C’est un rêve

c’est un rêve

 

l’été  a brûlé les fenêtres

le basalte patiente

à côté de moi

 

ailleurs d’autres parlent

tranquilles

– comme si ce n’était pas la dernière fois!

 

dans la cuisine

des rayons fous apportent

le goût de la montagne chaude

 

je ne dis rien

je fais une salade immense

de lumière

 

c’est un rêve qui persiste

sous ma peau de pluie

c’est un rêve qui refuse

que je m’en aille

 

Il faut bien regarder s’en aller la rivière


il faut bien regarder
s’en aller la rivière
et la mousse changeante
des arbres
répondant à l’été

les tempes de basalte
ici
ont la force du souvenir

mais dans le lit de l’eau
laissons la joie

sous l’écorce blanche des pierres
se coule
la longue larme d’un dialogue
qui s’interrompt

L’aube à peine avait levé le monde

L’aube à peine avait levé le monde.

Les premiers pas des enfants frôlaient doucement le silence.

L’air était encore tendre aux talons de la nuit.

Les murs de la maison avaient leur respiration grise.

Dans une chambre s’élevait, déjà, une tour faite de chuchotements.

 

Ne rien déranger et invisible demeurer l’étrangère de ce petit matin.

Ne rien perdre, surtout, ne rien perdre.

Et ployait pâle et frêle ma page sous le poids du désir.

 

Mais le ciel montait. Et tout était plus clair et plus net et la tour des enfants était tombée dans l’éclat de leurs voix.

L’aube mystère avait dans la lumière d’hiver emporté son poème.

La cloche fêlée du perroquet

Il faut voir la scène. Une scène de printemps dans les jardins du temps.

 Les iris sont en fleurs, tout autour, et cela fait une haie tendre et déjà un peu haute, pour une enfant assise. L’herbe est tondue d’une semaine, confortable, fleurie de toutes petites fleurs. Derrière, éclate un laurier fraîchement planté et la terre est bien noire à son pied. Voilà pour le décor. Il y a aussi un peu de vent, il ne fait pas trop chaud.

L’homme, c’est mon père ;  il a jardiné un moment, déplacé, repiqué, imaginé l’harmonie des couleurs et des feuillages qu’on ne peut pas encore deviner, parfois. Ce petit monde est vaste en beauté et en mouvements subtiles qui vont avec les ans. Les choses changent au fil des envies, et c’est si beau de voir le jardin devenir. Dans la famille, faire un tour de jardin est une promenade en soi. On s’attarde, on regarde les plantes qui sont parfois anciennes comme l’enfance. Les nouvelles venues sont toujours un peu les vedettes, mais elles émeuvent moins. Il y a le muguet qu’on connait bien et qui s’étale depuis longtemps, toujours à l’heure, et les lilas en bosquet qui nous appellent, exigeants, de toute leur senteur,  et le tapis de fleurs de marronnier : on lève la tête vers le grand arbre aux cônes et tendres et fiers. Le rhododendron s’obstine, devant l’entrée,  à fleurir, mais on voit qu’il est vieux et sa mine est plus grise. On l’aime presque mieux ainsi.  L’azalée à son pied lui fait un peu la cour. Les pots de petites herbes, et le thym tout en fleurs qui conquiert son espace, toujours. Les gouttes de sang, les boules de neige, le petit pêcher sauvage et les quelques autres fruitiers. Y aura-t-il des mirabelles ? Il y a aussi toutes les plantes dont on espère les fleurs : les très petits rosiers de grâce dont les feuilles sont si délicates et les tiges sans épine. Comment seront leurs fleurs ? C’est une joie de les attendre, devinant les boutons, ou une embrasure verte au creux des tiges, qui n’est encore qu’une promesse.

La variété du vert, du mouvement des tiges, de l’élancement des feuillages,  est aussi délicieuse que le vent et les fleurs, et que les souvenirs. Ici je me souviens que j’ai appris à faire le nœud de mes lacets. Ici le cerisier, la maison de mes jeux. Ici ma sœur ;  ici, ma joie passée.

