C’est un rêve

c’est un rêve

 

l’été  a brûlé les fenêtres

le basalte patiente

à côté de moi

 

ailleurs d’autres parlent

tranquilles

– comme si ce n’était pas la dernière fois!

 

dans la cuisine

des rayons fous apportent

le goût de la montagne chaude

 

je ne dis rien

je fais une salade immense

de lumière

 

c’est un rêve qui persiste

sous ma peau de pluie

c’est un rêve qui refuse

que je m’en aille

 

dans la lumière des arbres

nous avons marché dans la lumière des arbres

le jour entre les branches

s’échevelait

sa fougue avait la fraîcheur de l’enfance

qui glissait sous nos pas

 

les troncs nus

hilares et souples

enroulaient le tissu fragile du ciel

puis le rendaient –toujours

 

nous avons brûlé dans ce jeu blanc

qui n’était pas le nôtre

 

l’écorce, la douce écorce, nous aura-t-elle aimés ?

 

L’enfant malade

Des journées sont passées à lutter corps à corps.

La grippe sans crier gare après un mercredi au centre aéré.

Ma fille a le front chaud son mon baiser. En une seconde tout remonte des maladies déjà traversées. Je prévois instantanément les vérifications soucieuses, les rendez-vous, les remèdes, les câlins attentifs, les portes laissées ouvertes la nuit, pour entendre, et les pleurs, dans le noir, suivis des gestes automates, et les cœurs serrés d’inquiétude. Cette mémoire, c’est une science des mères qui dort pour mieux jaillir, parfois, de sous la main, soucieuse et caressante, qui jauge la température des enfants.

Des journées sont passées, assommées de fièvre et perdues pour l’appétit déserteur.

Il faut tout cela pour épuiser Camille. Pas moins, parce qu’elle sait endurer et qu’il en faut beaucoup pour soumettre son soleil intime. Camille maintenant attend patiemment que le virus la quitte, allongée, résignée. Je la regarde, ma fille, et sa pâleur la rend plus précieuse et mes bras plus utiles.

Tout est tombé des vétilles quotidiennes, de l’opposition qu’elle expérimente, de l’éducation qu’il faut faire ou du temps qu’il faut poursuivre, toujours, toujours. Ces jours en suspension ont un goût de plume et de plomb mêlés. L’enfant demeure là, miraculeuse et douce, et ses petits mots à peine articulés sont pleins de sa bonté profonde. Bien que je la couve, guettant les sursauts d’appétit et les gorgées d’eau avalées, c’est comme si c’était elle qui veillait sur moi.

Tout de Camille malade est plus tendre et plus vrai. Elle reçoit mes deux bras autour d’elle et mon cou sous son front, elle se dépouille de tout ce qui n’est pas vital. Entre nous, il y a un accord silencieux qui ressemble à celui de ses premiers moments où toute abandonnée elle dormait sur mon coeur – petite, si petite.

Mais cela devient sérieux. Le jeûne a beaucoup duré et mes larmes débordent. Elle ne mange pas, non, toujours pas, et la fièvre ne veut pas céder. Tout le reste est flou derrière ces deux observations grandes soudain comme ma vie.

Pourtant dans ces moments aigus, l’amour sort de dessous les voiles. On croit le connaitre, on croit le regarder souvent bien dans les yeux tout au-dedans de soi, l’amour, mais on ne le voit qu’à travers les secondes pressées de la vie, qu’à travers tout ce qui toujours se superpose –le repas est-il prêt, et les courses qui ne sont pas faites, le travail quand pourrai-je le terminer si je lis une histoire, la maison, mon dieu, quel désordre, et les dents, sont-elles lavées, l’école se passe bien, je crois, il faudra que je demande à la maîtresse quand je la croiserai, combien d’heures reste-t-il jusqu’à demain matin. Dans les journées malades où le temps disparaît, Camille est, sous ses grands cheveux noirs, une enfant toute offerte, toute donnée, et se laissant soigner, confiante parmi les confiantes, elle m’offre d’être, exclusivement, uniquement, complètement, sa mère. De rendre à mon amour maternel toute ma chair, toute ma pensée. C’est une rare offrande en dessous de l’angoisse.

