La hase de Collonges-La-Rouge

Double jeu: voici une histoire vraie racontée avec les dix mots proposés par Mots et Merveilles, qui est aussi merveilleuse que son nom. Les mots étaient: Collonges-La-Rouge, Hase, cerise, Jacques Prévert, concocter, farfelu, spiritisme, substantif, Marie-Antoinette, folâtre. et puis au passage, comme l’histoire se passe essentiellement sous la douche, je glisse ce récit au programme de l’agenda ironique de mai, proposé par Valentyne, coquine ou libertine, puisqu’il fallait être nu.


C’était pour une soirée dans une jolie librairie que vous connaissez peut-être. Il fallait concocter une histoire avec dix mots plutôt… farfelus. Cela faisait longtemps que j’y pensais mais les idées avaient à peine le temps de s’esquisser qu’il fallait moucher un petit nez, corriger un paquet de copies, faire à manger, lire une histoire, préparer un cours… Et alors, tout s’effondrait, l’idée disparaissait. Adieu la plume, bonjour la vie.

Mais ce matin, alors que j’étais sous la douche, il y eut un début de quelque chose qui aurait bien pu faire un début d’histoire. Notez que mes histoires naissent souvent sous la douche : soit qu’elles aiment l’eau, soit qu’elles aiment être propres, soit qu’elles aiment être nues ! ( D’ailleurs si vous voulez savoir à quoi ressemble une histoire toute nue, il faut vous rendre chez la Jument Verte ) Je me souviens que le mot hase résonnait en silence, tout simplement parce que c’était le premier des dix mots. Je me demandais ce qu’avait fait la pauvre bête, pourtant ni plus, ni moins gracieuse qu’une autre, pour se trouver affublée d’un nom –d’aucun dirait un substantif – aussi laid. Est-ce le h pourtant muet ou la gravité un peu trainante de son a qui ôte à la hase la douceur de son « z » final ? Je ne sais pas  mais je faisais le constat que si La Fontaine et Prévert s’étaient penchés sur le lièvre, la hase qui pourtant, elle, n’était ni paresseuse ni folâtre comme son véloce mari, avait été oubliée par les poètes. Il y a avait bien eu Apollinaire mais le poème était raté, triste hommage dont une petite hase ne se satisfaisait pas et comptait bien aller réclamer justice. Elle vivait, cette hase et féministe et littéraire … (l’histoire commençait à s’emballer alors que la mousse moussait et que la douche allait bon train, elle aussi, à l’extérieur de moi) qui vivait, disais-je, dans un terrier modeste près de… Collonges-la-Rouge (tiens, et pourquoi pas ? C’est joli Collonges-la-Rouge, ça met un peu de rose aux joues à mon histoire de Hase, et ça fait un mot de plus en moins !)

Soudain, mon château rouge de hase lésée s’écroula, ne résistant pas au grincement de la porte de la salle de bain qui s’ouvrit sans crier gare (mais a-t-on jamais vu une porte prévenir avant de s’ouvrir ?), et ma fille du haut de ses trois ans apparut, dodue et déterminée : il lui fallait du scotch ou je sais plus exactement quoi d’autre de nécessaire à la confection d’un rien-du-tout capital pour quelques et secondes au moins, et qui finirait abandonné quelque part, de toutes façons, soyons réalistes. Remarquez le sens de l’à propos des enfants : il est certain que toutes les mères du monde vont prendre leur douche avec toute fourniture utile en cas de velléité créatrice subite et que, donc, aller d’abord demander à Papa, qui lui n’est pas sous la douche, ne semble même pas une option, croyez moi, croyez-moi pas. Et puis quoi, ne nous prenons pas non plus pour Marie-Antoinette et gardons la tête sur les épaules: prendre une douche tranquillement n’est pas un luxe donné à tout le monde !

Camille repartit, un peu déconfite, tandis que moi, non moins déconfite d’avoir laisser filer ma hase de Collonges-La-Rouge dans le siphon de la douche, je me livrai en me séchant à une séance de spiritisme improvisée, demandant aux esprits de la salle-de-bain de bien vouloir se faire pardonner en me chuchotant une petite histoire vite fait, bien fait, pour compenser la perte de celle qui pourtant, n’était pas mal partie. Seulement, tout le monde sait que les esprits, ça n’existe pas. De ce fait, en lieu et place des quinze lignes exigées, vous n’aurez que des queues de cerise !

Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti

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C’est un jeune homme qui vient d’avoir dix-neuf ans. Il est sensible et bon, brillant élève. Dans son lycée de Constantine, Jacob a découvert Hugo et Baudelaire et Proust et c’est notamment grâce à eux qu’il se sent français. Sa famille est pauvre et s’entasse, mère et père et son frère qui a dix-neuf ans de plus que lui, avec sa femme et leurs trois enfants, dans un deux pièces. On est en 1944. Son père et ses frères sont durs comme ceux qui n’ont pas de mots pour dire tout ce qui les traverse. Les enfants sont battus, enfermés pour la nuit à la cave quand ils ne sont pas sages. Les mères, impuissantes, sont au supplice.  Les mères, dont les enfants sont la seule joie. Madeleine notamment, la belle-sœur de Jacob, ignore complètement le bonheur conjugal. Le mariage n’est pour elle qu’un déracinement.

Jacob est la fenêtre claire du foyer. Il est homme, assez viril pour que Lucette la voisine soit secrètement amoureuse de lui. Il est viril mais délicat, attentionné, poli et serviable pour sa mère, et pour sa belle-sœur  qui l’aime comme le seul point lumineux de sa vie. Il rassure la petite Camille la nuit et lui fait faire l’avion aussi, et son bras entoure également les épaules du jeune Gabriel, rempli déjà de colère et de hargne. Il lui apprend les ricochets.

Mais on est en 1944 et après que Jacob a été renvoyé du lycée parce qu’il était juif, la France soudain l’appelle à son secours, et il est aussitôt entré à l’armée qu’il part pour la France et monte de Provence en Alsace, repoussant les allemands sur son passage,  et meurent sous ses yeux ses camarades. Une vie de soldat, brève, intensément amicale et douloureuse.

Il y a Madeleine qui perd sa toute petite Ginette, et le silence de son mari, Abraham, incapable de joindre sa souffrance à celle de sa femme. Il y a la dureté de cet homme, Abraham, qui, pourtant, à la fin de sa vie,  se met à aimer, passionnément, le chant des ortolans. Il y a la mère, Rachel, qui marche à travers l’Algérie pour voir son dernier fils dont le service militaire est à peine entamé, un panier rempli de provisions sous son bras, ignorant que l’enfant adoré est déjà en France sous les balles. Il y a le cœur troué de cette mère qui murmurera jusqu’à son dernier jour le nom de son Jacob.  La douleur des femmes dans ce roman est racontée sans excès larmoyant (Rachel est un peu trouble, et dure aussi avec Madeleine, sa belle-fille), mais de façon poignante. Et bien sûr, l’évocation des sombres remous de l’histoire qui lie la France et l’Algérie n’est pas pour rien dans la beauté et la justesse du livre.

Enfin, il y a l’écriture de Valérie Zenatti qui tient notre souffle à son extrémité, qui s’allonge pour épouser les cœurs et les pensées, qui s’inquiète de ses personnages avec une empathie bouleversante. Beaucoup de choses sont esquissées mais l’esquisse est puissante. Un roman à lire comme il semble avoir été écrit : d’un seul souffle.

Francine

 

1280px-Armenian_dish_dolma_2La cuisine est assez petite, assez sombre aussi parce qu’aveugle sur trois côtés. Il y a bien une porte-fenêtre mais la cour est fermée par un immeuble noir. Francine ne se souvient plus vraiment avoir habité autre part. Protectrice, la mémoire se dérobe à son cœur abîmé.

 Ce matin, elle a cueilli sur la vigne épanouie entre les fers forgés de la rambarde du balcon, tout un paquet de feuilles douces qui semblent rayonner au-delà des vieux bétons salis, de la cour comme atteinte d’une lèpre vorace, du bruit des moteurs veules. Les grandes pointes de ces feuilles miraculeuses portent généreusement son regard vers tous les soleils des horizons sans brume, vers un monde déchargé des laideurs et des plaies.

