Éveil

 

Résultat de recherche d'images pour "nuit noire"Son sommeil est épais. Sans grâce et sans rêve. Un trou consécutif à l’épuisement. On ne poserait plus de regards amoureux sur ses courbes ayant bataillé avec les draps et qui se reposeraient à présent, toujours belles,  invitant l’œil -ou les mains- à la caresse. Son corps est une masse informe, abandonnée à la fatigue. Ses hanches sont trop larges, sa peau éteinte. Sa chair s’écrase, molle, sur le matelas.

 Ce qui est terrible, c’est que dans son sommeil sans conscience, la seule part d’elle-même qui survit à la nuit est convaincue de sa laideur.

Le jour, il n’y a pas le temps de réfléchir à soi. Elle se sent de plus en plus laide mais ce n’est jamais le moment de s’en préoccuper. Au milieu des repas à préparer, du ménage, du travail, des courses à ne pas oublier, des tas de linge à laver qui semblent ne jamais finir, des bains, des histoires à raconter, des chamailleries à réconcilier, des bobos à soigner, des chagrins à consoler, des cœurs à comprendre, des crises de nerfs à accompagner vers le calme, des parties de Domino – qui ne sont pas les mêmes que celles de Oudordodo, bien différentes encore des Dobble endiablés, autres enfin que les listes infernales du Boggle-  des dessins à admirer et des résidus de frénétiques découpages à ramasser, et sans compter les dîners avec les amis et les soirées qu’elle maintient parce qu’avoir des enfants ne doit pas l’empêcher de vivre ni d’avoir de l’attention pour les gens qu’elle aime – d’ailleurs c’est peut-être un problème, elle aime beaucoup et beaucoup de monde, elle ne veut négliger personne, imaginez – bref, au milieu de tout cela, elle n’a pas le temps de se regarder le nombril. Seule la nuit lui tend, par la main traitresse du sommeil, le miroir de la vérité.

 Elle dort, étalée, reprenant dans le silence la stricte quantité  d’énergie nécessaire pour survivre à la prochaine journée. La bouche entre ouverte. Aucun homme ne la regarderait. D’ailleurs son mari a beau l’aimer, il dort, lui-aussi. Cela fait bien longtemps qu’il ne l’a pas vue dormir. Heureusement, peut-être.

Ce n’est pas encore le petit jour. Satanée saison où la nuit s’invite dans les journées ! A l’autre bout du couloir, les gonds d’une porte grincent. De très légers frottements sur le parquet. Fin du sommeil de plomb. La mère ne peut encore faire le moindre mouvement, mais son esprit, animé par ce qui remue dans son ventre, est revenu de l’inconscience. État amorphe et pourtant déjà tendu de vigilance.

De quels pas ces frottements sont-ils le fruit ? Ils sont si légers que ce ne peut pas être l’ainée, mais la cadette. Va-t-elle aller à la cuisine ? Il y a des couteaux dans les tiroirs. Peut-elle les atteindre, les tiroirs ? En aura-t-elle l’idée ? Et si elle se cognait à l’angle de la grande table, trop troublée encore par le noir de ce matin d’hiver, ou part ses cheveux longs tombant devant son visage ? Elle pourrait glisser sur le carrelage, elle n’a pas ses chaussons… Ne va-t-elle pas avoir peur, toute seule dans la grande maison? Il n’y a pas de volets ici, pas d’éclairage public non plus. La nuit ne se gène pas pour entrer chez eux.  La mère n’a pas encore fait trembler un seul cil – elle en est incapable – mais ses pensées tourbillonnent, tendres et inquiètes, prévoyantes. Bonjour à sa vie.

Les pas sur le parquet ne se dirigent pas vers la cuisine. Il ne lui a fallu que deux ou trois secondes pour le déterminer, et pour que naisse puis s’évanouisse cette première volée de questions. Les frottements sont presque des frôlements, des gestes tendres, des caresses. Leur chuchotement grandit dans la pénombre et chuinte la porte de la chambre timidement ouverte. Cette fois, la présence de sa toute petite fille de deux ans et demi  dans la chambre transforme la nuit en aube. Il y a  un soleil qui monte dans son cœur. Elle ne bouge toujours pas : curiosité gourmande de laisser l’enfant exister dans l’ignorance de son regard. Va-t-elle parler ? Réclamer son biberon ? L’appeler d’une voix déjà pleine du jour ? Ou seulement souffler « Maman ? » ?