Et puis le front un matin n’est plus chaud. Une pierre se dissout dans mon ventre. Je refais son lit blanc. Ma joie s’élance au milieu des draps en mouvement, chaude et claire. C’est une joie qui sent la lessive et par les fenêtres ouvertes, avec le vent, Les collines font pénétrer leur paix vert tendre à l’intérieur de la maison.

Tout le reste aussi s’engouffre que j’avais oublié et qu’il faut bien considérer à nouveau. Et Camille à travers une cloison, je l’entends qui ne veut pas, ne veut pas, ne veut pas. Je devine son air renfrogné qu’elle fabrique pour sa sœur et qui me sera à nouveau, à moi aussi, adressé. Parce qu’il faut en passer par-là, que c’est le chemin de sa vie. Elle reprend là où elle en était restée. Elle est guérie, Camille.

Si j’étais toi

L'Etoile

 

Si j’étais toi, disait-elle et ses yeux roulaient

Et ses cheveux  étaient noirs et fous sous la tente,

Au fond de la grande fête aux illusions

Données pour quelques sous aux enfants éblouis.

 

Éboulis de la ville et tristes macadams

S’éclipsaient sous les cieux roses et faux des forains

Âpres à gagner les deniers sonnant l’oubli

Qu’ils savaient vendre  et moi, j’écoutais la diseuse

De ma bonne aventure, sous la tente baignée

De l’ombre des mystères et des étoffes rouges

Où couraient à l’envi des fils d’or et de feu.

 

Si j’étais toi, disait-elle et ses yeux roulaient

Et ses cheveux étaient noirs et fous sous la tente.

Des dix conseils qu’elle me  donna je n’ai gardé

Que l’odeur de l’encens et mes rêves pendus

A ses longs doigts qui m’ont tendu comme un présent

Sacré la fausse étoile aux cheveux blonds privés

De vent.  Et la carte vieillit dans un tiroir,

Écornée de mémoire et patinée d’enfance.

 


Écrit pour l’agenda ironique de janvier, organisée par Victorhugotte, au delà de l’océan.

Si J’étais toi, devait dire l’arcane dix-sept. La mienne ne dit pas grand chose que des souvenirs.

 

 

Images d’enfance

Texte écho aux propositions de Quyên et Joséphine qui se sont pliées à l’atelier d’écriture proposé par François Bon: il fallait raconter trois souvenirs de films. Je ne suis pas dans les clous et ne respecte pas les contraintes, mais ce texte est né ainsi, après lecture des textes de Quyên et Jospéhine.


A Maman

Quand j’étais enfant, il n’y avait pas de télévision à la maison. Cela n’est ni une plainte, ni une fierté, mais un constat qui a son importance quand j’essaye de penser aux images qui ont peuplé mes rêveries d’alors. D’abord, les dessins animés dont parlaient mes camarades d’école ne représentaient absolument rien pour moi. Ils n’ouvraient à aucune image. De ce fait, je ne me souviens d’aucun des titres stars des récréations de l’école maternelle et primaire. Peut-être y ai-je perdu quelque chose mais je n’en ai pas le sentiment. Je veux dire (sans jugement  négatif à l’encontre des écrans, et je me mords les lèvres pour ne pas développer l’article dans ce sens; mais ce n’est pas le propos), que je ne me souviens pas avoir regretté de ne pas avoir accès aux mêmes divertissements que mes camarades. J’ai sans doute eu la curiosité piquée, mais je n’en garde aucune trace intérieure.