Il faut voir la scène, donc, dans ce jardin-là, précisément. Sur une poutre en bois entre les plantes et l’herbe, le jardinier s’assoit, ayant posé sa fourche. Il souffle un peu et l’on discute. Le jardin délivre, ou convoque, la parole.  Violette, qui fleurit ses cinq ans, s’approche et vient cueillir les genoux de son grand-père qui disent bienvenue. Et dans son babillage arrive – comment ?- le perroquet. Et le perroquet devient dans la bouche de mon père, le fameux perroquet sous sa cloche de verre, dans la grande maison du bord de la rivière.

-L’as-tu vu, ce perroquet, dans la maison d’Aulueyres?

-Non…

-C’était le perroquet de mon papa.

Violette s’interroge : comment est-ce possible que son pépé ait un papa ? Cet homme-là est mort. Autre mystère. Et, plus incroyable encore, cet homme qui est mort fut, un jour, un enfant ! A moi aussi, cela semble impensable. La raideur d’esprit de cet homme qui jamais ne m’a fait monter sur ses genoux, son sérieux et sa dureté affichée sont tellement étrangers à  l’enfance.

Mon père nous raconte : son père était l’ainé dans la maison du moulinage. Il allait à l’école, à pied bien sûr. Il longeait la route qui surplombe la rivière, pendant un kilomètre, atteignait le village, puis la petite école. Avec peut-être la même fraicheur et la même joie que mes filles aujourd’hui : comment le concevoir ?

La voix de mon père s’accorde au mouvement des feuilles. Il y a des silences et des frémissements. Violette se tient muette comme je suis perplexe. L’enfant d’Ardèche va donc  à l’école et apprend, récite, calcule. Puis il rentre et sur le chemin du retour, à la sortie du village, il y a une petite maison et une dame qui l’habite. L’enfant s’arrête et la salue, lui  chante les chansons qu’il connait. Chaque jour, il s’arrête gaiment et il chante. La dame est très heureuse de cette visite quotidienne, et l’enfant s’attarde un peu, sans doute parce que la vieille dame possède un perroquet. Ce perroquet est  comme on l’imagine, superbe, multicolore et dans une cage haute. Il lui parle, le caresse, et repart quelquefois, comble du bonheur, avec une plume tombée. La vieille dame promet : quand mon perroquet sera mort, je te le donnerai. Drôle de promesse.

L’enfant grandit, la dame vieillit, et le perroquet meurt. La promesse est tenue. L’enfant se voit offrir l’oiseau superbe, empaillé, sous une cloche en verre.

Imaginez la petite fille sur les genoux de son grand-père. Une telle histoire comme ça racontée au milieu du jardin. C’est un ballet d’images, un puits de rêveries. Elle ne dit plus rien, tout se passe maintenant à l’intérieur d’elle-même. Rareté de ce silence plein.

Je songe, quant à moi, à cet enfant devenu, bien plus tard, mon grand-père. Un homme à la peau dure et au cœur sans souplesse. Mécanique grippée des sentiments. Si la nature est belle, ai-je besoin d’aimer autre chose que la terre ? Mon grand-père laissait les affections vivantes et toute mièvrerie à ceux qu’ils méprisaient. L’Ardèche seule est digne, et les aïeux qu’elle a portés.

Pourtant le perroquet, sous sa cloche de verre, n’a jamais quitté sa maison. Il poursuit cette enfance au-delà de sa tombe.

Mon père raconte enfin qu’il a fêlé la cloche, un jour de grand ménage. Il s’en veut nous dit-il car la cloche était fine. Mais une autre fêlure loge toute intérieure dans sa voix qui raconte. Je pense à Baudelaire qui dit dans un poème« Moi, mon âme est fêlée ».

Il faut la deviner, ou bien la partager, cette fêlure secrète. Fêlure de n’avoir jamais rencontré, derrière le masque amer que nous avons connu, cet homme-là  qui conserva, sensible,  le perroquet de son enfance.