Le visage de la petite ne s’offre qu’entre deux longues mèches noires, il y a une flamme sombre et douce dans ses yeux, elle tient son doudou dans une main. Elle s’approche du grand lit, encore plus lentement qu’elle n’a traversé le couloir. Son souffle est comme une plume qui ne tombe pas vraiment, qui se repose imperceptiblement dans l’air. Elle contemple sa mère. Sa mère feint de dormir, mais son cœur voit très clair. La fillette pose sa main sur la joue maternelle. Sa main a le grain et l’odeur de l’amour. Suspension.

Les pas ténus vont à rebours dans le couloir, pour ne pas l’éveiller, sans doute. Suprême délicatesse des enfants, toujours inattendue.

Évidemment, elle se lève. Elle a laissé à la nuit ses complexes et se livre à la journée qui commence.

 

L’enfant qui ne vient pas

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L’appartement n’a pas d’odeur

 

Claire et Julie – Ch 5

Les deux amies sont seules sur le quai de la gare. Les vacances rêvées ont tourné court. Elles n’ont pas encore décidé ce qu’elles feraient. Elles sont remplies des larmes de leur ami évaporé avec le jour. Elles n’ont pas bougé et n’ont rien dit tant que le grondement du train a été perceptible dans le fond de l’air bleu sombre du soir. Laisser Amar aller à son chagrin, le laisser rejoindre sa mère et que leurs pleurs puissent enfin se mêler, se répondre. La mère d’Amar vit au-delà de la Manche et cette eau qui les sépare  s’engraisse de leurs pleurs qui n’ont pas encore pu couler ensemble, mêlés, côte-à-côte. Julie est si bouleversée qu’elle ne peut plus parler. Claire dit que c’est pourtant un soulagement, que la douleur se fraie un chemin dans le corps, qu’il puisse affleurer au delà des yeux et des lèvres fermées. Et Pierre sera juste à côté de lui, tant qu’il faudra. Avec sa réserve naturelle et la vérité de sa présence.

Tu as raison, dit Julie. Comme toujours. Elles sortent de la gare, se tenant par le bras, serrées, épaule contre épaule parce que cela soulage un peu.

Le téléphone sonne dans la poche de Julie. Il est trop tard pour que l’appel soit attendu. Elle bondit. Réaction vive de toutes les mères éloignées de leurs enfants. Et si… ? La musique fluette au bout du fil la calme tout de suite. Tout va bien. Sa petite fille aux joues rondes babille quelques minutes. On ne comprend rien d’autre que l’amour et le désir plein de sa maman, la caresse de ses mots. Le cœur de la jeune mère se gonfle instantanément et déborde d’elle-même. Par son sourire, ses yeux, son pas qui s’alanguit et devient plus léger. Quelques secondes qui valent une vie de bonheur. Quand le fil invisible de la voix est rompu, la nuit se fait plus immense et l’espace plus lourd.

Claire demande des nouvelles de sa petite filleule. Elle se veut attentive mais la voix se fracasse sur son ventre à elle qui est vide. Elle raconte, pour une fois, les choses intimes qui vont avec ce vide-là, ce qui remue à l’intérieur d’elle et le sens de la vie, où est-il quand son ventre reste vide ? C’est cela son abîme, qui a grandi avec les années d’espoir, d’attente, d’angoisse, et maintenant, de douleur. Claire avoue qu’il y a en elle un trop plein de quelque chose qu’elle a besoin d’offrir. Ce quelque chose, c’est de l’amour-joie quand il trouve son objet, c’est une blessure quand il étouffe, étranglé par l’absence. La maternité ne lui est pas donnée. Pourquoi? Qu’a-t-elle donc au fond d’elle qui l’empêche, qui la prive ? Sa mère lui a toujours dit que pour faire des enfants, il faut s’aimer très fort. Son mariage, lui semble-t-il, est plus certain que le soleil du matin. A moins que… Claire ne sait même plus. Cette béance dans son ventre brouille tous les repères qui la tiennent debout.