Ainsi, sur les carreaux bruns coincés entre les plaques de gaz et le creux de l’évier, les doigts agiles de Francine façonnent de petits rouleaux avec les feuilles ramassées qui contiennent toute la lumière passant à travers mur. Elle les remplit d’une farce faite de riz, de tomate, de mystère et de son âme entière. Elle prépare un Dolma : ces dizaines de rouleaux cuiront à l’os à moelle. Elle fait tout ce qu’il faut, sans réfléchir. Ses doigts savent les saveurs qu’ils rendent généreuses et délicates. Cuisiner est un acte nécessaire par lequel elle obéit à ce qu’elle doit, instinctivement, un mouvement vital qui ne se parle pas. Aujourd’hui, comme d’autres fois, elle prépare ce Dolma dont la recette lui vient de l’Arménie, épousée en secondes noces. C’est une œuvre de patience qui l’absorbe des heures. A-t-elle d’autre choix, si elle veut respirer encore? Sa grande marmite  parfumée pour dire l’amour qui la déborde et peut-être sont-ce aussi ses genoux plantés dans la terre.

Francine a toujours cuisiné. Pour tous les ouvriers et les hommes de passage, pour tous ceux qu’une belle assiette peut satisfaire pleinement. Elle les a accueillis, affable et vive, enjouée et piquante. Dans une salle sans prétention, il y avait les fumets et les couleurs, les bonheurs simples au cœur des journées laborieuses. Elle s’est dévouée à toute la ville qui le voulait. Elle a couru, sué, choisi les meilleurs produits, inventé des accords que joueront les palais les plus grossiers, comme des pianos rendus subtiles par la délicatesse de la nouvelle partition. Elle n’a jamais compté son temps ni ses deniers, ni son énergie. Elle s’est nourrie des regards contentés. La cuisine est sa part de lumière, l’échelle par laquelle elle tente perpétuellement de ne pas sombrer dans le sourd précipice,  le fil d’Ariane qui la relie au monde. Cuisiner pour se glisser dans les cœurs chauds qu’elle rend heureux. Ne plus rien voir, ne plus rien sentir que leur chaleur. Se sauver.

Ce n’est pas le vent qui pousse la porte vitrée. C’est David. Son fils. Le seul qui lui soit resté de ses quatre accouchements. Il l’embrasse tandis que la fillette qu’il tenait par la main saute au cou rond de sa Mamie. Francine est soudain heureuse. David ne sait pas tout de ce qui l’a précédé et a pu se donner, lui, et la livrer, elle, à l’avenir simple de leur famille. Il connait l’ancien passé : la fameuse grand-mère qui est en réalité son arrière-grand-mère. Il sait les soirées de ces gens simples et vivants, ouvriers à la peau rouge et aux mains noires vidant les verres de vin en chantant la révolte. Sont inscrits dans sa peau les fêtes et les colères de ce peuple-là dont il vient. Et le grand silence qui, un soir, ensevelit sa mère, alors tendre enfant née dans la sueur et la boue de l’Histoire. Grand silence surpris après un bruit de bottes. Ce soir-là, il n’y a plus eu ni père, ni mère. David voit, à chaque fois qu’il croise les yeux de Francine, sa terreur d’enfant alors que rentrait à la maison le fantôme de sa mère, venu s’éteindre sous son regard sidéré. Les mots épars de ce fantôme bruissent encore au creux de ses blessures demeurées petite fille, les mots épars dépourvus d’âme. Son fils sait tout cela et au fond du désastre, voilà la réussite de l’inexorable cuisinière: elle a quand même un fils avec un passé véritable et un avenir tranquille.

Ce que David ignore, c’est le grand trou de Francine, sa première tentative d’existence.  L’alcool imbibé dans les cloisons et dans l’odeur du pain. Et cet homme sans visage dont elle ne sait plus rien que les soirs misérables et la peau bleuie de malheur. Les trois enfants engloutis dans le nuage de poussière âcre qui fabrique les larmes sèches mais ininterrompues.

Un baiser encore sur la joue de sa mère, et David s’en va avec son petit trésor de lendemain promis au bout du bras. Ils vont à leur vie. Fin du bonheur. Le Dolma cuit maintenant et Francine a le cœur comme une grosse caisse entre les mains d’un joueur fou. Elle saisit, pour se rassurer, la bouteille qui la couve éternellement du regard, jusqu’à épuisement. Le liquide foudroie la peur qui la tient à la gorge. Sa peau est tachée d’excès et de l’usure de ses soixante années, plus longues et plus pesantes pour toutes les femmes que Gervaise rend sœurs. Francine arrange sa nappe blanche dont elle ne voit pas que les dentelles sont fausses, époussète une fois encore ses meubles vernis, ornés de volutes fabriquées en série. Elle vérifie l’alignement de ses vases en étain au dessus du buffet, replace les couverts sur la table à manger, presque aussi grande que la pièce. La vieille dame regarde sa maison et ses choses bien à elle. Ce sont les preuves qu’elle a pu vivre un peu, malgré tout. Ses petites victoires.