 

 

Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti

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C’est un jeune homme qui vient d’avoir dix-neuf ans. Il est sensible et bon, brillant élève. Dans son lycée de Constantine, Jacob a découvert Hugo et Baudelaire et Proust et c’est notamment grâce à eux qu’il se sent français. Sa famille est pauvre et s’entasse, mère et père et son frère qui a dix-neuf ans de plus que lui, avec sa femme et leurs trois enfants, dans un deux pièces. On est en 1944. Son père et ses frères sont durs comme ceux qui n’ont pas de mots pour dire tout ce qui les traverse. Les enfants sont battus, enfermés pour la nuit à la cave quand ils ne sont pas sages. Les mères, impuissantes, sont au supplice.  Les mères, dont les enfants sont la seule joie. Madeleine notamment, la belle-sœur de Jacob, ignore complètement le bonheur conjugal. Le mariage n’est pour elle qu’un déracinement.

Jacob est la fenêtre claire du foyer. Il est homme, assez viril pour que Lucette la voisine soit secrètement amoureuse de lui. Il est viril mais délicat, attentionné, poli et serviable pour sa mère, et pour sa belle-sœur  qui l’aime comme le seul point lumineux de sa vie. Il rassure la petite Camille la nuit et lui fait faire l’avion aussi, et son bras entoure également les épaules du jeune Gabriel, rempli déjà de colère et de hargne. Il lui apprend les ricochets.

Mais on est en 1944 et après que Jacob a été renvoyé du lycée parce qu’il était juif, la France soudain l’appelle à son secours, et il est aussitôt entré à l’armée qu’il part pour la France et monte de Provence en Alsace, repoussant les allemands sur son passage,  et meurent sous ses yeux ses camarades. Une vie de soldat, brève, intensément amicale et douloureuse.

Il y a Madeleine qui perd sa toute petite Ginette, et le silence de son mari, Abraham, incapable de joindre sa souffrance à celle de sa femme. Il y a la dureté de cet homme, Abraham, qui, pourtant, à la fin de sa vie,  se met à aimer, passionnément, le chant des ortolans. Il y a la mère, Rachel, qui marche à travers l’Algérie pour voir son dernier fils dont le service militaire est à peine entamé, un panier rempli de provisions sous son bras, ignorant que l’enfant adoré est déjà en France sous les balles. Il y a le cœur troué de cette mère qui murmurera jusqu’à son dernier jour le nom de son Jacob.  La douleur des femmes dans ce roman est racontée sans excès larmoyant (Rachel est un peu trouble, et dure aussi avec Madeleine, sa belle-fille), mais de façon poignante. Et bien sûr, l’évocation des sombres remous de l’histoire qui lie la France et l’Algérie n’est pas pour rien dans la beauté et la justesse du livre.

Enfin, il y a l’écriture de Valérie Zenatti qui tient notre souffle à son extrémité, qui s’allonge pour épouser les cœurs et les pensées, qui s’inquiète de ses personnages avec une empathie bouleversante. Beaucoup de choses sont esquissées mais l’esquisse est puissante. Un roman à lire comme il semble avoir été écrit : d’un seul souffle.

La main sublime du hasard

 

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L’été n’est pas serein, j’ai le cœur qui remue un tas de glaise grise. Trop de torpeur et de temps sans saveur, point de frénésie douce comme je l’espérais. Se mêlent mes attentes enterrées et les mornes journées. Rien n’est pourtant si grave, les enfants jouent et rient, et l’amour est bien là, tranquille et caressant.

Ce soir, nous sommes invitées à dîner chez une amie très chère. J’essaye de frissonner un peu, de donner un goût d’or à cette soirée promise. Sortir du noir dans lequel je m’enferre en dépit du beau soleil de juillet. Alors, dérisoire tentative, nous nous faisons coquettes. Violette choisit bien sûr sa robe qui tourne le plus et Camille admire avec ses mains son grand jupon bleu semé de fleurs blanches. J’effleure même leurs visages de mon gros plumeau dévoué à la poudre rose. Pas une trace de blush – c’est du bluff bien sûr – mais elles se sentent belles au-delà des étoiles. Elles portent sur leurs joues l’éclat de leur plaisir comme un fard merveilleux.