Ce dont je me souviens, c’est que mes images mentales étaient liées à mes lectures, ou à celles que ma mère faisait pour moi et qu’elles suffisaient à ma joie. Les plus anciennes viennent d’un livre en tchèque où une fourmi malade était soignée par un docteur fourmi que j’appelai « Docteur Jojo ». Elle était bandée à la tête et les autres fourmis s’affairaient autour d’elle. Ces images sont associées à des mots que je reconnaissais comme étrangers alors même que je ne savais pas lire. J’ai aussi gardé de mes livres d’enfant ces trois cloches fabuleuses sous lesquelles Zaza collectionnait des mots qui sonnaient ensuite quand elle les faisait tinter. Comme elle, je préférai la petite cloche, celle des petits mots, et la grosse cloche me faisait peur – comme au chat. Ensuite, l’univers qui peupla mes rêveries, et qui fut le plus élaboré, le plus nourri, le plus essentiel, fut celui si lisse et si sage des romans de la Comtesses de Ségur. Ce monde de gens bien habillés, où même les polissons étaient gentils, me fascinait. Les robes et les rubans bien repassés des petites filles, leurs aventures raisonnables étaient aussi rassurantes qu’un doudou. D’ailleurs, bien plus grande, il m’est arrivé de relire en cachette mes vieux livres roses pour me consoler d’une grosse angoisse ou d’un chagrin. J’ai très nettement l’impression que ces mondes ouverts par la lecture avaient au moins autant de place dans ma vie d’enfant que la réalité.

Cependant, ma mère, pleine de bon sens et d’amour, organisa quelquefois des sorties au cinéma dont je situerais les premières entre mes cinq ans et mes huit ans. Je me souviens que c’était un plaisir assez rare et que cette rareté ne donnait lieu à aucune frustration mais augmentait le bonheur de ces moments partagés avec ma sœur et ma mère. Je crois que nous avions l’impression d’un grand privilège, et mon intuition me donne à penser que ma mère partageait cette impression avec nous. Je me souviens de trois dessins animés que j’ai trop de mal à étaler sur un axe droit du temps qui, dans l’espace de la mémoire, est devenu un labyrinthe passionnant.

Une fois, je devais être au CP, nous allâmes, ma mère, ma soeur et moi, voir Les Aristochats. Je ne me souviens de rien d’autre que notre tendresse pour ces chatons, notre gaité dans la voiture, en rentrant. Je ne garde pas d’image du film lui-même. Mais ce qui rend ce souvenir si extraordinaire, c’est que, très peu de temps après être allées au cinéma, nous trouvâmes au garage, dans un carton, un minuscule chaton noir que ma mère avait amené à la maison. Notre surprise et notre bonheur furent certainement parmi les émotions les plus intenses de ces années-là. Nous baptisâmes ce chaton Berlioz et l’aimâmes passionnément. Le premier chat de la famille! Il va sans dire qu’il fut le chat le plus affectueux et le plus incroyable que nous ayons connu, durant sa trop courte année de vie. Je ne peux maintenant entendre la musique des Aristochats sans penser à ce chat qui devint une légende familiale.

Maman nous emmena une autre fois (avant – ou après – les Aristochats) voir Le Livre de la Jungle. Je n’ai que quelques bribes de souvenirs du dessin animé et je ne peux affirmer que les noms des personnages me soient restés de cette séance-là. Je ne peux oublier cependant que la salle de cinéma me paraissait immense et que  nous étions seules (ou alors, je croyais que nous l’étions). Et surtout, je crois pouvoir affirmer que nous avions attendu la toute fin du générique et qu’une nouvelle projection avait démarré sans que nous ne soyons sorties de la salle (je ne sais pour quelle raison nous n’étions pas sorties. Audace de ma mère?). Le deuxième visionnage eut la saveur d’un bonbon volé.