Julie l’écoute, et la douleur de Claire s’infuse dans sa chair à elle aussi. Elle sait ce que c’est que de porter un enfant dans son ventre, de le porter dans chaque infime partie de soi-même, avec la certitude que ce poids-là qui leste la vie de bonheur ne s’allègera plus jamais, et elle ne peut soutenir l’idée que son amie, sa pure, sa limpide amie, soit privée de ce qui est donné à tant de femmes – souvent si facilement ! Mais à part tenir les mains de Claire et lui dire son amitié, que peut-elle faire ? Cette impuissance est une lame promenée sur la paroi poreuse de son cœur.

Soudain, Julie a une idée. Si on faisait exister cet enfant ? Remplir le trou de l’absence par des pensées. Les pensées de Claire pour l’enfant qui ne vient pas. Les écrire, leur donner le corps et le poids de l’encre. Et c’est Margot la spécialiste! Aller la voir, demain, lui demander son aide. Julie veut se persuader qu’il y a un salut pour son amie dans cette entreprise. Claire a l’âme si chargée de chagrin qu’elle ne sait pas. Elle veut bien essayer, puisque le périple en vélo est avorté, puisque Julie le dit, puisqu’il faut bien attraper la douleur par un bout ou un autre.

DESSIN femme foetus coeur brisé Personnages Crayon  - Femme consolant son coeur brisé

Copyright de l’image © HELENE GONNET

L’art est un prétexte

Lune – Ch 4

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Lune

Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

Lune – ch 2

Margot – ch 2

Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

Lune – ch 3

Dans la cathédrale

Quand Lune arrive dans la cour du musée, Stéfane parle, dans sa langue qui est comme une ronce, s’agrippant violemment aux choses, aux êtres. Cela n’étonne pas la jeune fille, il parle au cèdre. Oh, bien sûr, il ne s’est pas assis comme elle le lui avait conseillé – il serait bien incapable de demeurer immobile – mais enfin il l’observe. Ses yeux vont rapidement d’une branche à l’autre, du pied vers le sommet. Son regard ne se pose nulle part. Son corps est en perpétuel mouvement, désordonné, insensé, sans autre but que lui-même. Lune est appuyée contre le porche blanc de la cour, elle ne bouge pas, elle le contemple. Elle voudrait fuir cet enfant fou mais elle ne peut pas. Il lui enserre déjà les jambes et ses épines sont irrémédiablement plantées dans sa chair.

Il n’a pas voulu rentrer dans le musée avec sa mère, c’est ce qu’il dit à l’arbre dont la sérénité s’empèse de fatigue. Les branches haubanées disent un peu de lassitude, Lune le voit seulement maintenant. Stéfane n’en a cure et le boxe de ses exclamations dont Lune ne pressent l’unité que dans la colère. De toute façon, le musée ça ne m’intéresse pas. C’est des croûtes qu’on dit qu’il y a sur les murs. Et ma mère, quand elle voit ma tata, c’est juste pour lui dire qu’elle en peut plus et que je suis difficile. Sauf que c’est moi la victime. Moi aussi j’en peux plus. Mais bientôt, j’aurai ma ferme et je serai bien tranquille. Toi, tu bouges pas, ça ne doit vraiment pas être marrant d’être un arbre. Sauf qu’on meurt moins vite. J’ai pas envie de mourir, moi. Enfin, j’aimerais bien essayer parce qu’on doit être bien calme quand on est mort. Attention, j’aimerais essayer que si on peut revenir après, quand on a bien vu ce que ça faisait. Je sais pas si ma mère pleurerait si j’étais mort. Je vais pas lui demander parce qu’elle va encore crier et moi ça me casse les oreilles les gens qui crient.