Pour moi, c’est une autre affaire. Rien de ce qui ordinairement suffit à mon bonheur n’arrive jusqu’à mon cœur. Penser : au biberon de Camille, à son lait et aux céréales qui vont avec, au lit parapluie, aux doudous et aux couvertures, au vin que j’apporte à mon amie, aux pyjamas, à des vestes s’il fait froid, à un matelas de voyage pour Violette, aux couches bien sûr, et tout ce qui va avec. Voilà exactement ce qui m’assomme, alors que la soirée s’annonce délicieuse et que je devrais ne penser qu’à cela. Ajoutons à la sauce une bonne dose de culpabilité – quelle geignarde fais-tu ! Ta vie est remplie de gens aimés, tes filles sont en pleine forme, ton mari te faire rire et ses bras sont immenses, tu es en vacances, toi ! Tu danses, tu lis, tu écris presque tous les jours, dans un confort qui rend honteuse chacune de tes plaintes ! Enfant gâtée ! –  et la mayonnaise est maintenant montée à la perfection. Je suis une boule dure et sombre. Rage d’être mère (et pourtant quelle joie !), rage de n’être pas ailleurs, libre de mes attaches (si douces !). Rage, rage, rage.

Et je charge la voiture, recommandant aux filles d’attendre sagement dans la cour. De multiples allers-retours pour ce qui ressemble davantage à un déménagement qu’à un départ pour un dîner d’amies. Rage encore de tout ce fourbi nécessaire. Tout est bouclé, il ne reste plus qu’à ficeler mes demoiselles en robe des grands jours dans leur siège auto. Je les entends rire sans les voir : elles ne vivent pas dans le même monde que moi. Chaque chose est une joie pour leurs yeux neufs. Et moi, je sais qu’il faut encore les soulever, clipper les savantes attaches, tirer sur les sangles, vérifier la tension, desserrer un peu, retendre finalement, essuyer au passage un nez qui coule et négocier à l’occasion d’une exigence inappropriée que l’une ou l’autre ne manquera pas d’avoir.

Horreur ! Alors que je rumine mon nuage de fumée, je retourne à la cour où Violette et Camille ont trouvé une flaque, de la terre et un seau. Elles n’ont pas hésité, pas une seule seconde. Elles sont heureuses et tapissées d’eau crasseuse et de boue. Je passe sur les cris dont je ne suis pas fière. On nettoie, on se change. Là je ne rumine plus, je fulmine franchement. Nous sommes en retard, il va de soi…

Vient enfin le départ. Heureusement, la route est assez brève et les collines sont belles. Ma tempête s’étouffe au gré d’un virage plus touffu que les autres où les elfes sûrement nichent secrètement, d’un châtaignier dont les fleurs explosent vers le ciel, d’un troupeau paisible au bord d’un étang, en contrebas. Tout va bien finalement. Ce soir sera beau, un pansement pour moi, du nectar pour mes filles.

Dernier croisement dans la tendre campagne. Nous apercevons la maison, vieille ferme plantée à l’orée d’un bois clair, veillant sur les champs jaunes et le vallon qui luit dans la soirée montante. A l’intérieur, les lumières sont déjà allumées, les fenêtres nous accueillent de loin et disent la chaleur amicale qui nous attend. Je jette en souriant un œil sur le siège passager. Non ! J’ai oublié un sac, le sac ! Le seul qu’il ne fallait vraiment, vraiment pas oublier : celui des couches de Camille où sont aussi les indispensables doudous. Oh que le calme fut bref ! Je suis à nouveau ouragan, éclair, tonnerre ! Quelle mère déplorable ! Je me tais, je me tais, enfin j’essaye, pour protéger mes filles de mon humeur furieuse. Demi-tour, ce n’est pas si simple dans la pente et l’étroitesse du chemin. Je suis brusque et maladroite, évidemment. La route en sens inverse a perdu de son charme. Le ciel est noir d’orage, mais toujours moins que moi.

Cependant, lorsque nous arrivons à l’ultime village avant notre maison, le hasard me tend sa main sublime. Un arc-en-ciel invraisemblable de complétude, de netteté, se détache, immense, sur le nuage qui a la teinte de la nuit. Toutes les couleurs sont vives, et, comble de perfection, ce demi-cercle céleste est touché par la flèche du vieux clocher d’ardoise exactement en son centre. La petite église dorée est pleine de soleil, auréolée par l’arc vif et le ciel sombre. Je reçois ce cadeau comme une  belle raison  d’avoir fait demi-tour.

