
L’été n’est pas serein, j’ai le cœur qui remue un tas de glaise grise. Trop de torpeur et de temps sans saveur, point de frénésie douce comme je l’espérais. Se mêlent mes attentes enterrées et les mornes journées. Rien n’est pourtant si grave, les enfants jouent et rient, et l’amour est bien là, tranquille et caressant.
Ce soir, nous sommes invitées à dîner chez une amie très chère. J’essaye de frissonner un peu, de donner un goût d’or à cette soirée promise. Sortir du noir dans lequel je m’enferre en dépit du beau soleil de juillet. Alors, dérisoire tentative, nous nous faisons coquettes. Violette choisit bien sûr sa robe qui tourne le plus et Camille admire avec ses mains son grand jupon bleu semé de fleurs blanches. J’effleure même leurs visages de mon gros plumeau dévoué à la poudre rose. Pas une trace de blush – c’est du bluff bien sûr – mais elles se sentent belles au-delà des étoiles. Elles portent sur leurs joues l’éclat de leur plaisir comme un fard merveilleux.
Pour moi, c’est une autre affaire. Rien de ce qui ordinairement suffit à mon bonheur n’arrive jusqu’à mon cœur. Penser : au biberon de Camille, à son lait et aux céréales qui vont avec, au lit parapluie, aux doudous et aux couvertures, au vin que j’apporte à mon amie, aux pyjamas, à des vestes s’il fait froid, à un matelas de voyage pour Violette, aux couches bien sûr, et tout ce qui va avec. Voilà exactement ce qui m’assomme, alors que la soirée s’annonce délicieuse et que je devrais ne penser qu’à cela. Ajoutons à la sauce une bonne dose de culpabilité – quelle geignarde fais-tu ! Ta vie est remplie de gens aimés, tes filles sont en pleine forme, ton mari te faire rire et ses bras sont immenses, tu es en vacances, toi ! Tu danses, tu lis, tu écris presque tous les jours, dans un confort qui rend honteuse chacune de tes plaintes ! Enfant gâtée ! – et la mayonnaise est maintenant montée à la perfection. Je suis une boule dure et sombre. Rage d’être mère (et pourtant quelle joie !), rage de n’être pas ailleurs, libre de mes attaches (si douces !). Rage, rage, rage.
Et je charge la voiture, recommandant aux filles d’attendre sagement dans la cour. De multiples allers-retours pour ce qui ressemble davantage à un déménagement qu’à un départ pour un dîner d’amies. Rage encore de tout ce fourbi nécessaire. Tout est bouclé, il ne reste plus qu’à ficeler mes demoiselles en robe des grands jours dans leur siège auto. Je les entends rire sans les voir : elles ne vivent pas dans le même monde que moi. Chaque chose est une joie pour leurs yeux neufs. Et moi, je sais qu’il faut encore les soulever, clipper les savantes attaches, tirer sur les sangles, vérifier la tension, desserrer un peu, retendre finalement, essuyer au passage un nez qui coule et négocier à l’occasion d’une exigence inappropriée que l’une ou l’autre ne manquera pas d’avoir.
Horreur ! Alors que je rumine mon nuage de fumée, je retourne à la cour où Violette et Camille ont trouvé une flaque, de la terre et un seau. Elles n’ont pas hésité, pas une seule seconde. Elles sont heureuses et tapissées d’eau crasseuse et de boue. Je passe sur les cris dont je ne suis pas fière. On nettoie, on se change. Là je ne rumine plus, je fulmine franchement. Nous sommes en retard, il va de soi…
Vient enfin le départ. Heureusement, la route est assez brève et les collines sont belles. Ma tempête s’étouffe au gré d’un virage plus touffu que les autres où les elfes sûrement nichent secrètement, d’un châtaignier dont les fleurs explosent vers le ciel, d’un troupeau paisible au bord d’un étang, en contrebas. Tout va bien finalement. Ce soir sera beau, un pansement pour moi, du nectar pour mes filles.
Dernier croisement dans la tendre campagne. Nous apercevons la maison, vieille ferme plantée à l’orée d’un bois clair, veillant sur les champs jaunes et le vallon qui luit dans la soirée montante. A l’intérieur, les lumières sont déjà allumées, les fenêtres nous accueillent de loin et disent la chaleur amicale qui nous attend. Je jette en souriant un œil sur le siège passager. Non ! J’ai oublié un sac, le sac ! Le seul qu’il ne fallait vraiment, vraiment pas oublier : celui des couches de Camille où sont aussi les indispensables doudous. Oh que le calme fut bref ! Je suis à nouveau ouragan, éclair, tonnerre ! Quelle mère déplorable ! Je me tais, je me tais, enfin j’essaye, pour protéger mes filles de mon humeur furieuse. Demi-tour, ce n’est pas si simple dans la pente et l’étroitesse du chemin. Je suis brusque et maladroite, évidemment. La route en sens inverse a perdu de son charme. Le ciel est noir d’orage, mais toujours moins que moi.
Cependant, lorsque nous arrivons à l’ultime village avant notre maison, le hasard me tend sa main sublime. Un arc-en-ciel invraisemblable de complétude, de netteté, se détache, immense, sur le nuage qui a la teinte de la nuit. Toutes les couleurs sont vives, et, comble de perfection, ce demi-cercle céleste est touché par la flèche du vieux clocher d’ardoise exactement en son centre. La petite église dorée est pleine de soleil, auréolée par l’arc vif et le ciel sombre. Je reçois ce cadeau comme une belle raison d’avoir fait demi-tour.
« Maman, un arc-en-ciel ! Tu as vu, il entoure l’église ! » s’exclame Violette, charmée autant que moi. Camille n’a peut-être rien vu, mais elle répète tout ce que dit sa sœur, ôtant les consonnes dentales et vélaires qui visiblement l’indisposent, ce qui donne « Maman (quand même ce mot là est entier !), un ar’en ‘ciel, as vu, Maman un ar’ en ciel ! » etc. Et toutes les remarques de Violette se trouvent répétées, amputées des consonnes gênantes, comme si Camille était un petit robot mécanique dont une pièce serait cassée. Nous rions, nous rions toutes trois de ce moment offert par la grâce du monde.
Et moi qui étais un sac de noirceur mal contenue, je dis à cet instant un merci silencieux. J’entr’aperçois le sourire de mes filles dans le rétroviseur. Vraiment, ce soir sera beau.