Enfin, elle range la bouteille restée jusque là tout près d’elle. Sursaut lucide, prudence de celle qui a tant à gagner et tout à perdre encore. Un monde s’entrouvre au bout de son attente anxieuse.

Le carillon tinte de ses notes trop légères pour la circonstance. Francine va au balcon. Entre les feuilles de vignes éclatantes au soleil, montent des pas timides. Suspension des regards, secondes étirées d’hésitations infimes.

Surgies du précipice, des vies entières l’embrassent presque sans réserve. Elle qui s’en faisait tant ! Les visages de deux enfants étalent leur désir de combler la béance de leurs premières années. Voilà, notre grand-mère. C’est si simple, le baiser d’une grand-mère. Déjà, les bavardages. Francine raconte ses souvenirs d’école, et la casquette de Charles comme un berlingot pour l’ainée venue avec ses livres.

D’autres pas ont monté entre dalles et vigne. Plus tremblés, poussés en avant par leurs incertitudes. Un regard et des mots convenus. Courtoisie élémentaire pour fracturer les années de silence. Et mère et fille passent à table, simplement. Elles sont deux étrangères lointainement liées, assises au seuil de ce qu’elles inventeront.

Les poches – Histoire naturelle et fantasque d’une famille qui n’a pas toujours la vie facile.

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A Joséphine et M. Paresseux, dont les histoires de poches, d’hommes, de femmes et de bouts du monde, sont les mères de celle-ci !

Les poches. C’est une grande, grande famille, si grande qu’elles sont toutes plus ou moins cousines mais ne se reconnaissent pas toujours entre elles. D’ailleurs, on n’a jamais vu une poche en saluer une autre. Elles sont toutes parfaitement inciviles, occupées, concentrées sur leur quant à soi, sur les petits secrets dûment, ou indûment, déposés en leur sein. Elles savent l’importance de leur mission, qui pèse parfois comme le rocher de Sisyphe. Leur seule résistance, c’est de ne plus résister, et de percer. Tout lâcher, et tant pis pour celui qui avait présumé de leur force.

Malgré leur cousinage, elles ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Les plus distinguées sont, sans doute, celles des montres à gousset. Mais ces poches-là sont un peu désuètes. D’autres, plus contemporaines, ne s’abiment pas trop les coutures : elles se dorent, insouciantes, au frottement des billets de banque – seuls objets au monde à se faire plus légers à mesure qu’ils s’accumulent. Celles-là, de poches, sont assez coquettes, en général. Pas trop d’effort à fournir. Puis, on en prend soin, on les fait proprettes, même quand elles contiennent de l’argent sale, qui naturellement, n’a pas d’odeur. Elles ne sont pas incommodées, vous comprenez, et c’est un facteur essentiel pour leur espérance de vie. Alors elles durent, elles durent tant que c’en est exaspérant – même pour leurs possesseurs qui en changent souvent, cherchant toujours des poches plus neuves, plus tape-à-l’œil. Et hop, les billets iront ailleurs, tant pis pour les bons et loyaux services, au placard la poche !

Ces poches à grosses coupures narguent parfois les poches à petit bazar. Vous savez, celles à qui le commun des mortels confie, sans y penser, les trousseaux de clés empesés et saillants, les mouchoirs souillés, les portefeuilles aux multiples cartes de fidélité qui ne se rappellent plus à quoi elles sont fidèles, les lourdes piécettes de deux sous, les tubes de rouge à lèvre, les briquets, et même les vieux mégots. Ces poches surexploitées ne font pas de vieux os. Elles s’étirent tout ce qu’elles peuvent pour crever au plus vite. Non mais ! Monsieur et Madame Sans-Gêne, vous récupèrerez votre mini-brocante dans la doublure de votre manteau. Oh, vous pouvez me recoudre, je crèverai encore, car ma crevaison est un acte politique ! Les poches crevées, on peut les entendre chanter l’Internationale des Fourre-tout ou la Chanson du Mal-aimé (pour les plus lettrées, celles qui ont déjà eu un vieil Apollinaire écorné à méditer) ; mais il faut tendre l’oreille.

