On fête les classes en sept aujourd’hui au village.
Le Toine se lève, il va chanter. Torse droit, cocarde verte, il arbore gaiment ses quatre-vingts années de vie. On l’encourage et sa voix, ronde comme ses joues d’enfant sous sa prodigieuse moustache, comble le vide, habille l’air. Il chante une chanson d’amour que ses amis connaissent et reprennent en chœur, que les jeunes gens découvrent, les yeux humides de tout ce qu’ils ignorent, de tout ce qu’ils devinent, de ces vies d’avant eux.
Il a chanté jadis, le Toine, de sa fenêtre adolescente – c’était à la Barge, le hameau un peu au-delà du village – pour la Jeanne qu’il aimait. Pudeur et élégance et ses yeux rient toujours. La Jeanne est là, elle se lève. Cocarde verte aussi, et ses rides ne sont que les chemins creusés par son long bonheur, solide comme un haut mur dont les pierres furent sans doute les épreuves, les entailles, et l’amour le ciment. Ils s’aiment encore, à l’évidence. La Jeanne est belle, disent les femmes. Comme elle est bien fardée de joie !
D’autre ici ont trente ans, ils sont gais aussi, bien sûr. Mais plus sérieux, plus concentrés, les soucis sont plus près. Ils parlent travaux, maison, enfants, éducation, boulot. C’est que la vie bat son plein, il y a tant à faire. Ils se taisent pourtant quand le Toine se lève. Voilà un horizon rêvé. Cela semble si beau de vieillir. On les appelle les anciens avec une certaine tendresse, et peut-être une pointe d’envie : ce sont les plus rieurs.
Chacun a une chanson, une histoire, quelque chose à donner. On acclame, inlassablement. Beaucoup portent une fleur orange, et d’autres rouge. Ils ont quarante ou cinquante ans cette année-ci. Ils cheminent vers la gaité profonde et simple dont le Toine est le phare à l’horizon des ans. Déjà, ils savent mieux oublier les tracas que leurs cadets décorés en jaune d’or.
Les anciens, tour à tour, se lèvent, plus souvent que tout le monde. Ils goûtent ce banquet autrement que les autres. Seront-ils là encore, dans dix ans, pour chanter? Ils ne peuvent ignorer que personne ne porte la fleur des quatre-vingt-dix ans. Et Francia qui a cuisiné pour cinquante : où sera son sourire ? Et sa douce énergie ?
Puisqu’on ne sait pas, que la fête soit belle et que vibrent les cœurs à l’unisson de la grosse caisse qui mène la fanfare dans les rues du village.
Les classards de dix ans sont bien à leurs affaires. Ils défilent en courant, se tenant par les bras. Défis secrets et jeux muets : le monde des adultes ne les concerne pas. L’enfance est éternelle quand on n’a que dix ans, c’est le Toine qui l’a dit.