« Maman, un arc-en-ciel ! Tu as vu, il entoure l’église ! » s’exclame Violette, charmée autant que moi. Camille n’a peut-être rien vu, mais elle répète tout ce que dit sa sœur, ôtant les consonnes dentales et vélaires qui visiblement l’indisposent, ce qui donne « Maman (quand même ce mot là est entier !), un ar’en ‘ciel, as vu, Maman un ar’ en ciel ! » etc. Et toutes les remarques de Violette se trouvent répétées, amputées des consonnes gênantes, comme si Camille était un petit robot mécanique dont une pièce serait cassée. Nous rions, nous rions toutes trois de ce moment offert par la grâce du monde.

Et moi qui étais un sac de noirceur mal contenue, je dis à cet instant un merci silencieux. J’entr’aperçois le sourire de mes filles dans le rétroviseur. Vraiment, ce soir sera beau.

Le potager abandonné

A Aulueyres dont la beauté ne peut cesser de se dire.

A Aulueyres où se noue en moi-même un dialogue silencieux.

 

A pic, la Bourges abonde qui mêlera bientôt ses eaux limpides et sombres à sa sœur Fontolière, dont l’attente est froide aussi bien que fidèle. Lorsqu’on lève les yeux, la forêt blanchie de châtaigniers en fleurs dissimule presque complètement le flanc de la montagne.  La lumière semble y avoir élu fermement domicile. Un peu de roche et de terre pelée éclatent seulement au milieu de ces êtres oscillant tranquilles dans leur infinitude. Peuple au feuillage clair béni par le soleil, bercé par la rivière. Au milieu de ces arbres dont les têtes moutonnent, trois peupliers dressent leur majesté verticale comme une échelle inattendue pour grimper jusqu’au ciel. Le vent roule sur leurs feuilles dans un mouvement fugace mais étrangement empreint d’une lenteur qui parait étudiée. Ils semblent semés là par les dieux, offusqués, sans doute, de cette harmonie touffue et ramassée sur elle-même qui les excluait à la perfection.

C’est d’une étendue verte rendue plus belle encore par le vieux mur en pierre qui l’enserre, et par le bassin central, que l’on peut s’étonner des peupliers célestes. Ce morceau de montagne mise à plat était un potager – un étranger à sa première halte intuitivement le saurait – vaste et bien ordonné dans son foisonnement, fleuri de grandes fleurs, soigné par des mains rudes mais pleines de tendresse, qui couvrait cette terre, qui la rendait plus vive.

D’ici, se déroule Aulueyres, tout Aulueyres. Le grand moulinage devenu six maisons aux volumes impensables, les multiples terrasses assaillies de chaleur et du bruit des cigales – invitations à la paresse – les jardins merveilleux qui sont de petits mondes composant l’univers clôt par le grand pont au loin dans le virage, la ferme modeste et amicale, le pré tondu par les deux ânes dont on connaît les noms, les hortensias qui font la boule et colorent l’été au gré de leurs envies, le canal souligné par de vieux oliviers, le barrage tout au fond – lieu des grandes aventures, et l’étroite plage baignée d’eau fraîche, serrant les nœuds de la famille dans un trou de basalte. Les deux rivières, bien sûr, donnent leur chant souverain.

Depuis ce premier lieu simplement en jachère, où plus rien n’est semé et dont la magnificence eut toujours l’humilité du labeur quotidien, on pressent le savant mélange des arbres du domaine, plantés souvent par une tante qui connaît leur nom et leur langage : on voit déjà les points d’exclamation que font les grands cyprès sur le bord du chemin, les noyers donnant leurs fruits parfaits aux mains avides des enfants, les figuiers fous qui s’accrochent à la pierre, les lauriers roses sur les talus, et l’élégance des magnolias dont le cœur sombre des tulipes ne s’offre qu’à l’œil posté aux fenêtres en surplomb, et le kiwi – pergola de verdure au dessus des repas.  Surtout – on le désire si fort qu’on met à chaque jour nouveau, sans lassitude aucune, nos pieds dans les mêmes traces : le duo, juste avant le canal, du bel érable rouge et du ginkgo biloba comme un grand crucifix éclairé d’éventails, et le liquidambar qui fait une seule flamme jaune à l’automne.

