Sa cheville est bandée, pas son cœur. Un peu avant Paris, dans un souffle, Amar réclame  sa mère. Rien d’autre et pourtant l’exigence est aiguë. Là, tout de suite, sur sa joue, la main calleuse de sa mère qui le tiendrait comme un bébé. Il n’y a que cela qui puisse faire cesser la crue de son malheur. Elle est loin. Il pleurera longtemps. Ce n’est pas grave, il a toutes les larmes de sa vie en réserve.

Lune

 

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L’odeur de la grosse pluie d’été, joyeuse et brutale, accueille Lune à la sortie de la gare. Cela sent la forêt traversée par l’orage. Pourtant, et c’est un mystère, elle est au cœur  de la ville blanche semée de vieilles briques. Le tuffeau a ce doux éclat qu’aucune autre pierre n’imite. Les toits d’ardoise scintillent sous le soleil ressuscité, encore humides. Voilà une ville toute propre, lavée de pluie. C’est parfait, pense Lune qui a jeté son passé sur les rails du train. Elle se veut  neuve comme la ville qui sent la forêt mouillée. Errance dans Tours la Douce.

Adieu à tout ce qui précède. Adieu la fac et ses copines de circonstance. Adieu Toma, et puis ceux d’avant lui aussi. Adieu la téquila des jeudis soirs. Adieu sa mère le cœur brisé. On l’a enfoncée dans un trou, sa mère – c’est une petite fille qui lui a dit cela après les funérailles et cela l’a brûlée comme le fait toujours la vérité. Béance insupportable du monde sans sa mère. Sa drôle de mère qui croyait en la bonté avant toute chose, aux énergies des âmes et aux cœurs purs. Qui faisait brûler de l’encens à en pleurer pour purifier l’air des mauvais regards. Qui vivait de rien, dans une cabane au bord de l’eau. Sa mère dont le creux de la main tenait sa joue d’enfant ensommeillée. Adieu sa mère. Lune doit laborieusement renaître à ce monde terrible, que l’odeur de patchouli brûlé ne sauvera plus de rien, ou mourir.

L’orpheline se glisse dans la ville claire, dans ces rues qui ne la connaissent pas. Elle se laisse se dissoudre, déambule vers le hasard qui ne l’attend pas. Rien ne l’attend. C’est ce qu’elle est venue chercher : du silence. Et qu’on la laisse aussi se taire. Elle a tout donné, les affaires de sa mère, et les siennes. Puis elle n’a plus voulu entendre personne. Taisez-vous, le monde. Laissez-moi au néant qui m’a conquise. Je l’épouse. Taisez-vous, amies jacassantes et laissons la vacuité de vos rires. Taisez-vous, professeurs encravatés à en vous en asphyxier, vous qui traduisez des textes du douzième siècle comme si vous sauviez la planète. Taisez-vous, vous tous qui me parlez d’avenir. Je n’en veux pas ! Je n’existe plus.

Lune a tout donné et pris un train. Toma a pleuré. Tant pis. Adieu.

Bonjour  Tours la Blanche et tes façades élégantes. Bonjour Tours, vierge de toute trace de ma vie.

Lune ne s’égare pas, puisqu’elle n’a pas d’autre but que de marcher en silence. Sentir la forêt dans la ville. Elle ne parlera à personne. Fermement. Elle ne veut pas donner au monde de raison pour venir jusqu’à elle. Attendre, invisible.

Des enfants jouent dans le square qu’elle traverse. Et quatre amis passent à vélo, juste devant elle, au passage piéton. Ils rient si fort que plus rien n’existe d’autre que leur joie. Elle se fond dans ces rires sonores, s’en nourrit un instant, puis s’engage sur les bandes blanches et noires. En face il y a un cèdre du Liban aux dimensions impensables. Il s’étale dans la cour pavée d’un musée. Planté en 1804, il pourrait faire croire à l’immortalité. Lune voudrait bien se mettre en boule, comme un petit animal, et se nicher dans l’une de ces grandes branches dont elle sent qu’elles seules connaissent son histoire. Mais elles savent se taire et seulement soigner  les plaies ouvertes à la force de leur majesté. La jeune femme se sent maintenant comme la fille des grands arbres de la terre – elle qui n’a jamais su qui était son père. Si on ne la chasse pas, elle dormira là ce soir. Elle se laissera bercer comme une enfant par le chant silencieux et bleuté de l’arbre prodigieux.

Une voix sans musique surgit à quelques mètres. Lune découvre une femme aux cheveux décolorés qui dépense sa colère dans son téléphone portable.

« Tu ne me retiens pas ? Ah oui ! Alors dégage sale … »

La rage d’être abandonnée quand elle voulait tester sa puissance fait déverser à la blonde inconnue une pluie d’insultes et de larmes. Elle serre trop sa cigarette qui s’écrase sous ses ongles vernis. Lune sent bien qu’il y a une monde entre les mots, les ongles, les cheveux, la robe trop moulante de cette femme et ses boucles emmêlées à elle, son vieux sac à dos et son jean élimé. Pourtant, au bord la fosse qui les sépare, elle voit que la vulgarité n’ôte rien à la douleur. Elle voudrait la prendre dans ses bras comme une petite fille, cette inconnue. Ne rien lui dire et lui caresser les cheveux, jusqu’à ce que tout disparaisse : la décoloration et la french manucure, la robe en nylon et les mots grossiers, qu’il ne reste que les larmes. Elles pourraient être sœurs alors, juste le temps des larmes. Mais la femme quitte la cour du musée et l’ombrage du cèdre en jurant.

Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle soit à son tour abîmée par la ville ? Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle pleure elle aussi de rage après la première trahison ? Lune interroge le temps qu’il lui reste avant que la réalité ne la prenne d’assaut à nouveau. Elle voudrait rester à la frontière de sa vie… Elle n’a plus l’air que d’une enfant maintenant qu’elle se recroqueville pour oublier qu’elle devra vivre, et nécessairement, pleurer encore, parler, aimer – ou peut-être qu’elle ne pourra plus. En attendant, elle veut dormir et ignorer que demain ne lui laissera pas le choix.

(A suivre)