C’est le milieu de la journée et personne ne passe par la cour, ni pour sortir du musée, ni pour y entrer. Lune se tient parfaitement immobile encore. Ce qu’elle lit de fêlures dans cet enfant l’effraie. Seulement, alors que Stéfane s’aventure sur la pelouse interdite et s’apprête à ôter un premier morceau de l’écorce, elle bondit. Sa voix s’affole devant ce geste sacrilège. Mais il ne faut pas faire cela ! L’enfant  répond calmement tu es là toi. T’es pas ma mère, hein. Seulement il regagne les pavés et c’est tout ce qui compte, à cet instant, pour la jeune fille. Les mots épars du garçon, qui allaient vers le cèdre, vont maintenant vers elle. Pourquoi t’es venue ? Tu sais, c’est nul dans le musée. Ma mère y va tous les lundis depuis qu’on est arrivés ici. Elle dit que l’art lui fait du bien.

Je suis du quarante-deux moi, de la campagne, c’est pas la Loire comme ici, chez moi, c’est la Loire, le département, pas le grand fleuve qui a l’air tranquille ; chez moi, c’est « allez Saint Etienne » et les écharpes vertes parce qu’on est tous supporters de l’ASSE ; et il y a des tracteurs et des vaches dans les prés. Il n’y a pas de musée à La Gimond.  La Gimond, c’est le nom de mon ancien village. J’aurais bien voulu rester là-bas parce que je connaissais tout le monde et que je pouvais faire du vélo quand j’en avais envie. Mais ma mère voulait venir ici. C’est parce qu’il y a ma tata je crois. Et parce qu’elle veut plus voir mon père. Du coup on a laissé la maison et j’habite dans un appartement. J’aime pas trop, mais le fleuve, ça j’aime bien. Ma mère est maitresse. Elle veut que je fasse des devoirs de vacances avant d’entrer en sixième. Tu veux pas m’aider ? Parce que, comme ça, j’irai plus vite et j’aurai le droit d’aller dehors.

Lune profite d’un blanc pour dire doucement qu’elle veut bien l’aider, qu’elle doit d’abord en parler avec sa maman. Elle lui propose d’aller quand même regarder les tableaux à l’intérieur. L’enfant refuse. Tu comprends, ma mère, elle a pas trop envie que je rentre, comme ça, elle doit pas me dire tout le temps de me taire et de pas toucher, et elle peut se plaindre de moi à ma tata. Quand on repart, en général, elle est plus gentille. On y va quand même, dit l’orpheline. On passera seulement la prévenir que tu es avec moi. Je lui dirai mon nom pour qu’elle ne s’inquiète pas. Lune prend l’enfant par la main, il ne dit rien et monte les marches avec elle.

A l’intérieur, ils écument les pièces dont les murs tendus d’étoffes anciennes impressionnent beaucoup Stéfane. Il ne dit plus rien maintenant, scrute tous les détails surannés des grandes salles, la bouche ouverte, les membres secoués par quelques sursauts d’étonnement. Et alors qu’il s’absorbe à sa contemplation, la main toujours abandonnée dans celle de Lune, elle aperçoit la mère. Assise sur une banquette rouge au centre de la salle consacrée au vingtième siècle, à côté de sa sœur, elle ne regarde pas les tableaux. Elle porte un tailleur et un carré brun impeccablement lisse. Elle pleure. Lune comprend. Elle vient au musée pour pleurer, hurler à demi-mot son fils impossible, son mariage échoué. La jeune fille aux boucles brunes est très gênée de devoir la surprendre au milieu de ses larmes. Elle dit doucement qu’elle s’excuse de la déranger, qu’elle s’appelle Lune, qu’elle a croisé Stéfane et qu’elle propose de l’emmener voir la collection de peintures du dix-neuvième siècle, si elle veut bien, et qu’elle lui ramènera son fils dans cette salle-ci à midi trente, parce que le musée ferme à midi quarante-cinq. Si elle le souhaite, elle peut venir les retrouver, ils resteront dans la même salle.

