Fermeture

 

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Elle était là, bien là, au milieu des enfants. Elle offrait à leur plaisir ses boucles d’oreille jaunes, ses vêtements cousus main et son cœur riant. Une franche présence au sourire simple. On entendait des voix heureuses et quelques pleurs, le petit monde s’organisait autour de sa tranquillité. Des caisses sur une table, un peu d’eau dans un coin, des lettres comme des bonhommes  à accrocher sur les murs orangés. Grands et petits s’affairaient côte-à-côte, complices et chamailleurs, ignorant tout d’hier, et tout de leur demain. Ils étaient concentrés seulement sur leurs doigts dans la pâte, sur les rires du voisin. Et sur sa voix à elle, bien sûr, comme une couverture de joie qui s’étendait en eux et les faisaient grandir, plus légers et plus denses. Les enfants l’appelaient maitresse, c’était un nom d’amour qui ne sonnait si tendrement que parce qu’il parlait d’elle.

Les parents, le matin, peuplaient le couloir aux cartables habités de doudous. Ils sentaient dans les murs le bruissement du temps. Les deux salles de classe racontaient l’histoire du village, les visages d’enfants ridés ou disparus. Les émotions des au revoir du matin et des embrassades excitées de quatre heures se tintaient d’une heureuse nostalgie. Tous les moments étaient riches du présent et de venir après la multitude des années en noir et blanc.

Devant la porte de l’école, les mères échangeaient leurs joies et leurs misères, quotidiennes et sacrées. C’était un rendez-vous tacite avec la vie que cette assemblée jacassante à l’aube des journées. Certaines de ces femmes racontaient un vieux maitre qui les terrorisait. C’était si près pour elles, si vif et si lointain pourtant! D’autres, nouvelles arrivées au village, se laissaient griser par le poids précieux du passé et ce morceau de trottoir sur lequel battait le cœur sans âge de ce bourg.

On commentait souvent les deux classes uniques, s’en félicitant comme si à chacun et chacune en revenait un morceau de mérite. Il fallait voir, disait-on, les grands s’occuper des petits qui, en retour, s’acharnaient à grandir pour coudoyer les ainés dans leurs courses et leur science. Même aux joues trop jeunes pour passer le seuil de la classe, tout était familier et leurs empressements éparpillés étaient un facteur d’harmonie. Entre les âges se tissaient les liens purs et gais de l’entraide. Et tous, parfois avec éclat, connaissaient les prénoms des autres, les aimaient à travers jeu. Une petite fille de quatre ans brillait de tous ses yeux pour le grand CM2 qui lui passait une main amusée dans les cheveux, lorsqu’ils se croisaient. Comble de joie, ces deux-là avaient en commun le V pour initiale. Et la tendre enfant faisait des conjectures sonores sur cette connivence qui lui semblait fondamentale.

Pas de perfection malgré tout. Les ragots allaient leur train, et parfois montait une voix en colère ou se levaient au ciel des yeux exaspérés. Le faux-pas d’un voisin ne passait pas inaperçu – mais on oubliait vite. Un soir, il y avait eu trop de devoirs ; un débat s’animait à l’excès  autour de l’épineuse question de la semaine de quatre jours ou quatre jours et demi. Une mère un matin était trop en retard pour une bise à toutes. Un signe de la main disait seul à plus tard. C’était tout. Chacune retournait à sa vie : les chèvres, le collège, un couvée de bébés, des chiffres en pagaille ou des produits bio vendus à la grande ville.  Joyeuse variété assortie aux caractères de ces dames qui ne cherchaient jamais à ressembler aux autres. C’était une petite cacophonie des humeurs qui éclairait le ventre rond et vert auquel s’agrippaient les maisons.

L’école, c’était dedans et dehors. Au milieu des gros pots à crayons étourdis de voix enfantines, et sur le trottoir des mamans. Il y avait bien des papas aussi, mais ils s’arrêtaient moins, lançaient un bonjour chaleureux et retournaient pressés à ce qui les attendait. Les mères n’étaient pas moins pressées, mais ces minutes primaient sur l’essentiel, coloraient les brumes d’automne ou répondaient à l’invitation impérieuse du soleil de printemps.  D’ailleurs, les pères ne s’y trompaient pas : en les traversant vite, ils s’en gorgeaient quand même. L’école, c’était la pulsation du temps imprimée de chaleur, la respiration de ces vies dans le pli des collines.

Un jour, dénoncée par le soleil d’été, la rumeur se répandit comme un sac de sable tombé au fond des estomacs. Plus assez d’enfants, l’école fermerait. Bien sûr, cela avait été décidé par des hommes en costume, dans un bureau aveuglé de questions budgétaires. De très loin derrière des épaisseurs sans fin de ville et de sérieux, c’était une évidence : moins de quarante élèves, et un autre village avec une autre école à cinq kilomètres seulement. Ce ne serait un problème pour personne. A moins qu’on n’ait pas pensé jusque là : moins de quarante, point d’école, voilà tout. C’était désarmant de simplicité. Une raison aussi juste que les mathématiques. Fi des cœurs battants nichés dans la campagne.

Tout le monde s’insurgea : et la valeur de nos maisons ? et les trajets à faire ? et la maitresse que tout le monde aimait ? On évoqua des solutions qui ne résoudraient rien, comme pour panser l’entaille creusée par la nouvelle. Personne ne le disait mais tout le monde sentait surtout l’amertume à venir des jours sans les goûters partagés sous le grand tilleul du village et l’intime voisinage offert par la petite école.