Enfin, un dernier souvenir de film que je ne saurais pas dater non plus, est lié à Kathy, une amie de mes parents que nous aimions beaucoup et qui était la marraine de ma sœur. Je me souviens qu’elle nous faisait rire et que son appartement villeurbannais était un véritable livre d’aventures. Elle y faisait trôner de nombreux objets ramenés de ses voyages, et surtout de la petite île des Philippines qu’elle finit par adopter définitivement dans les années qui suivirent et où elle mourut, après avoir, notamment, subi une tentative d’assassinat au « coup’coup » (une machette servant à fendre les noix de coco). Elle en garda le crâne abîmé et perdit un oeil. La séance de cinéma à laquelle Kathy me mena remonte à bien avant ces sombres événements, mais je ne peux m’empêcher de penser que Kathy a été comme un roman vivant. Peut-être est-ce elle aussi qui donna tant envie de voyager à ma petite sœur. Sa vie sur son île demeurait un mystère miraculeux et fantasmagorique pour nous qui ne quittions jamais la France. Imaginez, elle avait même de petits singes apprivoisés qui vivaient avec elle au milieu d’une forêt de cocotiers et dont elle nous envoyait des photos! Quand nous étions petites, Kathy nous gardait de temps en temps à Villeurbanne. Sa baignoire-sabot nous intriguait au moins autant que les masques mexicains et que les grands puzzles collés et accrochés aux murs. C’est donc lors de l’un de ces séjours, que Kathy m’emmena (seule, je crois, parce que j’étais la grande et ce privilège augmentait encore le plaisir de cette sortie) voir la Belle et la Bête. Encore une fois, je ne garde aucun souvenir du film mais Kathy m’avait offert, en plus, un grand livre avec l’histoire et les images de Disney. N’étant pas habituée à posséder des produits Disney, les dessins me paraissaient particulièrement beaux, tout comme le livre, parce qu’il était plus grand que tous mes autres livres et que les pages étaient en papier glacé. Pour ces raisons, Il fit longtemps partie de mes livres les plus précieux,  et parce que c’était un cadeau de Kathy que j’aimais, et un cadeau qui m’avait été fait particulièrement à moi, ainée. Je suis certaine que ma sœur n’avait pas été en reste mais Kathy avait eu cette bonté de me faire sentir que ce présent était spécialement choisi pour moi.

Je suis émue de constater que le fait d’évoquer des films vus dans l’enfance ne déclenche pas de souvenir précis de ces films mais plutôt une impression diffuse, une brume  liée à quelques images de ma vie de petite fille. Et je crois que cette brume, je peux l’appeler  bêtement, simplement, naïvement, mais sincèrement aussi: bonheur. Ce genre de souvenirs est une douce compagnie dont le travail du temps ne nous prive pas, mais au contraire, nous fait jouir davantage, en recomposant le passé selon une mystérieuse loi, celle des émotions.

L’appartement n’a pas d’odeur

Lune – ch 5

Suite des articles:

Lune, Margot, Claire, Julie, Pierre et Amar, Lune – ch 2, Margot – ch 2, Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2, Lune – ch 3, Dans la cathédrale, L’art est un prétexte, Le temps des larmes

Chaos, Big Bang, Émergence, Vague

Voilà, l’enfant venu d’ailleurs ne venait que d’ici. Cet appartement propre. Impeccable. Décoré au millimètre alors que le déménagement est récent. Les meubles sont en bois clair, élégants et véritables, quelques tableaux au mur dessinent avec eux des alignements étudiés. Les murs ont été repeints en un gris doux et lumineux. Les placards de la cuisine sont modernes et brillants. Pas une trace de doigt ne vient entacher les surfaces blanches et lisses. Sylvie montre à Lune sa chambre, qui semble avoir été préparée pour l’accueillir. Un grand lit fait avec soin, les draps repassés et tendus, les oreillers gonflés. Pas de poussière, nulle part. Tout est parfait. Lune sent un frisson la parcourir, il y a quelque chose de travers. Aucune odeur. Aucune. Soudain la jeune fille a envie de fuir et se rappelle le parfum chargé de grosse pluie, à son arrivée à Tours – hier. C’était l’odeur de sa vie neuve. Riche et gourmande, liée à la terre et au corps. Véritable. Dans cette cuisine où même ce qui cuit ne délivre pas le moindre effluve, la jeune fille craint d’être dans une prison blanche.

Elle hésite à repartir – faim anéantie et terreur soudaine. Même la chambre de Stéfane est rangée, trop rangée pour le chaos dont est fait ce garçon. Il est d’ailleurs enjoint à retourner à ses devoirs de vacances avant de passer à table. Lune s’apprête à formuler quelques mots embarrassés pour se sauver. Retourner au désordre de la rue, à sa vie indéterminée qu’elle vient juste de s’offrir. Mais, lorsqu’elle passe une tête dans la chambre où le petit morceau d’étoile continue de brûler, elle le voit, pris d’un nouveau toc. Il pince ses lèvres en avant, poussant le menton et baissant les paupières, comme s’il acquiesçait avec dédain à un être invisible posté en face de lui. Cette mimique, il la répète inlassablement face au mur. Le lit est fait, ses cahiers sont empilés avec soin, sa trousse est propre et placée comme il se doit au dessus du sous-main – une sorte de gigantesque mémo de morphologie verbale et de règles d’orthographe. L’enfant acquiesce dans le vide, au milieu de cette chambre invraisemblablement ordonnée. Il n’a pas ouvert un cahier. Quand il voit Lune, c’est sa tempête qui surgit à nouveau.