Maman, t’inquiète pas, elle va pas me kidnapper. De toute façon, personne voudrait m’emmener, vu comme je suis pénible. T’inquiète pas. On y va ? Tu as dit que tu t’appelles Lune ? Elle devait être un peu anormale ta mère, pour te donner un nom pareil. Moi c’est beaucoup plus normal Stéfane. C’est juste que moi c’est avec un f. C’est mon père qui a voulu.

La mère interrompt son fils en ravalant un sanglot. Oui, vous pouvez y aller. Merci, mademoiselle, vous êtes très gentille. Vous pouvez le ramener ici s’il n’est pas sage. Je reste ici : j’aime beaucoup le bleu vibrant de ce tableau : il est mélancolique et pourtant lumineux. Il me fait du bien. Lune ne répond pas qu’elle a deviné qu’elle ne venait pas ici pour ce tableau presque uniforme, mais pour la banquette et l’épaule de sa sœur. Elle hoche seulement la tête et sourit en emmenant le petit météore vers le dix-neuvième siècle.

Elle pense à sa recherche d’emploi, à sa prochaine nuit. Elle s’occupera de tout cela après. Se joue quelque chose auquel elle ne veut pas échapper maintenant, et qui mérite qu’elle s’y livre. Les œuvres qu’elle regarde avec Stéfane ne lui plaisent pas vraiment. C’est très figuratif, très premier degré. Il y a un Christ en croix de Degas, c’est une étude, une copie. La touche de pinceau à déjà la douceur qui caractérise le peintre. L’enfant crie que c’est vraiment dégueulasse et pourquoi est-ce que l’on peint des gens morts et tout nus? Ils y a trois hommes crucifiés sur la toile. Seul le Christ, au centre, semble être mort serein. Il a l’air de dormir. Les autres ont les jambes qui se tordent. L’enfant fait remarquer que pour tenir le corps sur la croix, il a fallu planter des clous à travers les mains. Ce détail-là l’interpelle plus que le reste. Il hésite entre fascination et horreur.

Lune montre maintenant un petit format intitulé Paysage de Loire. C’est un peintre dont elle ignore tout – Edouard Debat-Ponsan – mais ce morceau de sable aux teintes ternes pourrait infuser l’enfant feu-follet d’un peu d’apaisement. Il regarde. Quelques secondes, au plus. Il dit si je savais dessiner, je voudrais bien faire comme lui. C’est comme si j’y étais, au bord de la Loire. Les couleurs, c’est pareil, et puis la tranquillité aussi. Il y a personne que j’ai l’air de déranger. Les herbes et le sable, c’est toujours content.

La jeune fille affirme qu’elle pourra aller avec lui au bord du fleuve. Mais peut-être pas cet après-midi, parce qu’elle a des choses importantes à faire. Stéfane ne voit pas ce qu’elle peut avoir à faire de plus important que d’aller voir la Loire avec lui. Elle répond avec pudeur qu’elle doit trouver une maison et un travail.

Alors qu’elle prononce ces paroles sur le ton le plus léger possible, la mère de l’enfant s’est approchée. Elle est frappée par le calme inhabituel de son fils, la gentillesse de la jeune brune. Elle est blessée aussi car, en creux, dans ce tête-à-tête serein, se dessinent ses insuffisances. Mais elle saisit ce qui lui semble être une bénédiction. Elle propose à Lune de l’engager comme fille au pair. Elle est seule, elle reprend le trente-et-un août et cherche quelqu’un pour aider son fils au quotidien, dans les devoirs d’école et le reste, afin qu’elle puisse se concentrer un peu sur son travail. Elle l’accueille dès ce soir, si elle veut bien.

Stéfane s’écrie qu’elle n’aura pas le droit de rentrer dans sa chambre, et Lune accepte. Justement il lui demandait tout à l’heure de l’aider à faire ses devoirs de vacances. La mère s’appelle Sylvie, elle tend la main à sa nouvelle employée. Derrière sa froideur polie, Lune sait à présent son désespoir. Ils gagnent tous les trois l’appartement de Stéfane et sa mère pour déjeuner. L’enfant a faim, et Lune est plus affamée encore.

