La lettre d’Anna

Ce billet suit le précédent puisqu’il présente la nouvelle écrite pour le même concours, l’année dernière. La phrase d »ouverture devait être: « C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna ».

Je me souviens avoir eu énormément de mal à écrire cette nouvelle. Quyên m’avait aidée à l’améliorer et je l’avais ainsi réécrite plusieurs fois, ayant à l’esprit ses remarques perspicaces(merci, merci, merci: « Autrui, pièce maîtresse de mon univers » dit Esther en écho à ton dernier billet). Je la retrouve aujourd’hui et me rends compte qu’il y aurait encore beaucoup à revoir du point de vue du rythme du récit, notamment, et de sa densité. Pour autant, je la livre aussi aujourd’hui, me souvenant de la petite équipée en bus avec mes élèves lauréats et leurs parents. La gaieté et le plaisir d’être allés au bout de ce projet venaient clore heureusement trois années successives de cours de français au collège, ensemble. Ce sont des lycéens maintenant…


C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna. J’ai reconnu instantanément son écriture. Elle dit mon prénom en bleu sur l’enveloppe blanche et c’est la première caresse du matin. Puis le thé brûlant dans ma gorge, et l’aube encore nimbée de nuit apparue au-delà des toits gris.

Déjà, alors que je contemple toujours l’enveloppe posée sur la vieille table de la cuisine et que ma main, avec la régularité de l’inconscience, porte la tasse jusqu’à mes lèvres, je lui parle en moi-même.

Cela fait deux longs mois que j’attends sa lettre. Quel motif a pu interrompre si longtemps notre conversation ? Marie a posé l’enveloppe sur la table pour que ma journée s’ouvre avec elle. Pourtant, je vais repousser à ce soir ma lecture pour rêver à ses mots. A la terre qu’elle foule maintenant – celle qui reçoit sans ciller la houle et la brûlure blanche du soleil d’hiver.

A présent, ma tasse est vide et mon esprit ressasse les questions qui ont hanté les dernières semaines. Pourquoi Anna est-elle partie si vite ? Pourquoi n’a-t-elle pas pu m’attendre ? Elle a passé son bac littéraire, puis elle a travaillé dans un petit restaurant afin de financer son installation dans le sud de la France. Elle est partie en cours d’année, dès que ses économies le lui ont permis. Elle m’a seulement dit qu’elle ne pouvait plus attendre. Elle voulait commencer des études de lettres et espérait pouvoir entamer l’année au deuxième semestre. Elle dit qu’elle sera professeur de français. Je l’imagine bien lisant à ses élèves des textes comme si sa vie en dépendait. Mais je ne comprends pas qu’elle soit partie sans moi, qui ne pouvais pas partir. Je passerai le bac en juin. Littéraire aussi. Je continue à travailler mais les textes sont moins beaux depuis que je ne les lis plus avec Anna. Même ceux d’Eluard. Mes professeurs aussi ont remarqué que j’étais moins pertinente qu’au début de l’année.

Je passe devant la librairie, rue d’Anvers. On ne m’y voit plus, assise entre les rayons, entourée de livres dont j’essaye de retenir des passages pour les dire à Anna. La littérature ne me parle plus si nous n’en parlons plus ensemble. Marie ne comprend pas que je lise si peu désormais. Elle m’a pourtant offert un Giono plein de soleil paraît-il, et je n’y ai pas encore touché ! Elle ne sait plus quoi inventer pour me tenir debout, loin de ma sœur. Elle m’a même emmenée voir le Sacre du Printemps à l’Opéra ! Et pour sa bourse, cela a du représenter un vrai sacrifice, bien qu’elle n’ait rien laissé paraitre. En y allant, je n’avais pas le cœur fou d’impatience. Pourtant c’était Le Sacre, celui de Pina Bausch. J’ai regardé sans croire à rien, les danseurs m’ont semblé ne pas savoir ce qu’ils dansaient, je ne voyais pas leurs âmes déborder au-delà de leurs doigts, parce que le regard d’Anna, son incroyable regard, n’était pas posé sur eux. Je ne sais pas voir comme elle, je ne sais pas voir sans elle. Marie était décontenancée, je l’ai bien senti, mais je ne peux pas feindre. Elle n’a fait aucune remarque en sortant et m’a entouré les épaules de son bras mince. Sa main près de ma joue sentait la terre mouillée.

Je sors. L’aube maintenant a passé les toits. Elle se répand, faible et silencieuse, dans notre rue. Mon sac pour la journée de cours est assez léger. Je pense au poids de ma valise lorsque j’irai moi aussi à Toulon. Marie n’a pas tenté de me détourner de ce projet de départ. Elle sait qu’il n’y a rien à faire. Qu’Anna est sur terre la seule qui ait le même sang que moi dans les veines et les mêmes lointains dans les rêves.

En arrivant au lycée, je me dis que sa lettre répondra peut-être à ce qui nous tourmente depuis toujours. En cours d’anglais, je fouille encore une fois le dossier que nous avons constitué ensemble. Rien des quelques documents que nous avons à propos de notre naissance n’évoque le sud de la France. Pourquoi donc Anna veut-elle le Sud ? Et moi donc ? L’incohérence de notre rêve s’immisce dans mon esprit. Je ferme le dossier pour faire taire cette question-là qui m’est insupportable. Troublée, je suis incapable de répondre quand on m’interroge à propos d’un point de grammaire que je suis censée connaître par cœur.

