Des journées sont passées à lutter corps à corps.
La grippe sans crier gare après un mercredi au centre aéré.
Ma fille a le front chaud son mon baiser. En une seconde tout remonte des maladies déjà traversées. Je prévois instantanément les vérifications soucieuses, les rendez-vous, les remèdes, les câlins attentifs, les portes laissées ouvertes la nuit, pour entendre, et les pleurs, dans le noir, suivis des gestes automates, et les cœurs serrés d’inquiétude. Cette mémoire, c’est une science des mères qui dort pour mieux jaillir, parfois, de sous la main, soucieuse et caressante, qui jauge la température des enfants.
Des journées sont passées, assommées de fièvre et perdues pour l’appétit déserteur.
Il faut tout cela pour épuiser Camille. Pas moins, parce qu’elle sait endurer et qu’il en faut beaucoup pour soumettre son soleil intime. Camille maintenant attend patiemment que le virus la quitte, allongée, résignée. Je la regarde, ma fille, et sa pâleur la rend plus précieuse et mes bras plus utiles.
Tout est tombé des vétilles quotidiennes, de l’opposition qu’elle expérimente, de l’éducation qu’il faut faire ou du temps qu’il faut poursuivre, toujours, toujours. Ces jours en suspension ont un goût de plume et de plomb mêlés. L’enfant demeure là, miraculeuse et douce, et ses petits mots à peine articulés sont pleins de sa bonté profonde. Bien que je la couve, guettant les sursauts d’appétit et les gorgées d’eau avalées, c’est comme si c’était elle qui veillait sur moi.
Tout de Camille malade est plus tendre et plus vrai. Elle reçoit mes deux bras autour d’elle et mon cou sous son front, elle se dépouille de tout ce qui n’est pas vital. Entre nous, il y a un accord silencieux qui ressemble à celui de ses premiers moments où toute abandonnée elle dormait sur mon coeur – petite, si petite.
Mais cela devient sérieux. Le jeûne a beaucoup duré et mes larmes débordent. Elle ne mange pas, non, toujours pas, et la fièvre ne veut pas céder. Tout le reste est flou derrière ces deux observations grandes soudain comme ma vie.
Pourtant dans ces moments aigus, l’amour sort de dessous les voiles. On croit le connaitre, on croit le regarder souvent bien dans les yeux tout au-dedans de soi, l’amour, mais on ne le voit qu’à travers les secondes pressées de la vie, qu’à travers tout ce qui toujours se superpose –le repas est-il prêt, et les courses qui ne sont pas faites, le travail quand pourrai-je le terminer si je lis une histoire, la maison, mon dieu, quel désordre, et les dents, sont-elles lavées, l’école se passe bien, je crois, il faudra que je demande à la maîtresse quand je la croiserai, combien d’heures reste-t-il jusqu’à demain matin. Dans les journées malades où le temps disparaît, Camille est, sous ses grands cheveux noirs, une enfant toute offerte, toute donnée, et se laissant soigner, confiante parmi les confiantes, elle m’offre d’être, exclusivement, uniquement, complètement, sa mère. De rendre à mon amour maternel toute ma chair, toute ma pensée. C’est une rare offrande en dessous de l’angoisse.
Et puis le front un matin n’est plus chaud. Une pierre se dissout dans mon ventre. Je refais son lit blanc. Ma joie s’élance au milieu des draps en mouvement, chaude et claire. C’est une joie qui sent la lessive et par les fenêtres ouvertes, avec le vent, Les collines font pénétrer leur paix vert tendre à l’intérieur de la maison.
Tout le reste aussi s’engouffre que j’avais oublié et qu’il faut bien considérer à nouveau. Et Camille à travers une cloison, je l’entends qui ne veut pas, ne veut pas, ne veut pas. Je devine son air renfrogné qu’elle fabrique pour sa sœur et qui me sera à nouveau, à moi aussi, adressé. Parce qu’il faut en passer par-là, que c’est le chemin de sa vie. Elle reprend là où elle en était restée. Elle est guérie, Camille.