Lune – ch 3

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Margot,

Lune


Son carnet se remplit. Liste sans cohérence, en toute harmonie.

Recherche tourneur-fraiseur. CDI. Expérience souhaitée.

Mère de trois enfants cherche une jeune fille pour faire la sortie des classes et aider aux devoirs.

Maison de retraite recrute une animatrice motivée et dynamique. BAFA exigé.

Cherchons serveuse à temps partiel, soirs et week-end.

Famille de quatre enfants cherche fille au pair, nourrie, logée.

Nous recrutons une vendeuse en boulangerie. Salaire à débattre.

Femme de soixante-dix ans cherche dame de compagnie. Aime la culture, le théâtre, le cinéma, la nature, la lecture. Appelez-moi.

Suivent bien sûr, à chaque fois, les numéros de téléphone. Lune s’amuse de tous ces chiffres griffonnés à la hâte et qui ont l’air de s’appliquer à créer du désordre sur la petite page. Elle aime les surgissements impromptus du chaos qui dort sous la surface bien ordonnée des choses. Elle scrute toutes les vitrines, les devantures des boulangeries et des agences d’intérim, et les portes des immeubles et tous les panneaux d’affichage. Elle marche, attendant qu’un signe lui soit fait. Cela fait maintenant trois jours qu’aucun son n’est sorti de sa gorge.

L’enfant comme un caillou tombé du ciel lui écrase brutalement les pieds, lui cogne les genoux. Plongée dans son carnet, marchant le long de la très minérale rue Nationale, elle n’a pas vu venir au devant d’elle le petit météore, comme né de la pierre, surgi des murs ou du trottoir. Elle ne pousse même pas un cri de surprise, sa bouche s’entrouvre mais s’en échappe seulement du silence. L’enfant ne s’excuse pas. Il la dévisage. Il doit avoir douze ans. Il lui dit qu’elle est mal coiffée et que son pantalon est troué, qu’elle a l’air bizarre. Il parle trop fort et se tient trop près. Lune recule d’un pas, il avance. Les questions se bousculent. Et puis, pourquoi ne parle-t-elle pas. Où tu vas. Tu écris quoi dans ton carnet. Moi je vais chercher de la terre au bord de la Loire parce que, tu comprends, mes parents ne me font pas de cadeaux à Noël – mais je m’en bats les steaks – mais ma grand-mère, elle m’a quand même acheté un microscope, alors je regarde dans la terre. J’aime bien la terre parce que c’est noir et mouillé. Ma mère déteste. Elle dit que je lui fais trop de lessives. Je veux être agriculteur. J’aurai ma ferme, comme mon père. Sauf que lui ça n’a pas marché, il est maçon maintenant. Je ne l’aime pas trop mon père, de toute façon.

Lune chavire. C’est trop d’un coup mais c’est peut-être ce qu’il lui faut. Le fameux signe. Elle se tait encore, elle ne bouge pas. Elle écoute le gamin. Elle le regarde : figure asymétrique, légèrement. Les cheveux presque roux, taillés en brosse, assez grossièrement. A la tondeuse, sans doute, parce que c’est pratique, rapide et que cela ne coûte pas cher. Les oreilles sont au vent, les tâches de rousseur étoilent son visage. Lune a du mal à le supporter, il lui marche encore sur les pieds, il est grossier et agressif. Monte cependant en elle le sentiment d’une adoption irrémédiable, qu’elle ne peut pas le laisser aller à sa vie. D’ailleurs, il ne la lâche pas. Le temps s’étire dans ce tête-à-tête qui est un monologue contre un regard muet. L’orpheline sent la beauté qui point sous l’ouragan. Enfant des origines, enfant né d’avant l’organisation lisse et nette du monde.

La mère attrape brutalement son fils par le tee-shirt. Mais pourquoi t’arrêtes-tu comme cela ? Je n’avais pas vu que tu ne me suivais plus ! Arrête d’embêter la dame. Pardon, je suis navrée. Vous savez, ce n’est pas facile avec lui. J’espère qu’il ne vous a pas fait mal ? Dis pardon, Stéfane. On va au musée, on a rendez-vous avec ta tante, on est en retard. Dépêche-toi.