Cours de français. Le professeur nous lit « Les ardoises du toit » de Pierre Reverdy. Il n’y a que moi qui écoute, je crois. Anna aimerait ce poème : depuis ma chambre nous regardions ensemble les ardoises des toits écumer leur mousse verte, et les murs de brique rouge s’assombrir sous les gouttes. Nous les avons dessinés et écrits sans nous lasser pour tenter de les accepter. Nous ne connaissions pas Reverdy qui nous aurait peut-être aidées. Le Sud restait notre horizon. Etait-ce pour le Sud vraiment ? Ou parce que nous ne supportions pas notre ici vide de nos parents. Ce sont les diamants bus par les oiseaux dans le poème de Reverdy qui me font vaciller une nouvelle fois.

Sur le chemin du soir, les trottoirs miroitent les nuages sans lumière, et les fenêtres sont déjà éclairées. Claire demande des nouvelles d’Anna, avant que le coin d’une rue nous sépare. Je dis que je n’en ai pas. Je garde le secret de sa lettre, jalousement. Claire répond de son air étrange que j’aime bien: « Regarde les arbres sous la pluie. Ils savent qu’il faut attendre. »

Moi, je suis sans cesse dévorée du désir de partir. De laisser là le bac et Marie, bien que ses soins me soient un pansement de fortune. Marie me couve comme elle nous a couvées, Anna et moi, ces dix dernières années. Nous sommes ses précieuses orphelines et ses yeux sont plus tristes depuis qu’Anna est loin. Pourtant, elle va rester, seule dans sa maison de brique, quand je serai partie à mon tour.

Marie nous a épaulées dans nos recherches. Pour nous, elle a couru les administrations. Elle nous a préparé nos pique-niques quand nous allions errer pour nous donner la fausse impression de chercher. A-t-elle imaginé que cette quête pourrait nous arracher à elle ? Malgré son énergie offerte à notre cause, le X inscrit au lieu du nom de notre mère demeure une béance que nous n’arrivons pas à combler. Mais mon désir de pierres sèches fendille dans mon cœur depuis le poème de Reverdy. Je voudrais voir Marie.

En fermant la porte sur le soir qui livre sans retard son drap sombre sur la ville, je vois qu’elle a laissé un mot, elle aussi, sur la petite table en chêne:

« Margot, je vais rentrer tard, je donne un cours de danse supplémentaire ce soir. Tu peux me rejoindre si tu veux, il y aura un bon niveau, tu ne t’ennuieras pas. Tu as vu la lettre de ta sœur ? Bisous, Marie. »

Je ne suis allée à aucun cours de danse depuis qu’Anna est partie. Je fais chauffer de l’eau pour un thé aux épices. En m’asseyant, je pense que je vais encore ignorer la main tendue de Marie et cela me pince un peu le cœur. La fissure du matin s’agrandit encore.

Pourtant j’écris. Presque sans respirer. De longues pages en apnée pour Anna. Sans avoir encore ouvert sa lettre, parce que je suis incapable de la laisser parler en premier pour une fois. Mon écriture est maladroite, oblique, pressée, et je corrige, je précise, je répète, je prolonge. La réalité autour de moi se dissout à mesure que les pages se remplissent.

La nuit est avancée quand Marie passe la porte. Elle est discrète, comme toujours. Une danseuse. Je vois son ombre sur le papier, je devine la fatigue dans l’inclinaison de son cou. Je suis incapable de m’arrêter d’écrire pour la saluer. Elle m’embrasse dans les cheveux. Elle a vu que je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe tant espérée. Elle ne dit rien. Je sens son regard sur ma nuque. J’écris toujours. Elle pose un autre baiser près de ma tempe, plus tendre. Les rides légères de son visage contre mon front. Elle monte. J’entends la porte de sa chambre s’ouvrir en grinçant, et se fermer dans un bruit doux. La douceur de Marie.

J’ai fini ma lettre. J’essaye de faire taire ce qui craquelle en moi depuis plusieurs heures. Je voudrais échapper à mon effondrement. Seuls mes rêves d’ailleurs et mes incertitudes me maintiennent depuis tant d’années ! Anna a bâti avec moi nos poutres de questions. Ma main effleure le timbre tamponné de Toulon. Voilà, c’est simple, je vais ouvrir la lettre d’Anna et mon cœur aura battu si fort une nouvelle fois que je n’aurai pas à me rendre au présent. La lettre d’Anna sera un pas de plus dans ma fuite en avant.

Un bruit léger vient rompre le profond silence de la nuit: c’est le grincement du parquet de l’étage. Marie ne dort pas, seulement, elle reste dans sa chambre pour ne pas me gêner ! Soudain, sa tendresse me foudroie et quelque chose en moi renonce à s’obstiner. Cela fait dix ans que nous cherchons une mère que nous avons déjà ! Qui vit là tout à côté de nous sans que nous la voyions, alors que nous organisons âprement notre échappée constante à la réalité. Qu’importe que la maison soit rouge et sombre sous la pluie ? Il y a dans le placard les thés que nous aimons, il a Claire notre amie juste à deux rues de nous, il y a les silences de Marie. Il y a son jardin qu’elle voudrait faire avec nous, ses cours de danse. Nous ne lui avons rien donné d’autre en échange qu’une demi-présence.

Je repose l’enveloppe et reprends mon stylo :

« PS : Anna, ta lettre me parlera de la mer. Ta lettre sera un soleil blanc et m’aspirera entièrement parce que je ne sais résister à aucun de tes mots. Tu as certainement continué nos recherches à Toulon. Peut-être me parleras-tu d’une piste glanée à propos de l’un de nos parents. Une part de moi l’espère encore puissamment. Mais je me défais ce soir de la folie de nos espoirs, Anna. Je n’ouvre pas ta lettre, et je vais embrasser Marie. »