Tout Aulueyres depuis ce potager est une joie intense et une route vers mon passé sensible. Tout Aulueyres bruit de ce que tu as été, préserve ton mystère, donne son corps à ta lumière. C’est toi que je n’ai pu toucher du bout du doigt alors que tu vivais, que je cherche, que je sens, que je rencontre, assise dans ton potager abandonné.

 

 

***

Sur le même lieu:

Adoubé par la montagne

Aulueyres – Des haïkus et des photos

Aulueyres

Francine

 

1280px-Armenian_dish_dolma_2La cuisine est assez petite, assez sombre aussi parce qu’aveugle sur trois côtés. Il y a bien une porte-fenêtre mais la cour est fermée par un immeuble noir. Francine ne se souvient plus vraiment avoir habité autre part. Protectrice, la mémoire se dérobe à son cœur abîmé.

 Ce matin, elle a cueilli sur la vigne épanouie entre les fers forgés de la rambarde du balcon, tout un paquet de feuilles douces qui semblent rayonner au-delà des vieux bétons salis, de la cour comme atteinte d’une lèpre vorace, du bruit des moteurs veules. Les grandes pointes de ces feuilles miraculeuses portent généreusement son regard vers tous les soleils des horizons sans brume, vers un monde déchargé des laideurs et des plaies.

Ainsi, sur les carreaux bruns coincés entre les plaques de gaz et le creux de l’évier, les doigts agiles de Francine façonnent de petits rouleaux avec les feuilles ramassées qui contiennent toute la lumière passant à travers mur. Elle les remplit d’une farce faite de riz, de tomate, de mystère et de son âme entière. Elle prépare un Dolma : ces dizaines de rouleaux cuiront à l’os à moelle. Elle fait tout ce qu’il faut, sans réfléchir. Ses doigts savent les saveurs qu’ils rendent généreuses et délicates. Cuisiner est un acte nécessaire par lequel elle obéit à ce qu’elle doit, instinctivement, un mouvement vital qui ne se parle pas. Aujourd’hui, comme d’autres fois, elle prépare ce Dolma dont la recette lui vient de l’Arménie, épousée en secondes noces. C’est une œuvre de patience qui l’absorbe des heures. A-t-elle d’autre choix, si elle veut respirer encore? Sa grande marmite  parfumée pour dire l’amour qui la déborde et peut-être sont-ce aussi ses genoux plantés dans la terre.

Francine a toujours cuisiné. Pour tous les ouvriers et les hommes de passage, pour tous ceux qu’une belle assiette peut satisfaire pleinement. Elle les a accueillis, affable et vive, enjouée et piquante. Dans une salle sans prétention, il y avait les fumets et les couleurs, les bonheurs simples au cœur des journées laborieuses. Elle s’est dévouée à toute la ville qui le voulait. Elle a couru, sué, choisi les meilleurs produits, inventé des accords que joueront les palais les plus grossiers, comme des pianos rendus subtiles par la délicatesse de la nouvelle partition. Elle n’a jamais compté son temps ni ses deniers, ni son énergie. Elle s’est nourrie des regards contentés. La cuisine est sa part de lumière, l’échelle par laquelle elle tente perpétuellement de ne pas sombrer dans le sourd précipice,  le fil d’Ariane qui la relie au monde. Cuisiner pour se glisser dans les cœurs chauds qu’elle rend heureux. Ne plus rien voir, ne plus rien sentir que leur chaleur. Se sauver.