Stéfane s’éloigne de mauvaise grâce, se retournant une dernière fois vers Lune, lançant un regard que d’autres diraient provocateur, et qu’elle reçoit comme un appel. Se surprenant elle-même, Lune retrouve sa voix pour lancer à l’enfant de bien regarder le grand cèdre, de s’assoir par terre, de le sentir, que c’est presque le plus grand d’Europe. Et ses yeux d’innocent où germe la folie lui disent viens. Alors elle suit ces deux êtres dont le lien par le ventre semble fabriquer leur souffrance. Elle suit de loin, car la mère lui fait peur. Elle va tout droit, tirant son fils. Elle semble furieuse de son indigne progéniture.

Mais il y a autre chose aussi, pense la toute jeune femme. Nous verrons sous le cèdre.

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Le gâchis

 « Ecris-toi en train d’écrire »…  Et la troisième personne est une lâcheté.

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Les bruits de la maison répondent au cliquetis des touches du clavier. Il y a une enfant qui fait ses expériences et en donne la musique, pour elle-même, et pour le plaisir d’habiter l’espace sonore de cet instant ouvert. Une autre enfant s’adonne à une palette d’aquarelle et son pinceau s’agite dans un petit verre d’eau. Elle, concentrée sur la page qui l’appelle, entend les vaguelettes dans le verre en plastique. Tout est propice. Elle peut écrire, mais l’oreille traine, viscéralement. Sa vigilance de mère l’empêche de s’absorber tout à fait à sa pensée. Tant mieux. Les bruits d’enfance qui peuplent la grande maison sont sa corde de rappel, le rideau qui tombe. La pensée pure, déréalisée, désincarnée, ou qui prend corps seulement dans les doigts la ravit à sa réalité. C’est un vertige éprouvé au dessus d’un abîme. Les bruits alentours disparaitraient, s’ils ne parlaient pas à son ventre. Des rires éclatent, et cliquètent ses doigts tranquilles sur le clavier. Des pleurs. Il faut s’interrompre et consoler, se gorger de peau douce de joues vraies, goûter les larmes. Elle a chassé de quelques mouvements de bras les fumées persistantes de son esprit en point d’interrogation ininterrompu.

Être mère est une affaire de chair.

Elle voudrait écrire la chair, sa toute-puissance rassurante, son poids impérieux. Le sens qu’elle donne à tous les chemins pris. Elle voudrait que ses mots lui rendent le réel, plus dense, plus vrai, plus charnel. Elle cherche des images chargées de matière qui la livreront au monde, malgré les chimères dont elle est prisonnière. Elle pense à Eluard, dont les mots sont des corps.

Ses doigts hésitent, et s’agitent, irrémédiablement. Elle s’est penchée encore sur ses gouffres intimes. On entend des regrets dans les voix enfantines. Elles sont à nouveau seules, dépossédées de leur mère par des mots qu’elles finiront, peut-être, par haïr. Ce sont des voix bien sages pour l’instant. Elles se réparent elles-mêmes et se résignent à leur solitude. Elles se suffisent autant qu’elles peuvent pour ne pas déranger les pensées qui tentent de se déployer sur l’écran blanc.

Elle, à demi-absorbée toujours, s’écartèle. Vertige et culpabilité. Mais elle ne peut lutter et tourbillonnent ses profondeurs vaporeuses.

Les enfants jouent, vivent, sans elle. Et le temps passe.

La mère n’a rien vécu. Elle a beau raisonner, rêver, chercher, elle n’a plus rien à dire. Ses yeux sont clos.

C’est un triste gâchis, sourd, sec et amer.

 

Le bain des enfants

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A ma fille, ma douce Camille et son petit souffle maladroit  mais si gai sur ses deux bougies du jour. Pour tous les bains passés, et tous ceux à venir.

Le bain des enfants est une chose étonnante.

C’est après les éclats des deux sœurs qui assénaient, comme un coup de trique, leur agitation impérieuse au soir venant.