Je t’avais dit de ne pas rentrer dans ma chambre ! Pour l’instant, elle est moche. Mais je vais la décorer. Il y a aura un écharpe de l’ASSE juste là, et là, une photo de ma maison d’avant. Sinon je vais foutre le boxon moi. Ça m’inquiète quand c’est tout nickel comme ça. Après j’ai envie de donner des coups de pied et ma mère dit que ça fait du bruit pour les voisins. Seulement, j’aime bien qu’on m’entende, j’aime bien qu’on me regarde. Ma mère, elle range tout, elle m’aide à faire mes devoirs, et elle oublie de me regarder. En même temps, elle est toujours pressée, ce n’est pas de sa faute.

Lune a du mal à se résoudre à le laisser ici, à s’agiter d’avant en arrière face à son bureau trop neuf pour qu’il soit vraiment le sien. Elle  essaye de se convaincre qu’elle s’accommodera de l’appartement dépourvu d’âme, et qu’elle ira gratter le sable mouillé de la Loire avec l’enfant. Ils feront leurs étincelles et créeront le goût de leurs jours. Sylvie aura moins besoin d’être parfaite, elle prendra davantage le temps d’aimer. C’est ce que Lune espère en constatant silencieusement qu’elle n’a pas vu encore la mère embrasser son enfant, poser sur lui un regard tendre, tenir son visage entre ses mains. Aucun geste du ventre. Les seules vérités de ces êtres existent séparément. Sylvie pleure en cachette et se fait l’éducatrice irréprochable de son fils. Il lui envoie son bouillonnement intérieur à la figure, brisant tous ses rêves de perfection. Son unique vérité à lui, matière confuse, c’est le chaos. Ce désordre fait chair crie et réclame, c’est une impérieuse exigence, un désespoir qui agite tous ses membres et se mêle à la joie naturelle de l’enfance.

Sylvie amène Lune au salon, elle lui offre un café. Lui non plus ne sent pas grand-chose. Elle lui explique l’errance des médecins qui ne savent pas. Les neurologues et les psychiatres. Les psychomotriciens et les orthophonistes. Les acupuncteurs et les magnétiseurs. Ils ne savent pas. Ils le reçoivent, prennent son argent, son temps, son énergie, écrivent des courriers et elle les fait suivre consciencieusement aux instituteurs. On lui a conseillé une vie ritualisée, d’être toujours présente pour faire les devoirs, de demander une assistante pour les heures à l’école. Elle a fait tout ce qu’on lui a dit même ce qu’on ne lui a pas dit. Elle a rempli des centaines de documents, couru pour des dizaines et des dizaines de rendez-vous. Elle a divorcé. Son mari ne voulait de la rigueur qu’elle imposait à leur vie. Elle est fatiguée. Que sera demain pour Stéfane ? Sera-t-elle un jour libérée de lui ?

Lune se fait plus attentive. Si l’appartement ne sent rien, c’est parce que le désespoir n’a d’odeur que pour celui qui sait le déceler, sous le masque fade de la dignité. Elle pense au patchouli qui envahissait l’air, conquérant, dans la petite maison de sa mère. Elle porte cela en elle. Elle pourra partager cette odeur chaude avec eux. Elle ne partira pas.

 

Le Toine

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On fête les classes en sept aujourd’hui au village.

Le Toine se lève, il va chanter. Torse droit, cocarde verte, il arbore gaiment ses quatre-vingts années de vie. On l’encourage et sa voix, ronde comme ses joues d’enfant sous sa prodigieuse moustache, comble le vide, habille l’air. Il chante une chanson d’amour que ses amis connaissent et reprennent en chœur, que les jeunes gens découvrent, les yeux humides de tout ce qu’ils ignorent, de tout ce qu’ils devinent, de ces vies d’avant eux.