Ce n’est pas le vent qui pousse la porte vitrée. C’est David. Son fils. Le seul qui lui soit resté de ses quatre accouchements. Il l’embrasse tandis que la fillette qu’il tenait par la main saute au cou rond de sa Mamie. Francine est soudain heureuse. David ne sait pas tout de ce qui l’a précédé et a pu se donner, lui, et la livrer, elle, à l’avenir simple de leur famille. Il connait l’ancien passé : la fameuse grand-mère qui est en réalité son arrière-grand-mère. Il sait les soirées de ces gens simples et vivants, ouvriers à la peau rouge et aux mains noires vidant les verres de vin en chantant la révolte. Sont inscrits dans sa peau les fêtes et les colères de ce peuple-là dont il vient. Et le grand silence qui, un soir, ensevelit sa mère, alors tendre enfant née dans la sueur et la boue de l’Histoire. Grand silence surpris après un bruit de bottes. Ce soir-là, il n’y a plus eu ni père, ni mère. David voit, à chaque fois qu’il croise les yeux de Francine, sa terreur d’enfant alors que rentrait à la maison le fantôme de sa mère, venu s’éteindre sous son regard sidéré. Les mots épars de ce fantôme bruissent encore au creux de ses blessures demeurées petite fille, les mots épars dépourvus d’âme. Son fils sait tout cela et au fond du désastre, voilà la réussite de l’inexorable cuisinière: elle a quand même un fils avec un passé véritable et un avenir tranquille.

Ce que David ignore, c’est le grand trou de Francine, sa première tentative d’existence.  L’alcool imbibé dans les cloisons et dans l’odeur du pain. Et cet homme sans visage dont elle ne sait plus rien que les soirs misérables et la peau bleuie de malheur. Les trois enfants engloutis dans le nuage de poussière âcre qui fabrique les larmes sèches mais ininterrompues.

Un baiser encore sur la joue de sa mère, et David s’en va avec son petit trésor de lendemain promis au bout du bras. Ils vont à leur vie. Fin du bonheur. Le Dolma cuit maintenant et Francine a le cœur comme une grosse caisse entre les mains d’un joueur fou. Elle saisit, pour se rassurer, la bouteille qui la couve éternellement du regard, jusqu’à épuisement. Le liquide foudroie la peur qui la tient à la gorge. Sa peau est tachée d’excès et de l’usure de ses soixante années, plus longues et plus pesantes pour toutes les femmes que Gervaise rend sœurs. Francine arrange sa nappe blanche dont elle ne voit pas que les dentelles sont fausses, époussète une fois encore ses meubles vernis, ornés de volutes fabriquées en série. Elle vérifie l’alignement de ses vases en étain au dessus du buffet, replace les couverts sur la table à manger, presque aussi grande que la pièce. La vieille dame regarde sa maison et ses choses bien à elle. Ce sont les preuves qu’elle a pu vivre un peu, malgré tout. Ses petites victoires.

Enfin, elle range la bouteille restée jusque là tout près d’elle. Sursaut lucide, prudence de celle qui a tant à gagner et tout à perdre encore. Un monde s’entrouvre au bout de son attente anxieuse.

Le carillon tinte de ses notes trop légères pour la circonstance. Francine va au balcon. Entre les feuilles de vignes éclatantes au soleil, montent des pas timides. Suspension des regards, secondes étirées d’hésitations infimes.

Surgies du précipice, des vies entières l’embrassent presque sans réserve. Elle qui s’en faisait tant ! Les visages de deux enfants étalent leur désir de combler la béance de leurs premières années. Voilà, notre grand-mère. C’est si simple, le baiser d’une grand-mère. Déjà, les bavardages. Francine raconte ses souvenirs d’école, et la casquette de Charles comme un berlingot pour l’ainée venue avec ses livres.

D’autres pas ont monté entre dalles et vigne. Plus tremblés, poussés en avant par leurs incertitudes. Un regard et des mots convenus. Courtoisie élémentaire pour fracturer les années de silence. Et mère et fille passent à table, simplement. Elles sont deux étrangères lointainement liées, assises au seuil de ce qu’elles inventeront.

Le bain des enfants

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A ma fille, ma douce Camille et son petit souffle maladroit  mais si gai sur ses deux bougies du jour. Pour tous les bains passés, et tous ceux à venir.

Le bain des enfants est une chose étonnante.

C’est après les éclats des deux sœurs qui assénaient, comme un coup de trique, leur agitation impérieuse au soir venant.