Sous la chaleur souveraine de la fin d’après-midi, on avait ce jour-là les épaules trop lourdes pour plaisanter vraiment. La vie semblait déjà suffoquer sous la cloche de ces lendemains mornes. Mais forts de leur confiance en toute chose, les enfants faisaient le bruit habituel, et leurs éclats de voix rendaient un peu d’air au présent. Dévoués corps et âme à l’instant – ailleurs et plus tard n’existaient pas pour eux- ils ne pouvaient imaginer que d’élégants inconnus veuillent toucher à leur bonheur.

Surgissement

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Elle traverse dans sa longueur le grand lycée tout neuf. Des piliers en bois clair, un sol en plastique doux et aux reflets de ciel. Du métal qui se fait léger et du béton savamment poli. C’est un grand couloir engouffré dans les champs, pénétré de lumière. Il assez calme. Elle est presque seule. Les portes des salles de classe fermées lui font une haie d’honneur en rouge et gris. Elle ne sait pas trop pourquoi, elle sent la même assurance dans le balancement de sa jupe que lorsqu’elle marchait à travers la cours d’un château renaissance, visité alors qu’elle était une jeune fille abreuvée de rêves enfantins. Elle a l’étonnante impression d’être une princesse, ou une marquise, ou une autre jeune femme suffisamment vénérable pour que les lieux eux-mêmes s’accordent à saluer, discrètement, son passage. Le claquement mat des ses talons hauts accompagne la valse de sa jupe. Elle se laisse goûter la saveur de cette harmonie survenue entre la lumière, le grand couloir neuf, le bruit de ses pas et la superposition de ces deux moments éloignés. Une tranche fine de son passé vient d’épouser la fluidité du mouvement qu’elle imprime à sa grande traversée.

Elle quitte les élèves, les longues heures d’interrogation. Ils sont passés, exceptionnellement, un a un devant elle. Elle a pu les regarder, chacun. Ils sont beaux, même avec leurs baskets fluorescentes et leurs écouteurs qui leur font d’étranges cache-oreilles. Ils sont d’aujourd’hui. Mais avec elle, ils ont parlé des grands poètes disparus. Racine, Molière, Baudelaire, Rimbaud, Ionesco, et même Madame de la Fayette. Sous les mots maladroits de ces jeunes gens ancrés dans leur présent, ces figures du génie, venues du fond des siècles, se sont faites vivantes, pour un moment encore. Elle qui les écoutait en est encore émue.

Partout, dans ses talons qui claquent et dans les voix hésitantes des jeunes lycéens, le passé infusent les instants. Il fait leur densité. Elle sait que la grâce est fuyante.

Elle est sortie, maintenant.  Et cette idée lui reste dans la tête comme une invitation, impérieuse, à tout regarder autrement. Comme si dans chaque chose, les temps anciens bruissaient, nobles et secrets. Elle a pris le volant. Le grand silence encore, qui s’offre à elle. Voiture récente et douce. Courbes rondes dans les collines. Au milieu des dômes de verdure, cultivés, soignés, ronronnent au loin de gros tracteurs, si hauts, si imposants, qu’on les voit d’une colline à l’autre. Elle remercie la direction assistée qui rend son trajet reposant. Elle passe au milieu de maisons jaunes et roses, nouvellement poussées, agglutinées ça et là. Ce sont des incarnations décevantes des rêves citadins. On les a espérées bucoliques et paisibles, elles sont pourtant criardes. Elles coudoient parfois une vieille bergerie qui s’enfonce dans l’herbe, dont les pierres dégoulinent et rejoignent la terre. Il y a aussi, dans un virage, une ferme en pisé dont les fenêtres sont neuves, luisantes et blanches dans le soleil rasant de cette journée qui semble ne pas vouloir finir. Ses yeux s’embuent pour ces vieux murs qui tombent ou qu’on maquille. Seuls les souvenirs et les esprits conscients, attentifs, sauveront-ils de l’engloutissement les choses d’autrefois? Le présent est-il une toile raide qu’elle devra, toujours péniblement, entre-percer ? La grande confiance sentie dans le couloir du lycée n’a pas eu la vie longue. Rien ne peut résister à un vieux mur qui pleure.

Elle roule toujours et ne répond plus de rien. Le temps qui passe comme un couteau aigu. La superposition des âges est un lourd écrasement. Point de passé, sauf dans des pierres évanescentes. La radio s’agite à présent. Des voix toutes engluées d’instantané. Elle est blessée, elle qui était sereine.

Et, dans une ligne droite, elle croise un homme aux jours innombrables qui ploie sous une lourde faux, et un râteau terreux, posés sur son épaule. Sa grosse casquette en laine avance lentement. Le visage rougi par un soleil sans indulgence, l’homme fait de petits pas. Fragiles et déterminés. Il marche le long du champ et dans ce mouvement, il semble être éternellement figé. Loin sont les gros tracteurs et sa direction assistée. Cet homme parait venu tout droit d’il y a très longtemps. Il suit la route du temps, ses outils sur le dos. Son pas opiniâtre traverse les modernités. C’est le passé fait corps qui surgit au regard de celle qui le cherchait.