Il a chanté jadis, le Toine, de sa fenêtre adolescente – c’était à la Barge, le hameau un peu au-delà du village –  pour la Jeanne qu’il aimait. Pudeur et élégance et ses yeux rient toujours. La Jeanne est là, elle se lève. Cocarde verte aussi, et ses rides ne sont que les chemins creusés par son long bonheur, solide comme un  haut mur dont les pierres furent sans doute les épreuves, les entailles, et l’amour le ciment. Ils s’aiment encore, à l’évidence. La Jeanne est belle, disent les femmes. Comme elle est bien fardée de joie !

D’autre ici ont trente ans, ils sont gais aussi, bien sûr. Mais plus sérieux, plus concentrés, les soucis sont plus près. Ils parlent travaux, maison, enfants, éducation, boulot. C’est que la vie bat son plein, il y a tant à faire. Ils se taisent pourtant quand le Toine se lève. Voilà un horizon rêvé. Cela semble si beau de vieillir. On les appelle les anciens  avec une certaine tendresse, et peut-être une pointe d’envie : ce sont les plus rieurs.

Chacun a une chanson, une histoire, quelque chose à donner. On acclame, inlassablement. Beaucoup portent une fleur orange, et d’autres rouge. Ils ont quarante ou cinquante ans cette année-ci. Ils cheminent vers la gaité profonde et simple dont le Toine est le phare à l’horizon des ans. Déjà, ils savent mieux oublier les tracas que leurs cadets décorés en jaune d’or.

Les anciens, tour à tour, se lèvent, plus souvent que tout le monde. Ils goûtent ce banquet autrement que les autres. Seront-ils là encore, dans dix ans, pour chanter? Ils ne peuvent ignorer que personne ne porte la fleur des quatre-vingt-dix ans. Et Francia qui a cuisiné pour cinquante : où sera son sourire ? Et sa douce énergie ?

Puisqu’on ne sait pas, que la fête soit belle et que vibrent les cœurs à l’unisson de la grosse caisse qui mène la fanfare dans les rues du village.

Les classards de dix ans sont bien à leurs affaires. Ils défilent en courant, se tenant par les bras. Défis secrets et jeux muets : le monde des adultes ne les concerne pas. L’enfance est éternelle quand on n’a que dix ans, c’est le Toine qui l’a dit.

 

Raconte, raconte!

Très en retard, donc hors-jeu, mais pour honorer le beau sujet donné par Laurence dans le cadre de l’agenda ironique d’août…


« Raconte, raconte tous les miracles qu’il y a eu ici aussi. »

Elle égrenait les contes et l’enfant en voulait encore, répétant l’ordre sur le ton d’une prière, et ne marchait plus que pour cela, parce que le monde s’enchantait sous l’éclat des prodiges. Toutes les pierres des chemins et les arbres de la forêt et les nuages percés de ciel, tout avait une âme, des colères et des amours fous. Il y avait des batailles et des embrassades, il y avait des courses ailées dans les atermoiements du monde, des soleils terribles et des feuilles amoureuses. Le grand chêne là-bas, dans le virage, l’invitait à boire le thé, et les étoiles faisaient les coquettes : elle irait essayer leurs robes faites d’or et de flamme, tout au bout du voyage. Mais il fallait marcher, parce que, sinon, la main qui la tenait ne dirait plus d’histoires.

« Raconte, raconte tous les miracles qu’il y a eu ici aussi. »

Le silence, non, vraiment, ce n’était pas possible. Le silence lui couperait les jambes et sècherait son souffle. Il fallait peupler sa route de mirages grandioses et que chaque chose lui soit compagne d’aventure. Il fallait célébrer le monde qu’elle quittait, il fallait habiller de rêve celui qu’elle découvrait. Il fallait des légendes à n’en plus finir, alors elle criait presque, et ses yeux faisaient rage :

« Raconte, raconte tous les miracles qu’il y a eu ici aussi. »

L’enfant voulait tous les miracles à croire, à voir et à sentir. Elle serrait de plus belle la main trop molle de sa poupée – sourire en mousse, yeux sans regard – dont la voix de chiffon seule avait le pouvoir de la sauver du tissu sale fait de réel, criblé derrière son dos de trous rouges de sang et de pleurs sans mot.

Perfection

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Camille avance à pas de tortue. On l’attend, on s’agace.

