Il y a trois ans, je participai avec mes élèves à un concours de nouvelles dont Françoise Henry, romancière, était la marraine.
Mes élèves et moi avions tous reçu un prix et c’était un moment de joie partagée assez rare.
Françoise Henry avait donné comme phrase augurale: Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise.
La remise des prix fut l’occasion de notre rencontre et le point de départ d’une collaboration fructueuse et d’une amitié fertile.
Ainsi, la nouvelle que j’avais écrite cette année-là, quoique versant davantage du côté du conte et largement perfectible, notamment du point de vue du style et de la présence de peu discrète de plusieurs clichés, m’est restée chère.
Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise, mais il ne s’en plaignait pas. Il disait qu’elle était suffisamment lourde comme cela, et remplie du nécessaire. Il ne s’en défaisait jamais. Cette vieille valise était en cuir patiné et craquelé à certains endroits. L’homme portait cette valise comme il eût porté le corps d’une femme tendrement aimée. Dans les troquets où il avait passé une soirée, dans les restaurants, les épiceries et même les bibliothèques où il s’était arrêté, on parlait de lui en l’appelant « le gars à la valise », bien longtemps après son départ.
Cet homme étonnant vivait en nomade au milieu des sédentaires. Il ne demandait pas l’aumône mais il trouvait toujours un petit travail à faire – une soirée aux fourneaux d’un restaurant, un service rendu – en échange d’une assiette chaude et d’un coin pour dormir. Il disait qu’ainsi il ne manquait de rien et qu’il conservait l’immense privilège de son entière liberté.
Le soir où il arriva à Montromant, il neigeait et le vent soufflait fort. Au milieu des collines, le village semblait enseveli sous la brume et le froid. L’homme ne tremblait pas pour autant en marchant dans le blizzard, mais serrait bien fort la poignée usée de sa valise. Il entra, souriant et calme, dans l’unique auberge du village. La vieille Francia l’accueillit aimablement. Les quatre-vingts années de l’aubergiste ne semblaient pas avoir entamé son énergie vitale. Veuve, elle tenait sa grande auberge, seule depuis vingt ans déjà. Elle invita l’homme à s’asseoir. Il était grand et charpenté. Sa voix, lorsqu’il la salua, frappa cette femme énergique par sa tranquillité grave et douce à la fois. Il lui demanda si elle voulait bien lui offrir un repas chaud et le laisser dormir dans l’auberge. Au lieu de la payer, il lui donnerait de son temps, de sa force.
« Pourquoi pas, s’exclama-t-elle en souriant. Il y a toute la grande salle à repeindre. Les murs sont bien abîmés. Si vous m’aidez, je vous loge en pension complète le temps des travaux. »
L’homme accepta et s’installa devant une assiette de soupe fumante et parfumée que lui servit Francia. En réalité, la vieille dame l’aurait repeinte seule, son auberge, mais l’idée d’avoir la compagnie de cet homme étrange et agréable, pour quelques jours, la séduisait. Il faut dire qu’au creux des collines, dans son minuscule village, elle sentait parfois bien douloureusement le poids de la solitude.
Son auberge était ouverte tous les jours, à toute heure, et les quelques clients qui entraient apportaient à Francia la compagnie dont elle avait besoin. Elle aimait bavarder, entendre les histoires des uns et des autres. Elle aimait écouter ces hommes et ces femmes qui devisaient devant un verre de vin blanc.
Alors, naturellement elle engagea la conversation avec son visiteur. Elle lui demanda son nom, d’où il venait, où il allait. Il s’appelait Marin et il marchait depuis toujours. Il aimait sa liberté et les rencontres qui s’offrent aux voyageurs seulement. Un homme qui ne s’arrête pas ne pèse pas, et sa présence est appréciée comme un rayon de lumière fugace. On se confie facilement à celui qui emportera demain ses secrets dans son sac. Pour rencontrer vraiment les autres, il fallait être de passage.
Francia lui proposa de monter sa valise dans sa chambre. Il refusa. Sa valise lui était si précieuse, si nécessaire, qu’il ne pouvait supporter l’idée qu’elle soit loin de lui. Et voyant l’œil surpris de son aimable hôtesse, il lui raconta qu’elle lui avait été donnée par une princesse du Moyen-Orient, alors qu’il était jeune homme. Cette femme était tombée amoureuse de lui et voulait l’emmener avec elle, dans son pays de soleil. Elle lui avait offert cette valise, remplie de choses précieuses, comme gage de son amour et pour symboliser le voyage qu’il accomplirait jusqu’à chez elle. Pour l’amour de cette femme à la peau parfumée, il avait failli renoncer à la liberté. Mais il sentait depuis sa tendre enfance qu’il était destiné à la marche, au voyage perpétuel, libre et ouvert au hasard. Luttant contre lui-même, il avait donc refusé de suivre sa bien-aimée et avait gardé la valise pour qu’elle lui rappelle toujours son destin, à chaque fois qu’il serait tenté de s’installer quelque part. De plus, elle contenait les seules richesses qu’il avait jamais possédées.
Alors qu’il racontait de sa voix grave et belle, quelques clients de passage s’étaient approchés pour l’écouter. Et pour ces villageois qui n’avaient pas lu d’histoire depuis leur tendre enfance, voilà que se déroulait en eux l’aventure romanesque de cet homme qui avait séduit une femme plus belle qu’ils n’en avaient jamais vues. Un grand silence avait laissé toute la place aux mots magiques de l’étranger.