C’est après. Le petit monde se déroule dans la cuisine. Camille chantonne. L’eau qui bout et mon air affairé ouvrent les portes de son rêve. Elle peut s’absenter puisque tout est en ordre. Métamorphose des lieux. Tout s’invente dans ses yeux et cet instant flottant. L’enfant s’absorbe à sa pensée joueuse.

Comme chaque jour, la tâche familiale. Ma lassitude se panse aux  grelots adorés. Les chocs réguliers du couteau sur la planche. L’eau qui bout. Je savoure la rareté rituelle de notre tête-à-tête. Chacune côte-à-côte, nous épousons le calme comme un trésor trouvé. Les bruits se font discrets au pépiement de Camille, cette flûte de pan qui semble venir d’en haut. Chaque geste se pèse: harmonie ou chaos.

L’instant funambule s’éteint. La bougie est soufflée par le couloir qui bruit, et sa fumée se goûte dans son extrémité. J’entends une voix grave  qui discute et qui aime, et une autre d’enfant qui ne dit pas grand-chose mais sonne le bonheur de ses pas accordés à ceux de la voix d’homme dont elle se régale. L’odeur du savon.

Violette sort du bain, fière comme il se doit de son ventre en avant, de ses cheveux mouillés, de son Papa qui l’accompagne, et c’est ça le plus beau. Ils parlent ensemble une langue inventée dans les jeux éclaboussés de rires, dans les frottements épais de la serviette qui fait Violette momie. Je les écoute. J’aime être leur étrangère.

Camille pépie toujours, elle ne s’est pas dérangée de sa sœur qui se fait coiffer. Violette se tient droite et son père s’applique, tenant de tout son cœur une brosse rose-fille.  Ses cheveux en bataille et sa barbe oubliée se taisent autant que moi. Ils s’effacent devant le père qui fait à son morceau d’étoile les cheveux bien raides, bien nets, sans un pli. Il les place en arrière pour ne pas la gêner. J’admire sa patience, moi qui n’en avais plus. Le petit mistral engouffré en criant, tout à l’heure, dans le couloir en demi-teinte, s’est fait brise, apaisé d’eau chaude et de gestes attentifs. Je regarde ma fille ressuscitée et sa peau plus tendre maintenant. Lavée au savon de l’amour, innocence et pureté lui sont rendues. Elle prolonge la grâce en ne bougeant pas trop. Elle sent bien, elle aussi, qu’il y a des secondes qu’il est doux d’étirer.

C’est à Camille. Embrassant ses joues rondes qui résistent ce qu’il faut mais se laissent adorer tout de même, je l’enlève à sa chimère chantante. Nous disparaissons à notre tour dans le couloir. Le bain. Avec Camille c’est un peu la bataille. Elle veut tout accomplir, elle est gauche et têtue. Elle me pousse, moi qui voudrais la faire propre comme un sou neuf et la frotter aussi fort que je l’aime. C’est une autre musique.

L’horloge a tourné, l’eau refroidie l’arrache à sa détermination. Ses cris réclament  encore un peu de bon bain chaud alors que je l’emporte, emmaillotée comme l’enfant miraculeux. Alors se déploient, et cela vient du ventre, les mots tendres, les larmes essuyées, et joue contre joue, et le coton tout raide d’être propre et tout ce qui console. Par sa colère rincée de larmes, Camille m’offre la joie d’être sa mère et de la sauver de ses pleurs. Voilà. Elle s’assoie à présent, bien fort et bien confiante, dans mes bras qui l’emmènent. Tendre traversée de la frontière entre les mondes.

Le couloir débouche à la lumière jaune. On entend une guitare faisant des vocalises. C’est Papa dit Camille, encore maquillée d’un étrange clair-obscur. La cuillère de Violette tinte dans son assiette.

Le monde est un peu différent à la sortie du bain. C’est un joli mystère que l’on n’ose évoquer. Tout est tombé, les vétilles et la bouche pincée, les nerfs secs et les coupures dans l’air. Le moment se repose à nos cœurs réparés.

Le bain des enfants réconcilie le jour et la nuit qui s’installe.