C’est après. Le petit monde se déroule dans la cuisine. Camille chantonne. L’eau qui bout et mon air affairé ouvrent les portes de son rêve. Elle peut s’absenter puisque tout est en ordre. Métamorphose des lieux. Tout s’invente dans ses yeux et cet instant flottant. L’enfant s’absorbe à sa pensée joueuse.

Comme chaque jour, la tâche familiale. Ma lassitude se panse aux  grelots adorés. Les chocs réguliers du couteau sur la planche. L’eau qui bout. Je savoure la rareté rituelle de notre tête-à-tête. Chacune côte-à-côte, nous épousons le calme comme un trésor trouvé. Les bruits se font discrets au pépiement de Camille, cette flûte de pan qui semble venir d’en haut. Chaque geste se pèse: harmonie ou chaos.

L’instant funambule s’éteint. La bougie est soufflée par le couloir qui bruit, et sa fumée se goûte dans son extrémité. J’entends une voix grave  qui discute et qui aime, et une autre d’enfant qui ne dit pas grand-chose mais sonne le bonheur de ses pas accordés à ceux de la voix d’homme dont elle se régale. L’odeur du savon.

Violette sort du bain, fière comme il se doit de son ventre en avant, de ses cheveux mouillés, de son Papa qui l’accompagne, et c’est ça le plus beau. Ils parlent ensemble une langue inventée dans les jeux éclaboussés de rires, dans les frottements épais de la serviette qui fait Violette momie. Je les écoute. J’aime être leur étrangère.

Camille pépie toujours, elle ne s’est pas dérangée de sa sœur qui se fait coiffer. Violette se tient droite et son père s’applique, tenant de tout son cœur une brosse rose-fille.  Ses cheveux en bataille et sa barbe oubliée se taisent autant que moi. Ils s’effacent devant le père qui fait à son morceau d’étoile les cheveux bien raides, bien nets, sans un pli. Il les place en arrière pour ne pas la gêner. J’admire sa patience, moi qui n’en avais plus. Le petit mistral engouffré en criant, tout à l’heure, dans le couloir en demi-teinte, s’est fait brise, apaisé d’eau chaude et de gestes attentifs. Je regarde ma fille ressuscitée et sa peau plus tendre maintenant. Lavée au savon de l’amour, innocence et pureté lui sont rendues. Elle prolonge la grâce en ne bougeant pas trop. Elle sent bien, elle aussi, qu’il y a des secondes qu’il est doux d’étirer.

C’est à Camille. Embrassant ses joues rondes qui résistent ce qu’il faut mais se laissent adorer tout de même, je l’enlève à sa chimère chantante. Nous disparaissons à notre tour dans le couloir. Le bain. Avec Camille c’est un peu la bataille. Elle veut tout accomplir, elle est gauche et têtue. Elle me pousse, moi qui voudrais la faire propre comme un sou neuf et la frotter aussi fort que je l’aime. C’est une autre musique.

L’horloge a tourné, l’eau refroidie l’arrache à sa détermination. Ses cris réclament  encore un peu de bon bain chaud alors que je l’emporte, emmaillotée comme l’enfant miraculeux. Alors se déploient, et cela vient du ventre, les mots tendres, les larmes essuyées, et joue contre joue, et le coton tout raide d’être propre et tout ce qui console. Par sa colère rincée de larmes, Camille m’offre la joie d’être sa mère et de la sauver de ses pleurs. Voilà. Elle s’assoie à présent, bien fort et bien confiante, dans mes bras qui l’emmènent. Tendre traversée de la frontière entre les mondes.

Le couloir débouche à la lumière jaune. On entend une guitare faisant des vocalises. C’est Papa dit Camille, encore maquillée d’un étrange clair-obscur. La cuillère de Violette tinte dans son assiette.

Le monde est un peu différent à la sortie du bain. C’est un joli mystère que l’on n’ose évoquer. Tout est tombé, les vétilles et la bouche pincée, les nerfs secs et les coupures dans l’air. Le moment se repose à nos cœurs réparés.

Le bain des enfants réconcilie le jour et la nuit qui s’installe.