La semaine durant, Marin aida Francia. Il repeint la grande salle, répara tout ce qui devait l’être, fit la vaisselle avec une énergie et un entrain qui s’accordaient parfaitement avec le tempérament vif de la vieille dame. Ils s’entendirent bien. Marin était prévenant et efficace. Francia préparait de bons repas. Ils se racontèrent quelques unes des nombreuses anecdotes vécues ou entendues. Marin, qui fréquentait les bibliothèques, parla de ses romans préférés à Francia, qui, en écoutant le discours passionné de cet étranger, eut pour la première fois envie de plonger dans des lectures qu’elle se représenta pleines de voluptés.
Mais dès le deuxième soir, alors qu’un autre client plaisanta à nouveau sur la valise de Marin, posée sur une chaise, juste à côté de lui, celui-ci fit surgir à nouveau dans l’auberge une émotion profonde. Il parla de sa mère, morte alors qu’il était enfant, des suites d’une longue maladie. Elle avait élevé seule, avec pour seules ressources son courage et l’amour qu’elle portait à son fils. Se voyant mourir, elle avait travaillé à réunir le plus de richesses et de choses utiles pour que son fils ait une chance de s’en sortir après sa mort. La valise était donc pleine de vieilleries maintenant inutiles mais Marin expliqua qu’elle représentait pour lui la seule trace de son enfance, sa seule famille. Elle lui rappelait la puissance de l’amour, et la nécessité du courage. Il savait qu’il s’effondrerait s’il en était séparé.
Une fois encore, un profond silence se fit. Certains des hommes rustres assis au comptoir essuyèrent discrètement une larme. On l’interrogea encore sur le reste de son enfance, seul avec sa valise. Marin replongea volontiers dans le récit de ses aventures jusqu’à une heure avancée de la nuit. Plusieurs clients, comme Francia, avaient entendu l’histoire de la veille. Dès lors, ils surent que les récits du voyageur étaient des fables. Ils acceptèrent l’illusion comme on le fait en ouvrant un recueil de contes.
La semaine passa comme cela, bien doucement. La journée Marin et Francia s’activaient en discutant et faisaient une nouvelle jeunesse à l’auberge. Chacun prenait grand plaisir à ces moments de labeur et d’échange. Le soir, la grande salle, au milieu des escabeaux et des pots de peinture fraîche, se peuplait de plus en plus de villageois, venus écouter les histoires de l’étranger. Le bruit de ces soirées extraordinaires avait même couru dans les villages alentours et du monde, des familles, bravaient les routes enneigées et l’hiver glacial pour entendre l’homme à la voix grave et aux mille vies. Francia rayonnait de bonheur, voyant son auberge pleine de vie et de chaleur. Chaque soir était donnée une nouvelle origine à la vieille valise, et chaque soir Marin rappelait l’importance symbolique de sa valise et affirmait ne pouvoir se passer d’elle. Les hommes, les femmes, les enfants repartaient en rêvant à son contenu, et à toutes les aventures qui lui étaient associées.
Le dernier soir, Francia fit quelque chose de bien rare : elle ferma l’auberge. Elle déclara à Marin qu’elle était fatiguée par la semaine de travaux. Elle n’osa avouer qu’en réalité, elle désirait profiter seule de cette dernière soirée avec son hôte. Elle n’osa pas non plus lui demander de rester encore car elle s’attendait à un refus qui l’aurait peinée, s’il avait été formulé. Marin de son côté, était heureux dans la grande auberge du petit village. Pour une fois, il aurait aimé rester. Mais il ne pouvait se soustraire à la règle qui avait toujours donné du sens à sa vie. Alors ils savourèrent comme une douce liqueur ces dernières heures partagées. Marin sentait une tendresse infinie pour cette dame qui le traitait avec la bienveillance et l’énergie d’une mère. Il voulut lui faire un cadeau et lui conta une dernière histoire à propos de sa valise. Il lui jura que cette fois-ci, ce n’était pas un conte mais la vérité simple. C’était une valise achetée dans une brocante avec le premier petit salaire qu’il avait reçu. Depuis, il emportait de chaque lieu traversé et aimé, un objet en souvenir. Cette valise était son passé, le résumé de sa vie. Francia lui donna le plus petit des pinceaux utilisés pour mettre à neuf l’auberge.
Au matin, Marin quitta Montromant le cœur serré. Il vit les yeux tristes de Francia et il lui sembla qu’il quittait la seule mère qu’il eût connue. Elle le regarda s’éloigner dans la neige, pensant au vide qu’il laisserait dans son auberge et dans sa vie. Mais lorsqu’elle rentra chez elle, sur la chaise occupée tous les soirs par Marin, elle trouva la valise. Elle crut un instant à un oubli jusqu’à ce qu’elle voit un mot qui lui était adressé, accroché à la poignée :
« Chère Francia, je n’ai jamais eu tant envie de rester quelque part. Je vous laisse ma valise et les trésors qu’elle contient. Ce sera une manière d’être auprès de vous, même après mon départ. Qu’elle vous tienne aussi bonne compagnie qu’à moi. Marin ».
Alors que Marin disparaissait dans la neige qui fondait, Francia ouvrit la valise précautionneusement, comme on ouvre avec volupté un mystérieux coffre au trésor. Elle s’apprêtait à examiner tous les objets récoltés par le voyageur, à plonger dans les délices de longues rêveries. Mais quand le mécanisme rouillé céda enfin, elle poussa un petit cri de surprise. La valise était vide !
Marin avait été un mirage, mystérieux et fabuleux. Il ne resta de lui, à Montromant, que ses contes qui animèrent encore bien des soirées, à l’auberge de Francia, autour de la vieille valise. On finit même par douter qu’il eût vraiment existé. Seule la vieille dame garda au cœur la chaleur de sa douce présence.