 

Pourtant, sur les hauts plateaux du Mézenc moirés des ombres pressées du ciel, là où, dans les vastes prairies, les genets succèdent aux jonquilles, il y a tant à contempler. Etendue sauvage et sereine où coule la Loire naissante, claire et tranquille, prenant son temps pour s’étaler sur ces hauteurs cévenoles, puisque aucune pente encore ne l’oblige à forcer son allure. Elle ignore qu’elle deviendra ce gros fleuve gris que connaît Saint-Nazaire, elle est neuve et limpide comme un enfant.

Le paysage invite au parcours libre de tout sentier. Seuls les sucs dressent leur rocaille, s’opposant à l’infinité du regard. Sainte Eulalie offre aux randonneurs son nom gai qui s’écoule dans la bouche comme la rivière au milieu des fleurs, et une halte près de la vieille église (une de celles dont  on ne peut pas se demander – comme si, d’ailleurs, la question se posait – « Est-elle gothique ou romane ? »), où à l’hôtel des Violettes, et propose la plus ancienne maison au toit fait de genêt.  Un peu plus loin, au pied du Mont Gerbier de Joncs, deux établissements destinés aux touristes se font face : ils ont dans leur cave un filet d’eau qui jaillit, et se battent depuis toujours affirmant l’un et l’autre posséder l’unique et véritable source de la Loire. Querelle historique oblige. Cela fait partie du mythe.

C’est un pays où la vie est aussi rude que la balade est douce. L’hiver mord longtemps, fait courber le dos et serrer les mâchoires aux hommes qui l’habitent. Tout est loin, les autres hommes sont loin. Mais par son grand tapis de printemps, la nature sait expier ses duretés.

Ecoutez ce profond silence qui laisse le champ libre à l’eau sur les cailloux, au grand vent s’emparant de l’air désencombré des châtaigniers qui se concentrent, plus bas, dans la vallée touffue de la Bourges.

Sentez monter et faire battre plus fort le sang dans les veines, l’idée palpable de la liberté,  acceptez le mouvement du corps convié à l’exubérance, à  l’existence pleine.

On est avide de marche, de traversée, on veut posséder l’horizon. Faire sien ce monde étalé, offert. Prendre sa mesure. Respirer sa beauté.

 Mais Camille ne marche pas, elle court d’un trésor à l’autre, s’obstinant à tout saisir à la fois. Elle se fiche de l’immensité des pairies, elle veut chaque caillou, même ceux prisonniers du sol trop compact, tous les grains de la terre, les feuilles, les bâtons. Tout mérite de s’accroupir, d’ouvrir les mains, d’oublier les voix des adultes impatients. Bien sûr, tout lui échappe au fil de sa cueillette, mais son désir est inlassable et l’absente à tout ce qui n’est pas minuscule ou détail. L’univers à sa mesure. Elle pousse de petits cris d’étonnement heureux à chaque trouvaille, parle à un tout petit morceau de monde, lui donne parfois un baiser ou en organise un pour  deux choses ensemble, contrefaisant le bruit approprié en faisant claquer maladroitement ses lèvres de deux ans. Parfois, on entend un bonheur plus intense que les autres : elle aime particulièrement les œillets sauvages qui semblent recevoir une lumière plus douce. Leur rose soutenu est un éclat de velours, un bijou de dentelle caressante au milieu de l’herbe sèche d’été et des fleurs jaunes comme des pissenlits.

Deux yeux, enfin, voient en Camille leur propre démesure d’enfant, innocente et douloureuse. Deux yeux qui auraient bien voulu aussi marcher plus vite, qui voient bien les grandes prairies mais ne voient que Camille quand même, et toutes les bricoles amassées, et ses mains qui s’ouvrent et qui serrent. Ces deux yeux là se disent que le monde est décidément si parfait qu’il livre toutes ses dimensions pour combler tous les regards.  Et que Camille participe à la perfection de ce monde-là avec ses joues rondes et ses notes de joie.

Le désir de possession n’épargne personne – puisque l’imperfection humaine tente constamment, et vainement, de se réparer elle-même : Camille est embrassée, câlinée ; elle se prête passivement et avec une patience limitée à cette embrassade intempestive, sans se détourner un seul instant des œillets de velours.