Il y a aussi les vieilles poches, celles qui trainent les litrons ingurgités au hasard des trottoirs, et celles qui s’accrochent à un habit hors d’âge, mais que l’on porte malgré tout, et malgré les trous – ou pour les trous, que l’on aime parfois assez tendrement. Les histoires d’hier qui les ont traversées, transpercées, se font sentir dans la déchirure qui caresse les doigts glissés. Les poches trouées ont la délicatesse, aussi, de laisser passer la lumière. D’autres poches crevées attendent désespérément les poings d’un petit poète rêveur, marcheur, ou d’un autre, fugueur, rimeur. Parce que chez les poches crevées, c’est le fin du fin d’être une poche de bohème.

Pensons encore à cette autre branche du grand arbre généalogique de la famille des poches, celle des poches à petits bouts du monde. Les femmes en portent un bout, du monde, dans leur main délicate. C’est lourd, un bout du monde, pour leur bras maigrelet. Elles voudraient bien pouvoir le poser de temps en temps, mais elles trouvent l’homme trop incapable, trop oublieux. Chaque homme a, lui aussi, son morceau de monde et ce n’est pas facile non plus, même s’il a  des bras costauds, parce que l’homme a des poux et qu’il ne peut pas se gratter la tête avec un morceau de monde dans la main. Il trouve la femme trop étourdie, elle va tout mélanger, son morceau de monde avec les serpillères et les doudous des gosses. Non, vraiment, c’est impossible. Alors que font ces hommes démangés par les poux et ces femmes chétives ? Ils cherchent une poche. Une poche de confiance, solide. Une belle poche quoi. Pas facile à trouver, les poches de ce type-là. Forcément, elles connaissent leur destin et tentent d’y échapper, en vain. C’est comme cela que ç’a été écrit : elles sont faites pour ployer sous le poids de tous les bouts du monde délaissés par les hommes et les femmes.  Et c’est une sacrée cacophonie dans leur intimité de poche. Si l’on regardait bien, on y verrait des conflits, des trucs sanglants, des enfants morts de faim. Mais personne ne regarde jamais, c’est trop vilain. Les poches à bouts du monde pleurent souvent très fort, mais on n’y fait pas attention. Il faudrait qu’elles aient une mère pour les consoler ; seulement, la mère des poches à petits bouts du monde, on la cherche encore*.

Enfin, les plus chanceuses, car toutes n’ont pas un destin si tragique, ce sont les petites poches des tout petits enfants. Oh, il ne faut pas qu’elles craignent d’être salies, mais elles sont les gardiennes de tous les trésors glanés, gardés, aimés. Un caillou en cœur, ou même pas, juste un caillou. Un pissenlit fané. Une feuille ni jolie, ni fraîche. Une feuille est un trésor en soi. Un petit bâton, tout doux dans la main. Une poignée d’herbes longues. Ce sont les bouts du monde que ramassent les enfants. Ils sont déposés là, dans l’ombre protectrice d’une petite poche, avec soin, avec tendresse. Les enfants ne s’en débarrassent pas. Ce sont des éclats de joie et les poches enfantines font bien attention à ces joyaux pour lesquels personne ne se battra jamais. Ils sont légers comme des nuages. Les petites poches, complices des petits enfants, ne dévoilent pas toujours les précieux secrets. Alors, l’histoire finit, tambour battant, dans une machine-à-laver.

*M. Paresseux mène son enquête, parait-il, nous attendons des nouvelles.

Adoubé par la montagne

Je croyais qu’il me faudrait le pansement de la fiction pour cette histoire là. Mais me défiant moi-même, la vérité s’est imposée, toute crue et cruelle. 

***

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L’homme porte comme une seconde peau son pantalon vert sombre. Raide, rêche, et la terre s’y accroche, mais pas les mains fragiles. Les cotons caressants sont des histoires de femmes. Il ne dit pas de « bonnes femmes », parce que ce ne sont pas les mots de sa famille. Mais c’est cela qu’il pense : c’est un homme, lui, il fait sa tâche.

Penché en avant, malgré ses hanches dévorées d’arthrose, il prend soin de sa terre. Cela fait deux heures qu’il fait propre le lit des œillets d’Inde, justes sortis du noir. Voilà. L’homme regarde l’immense tapis de labeur. Il y a les gaillardes qui couvent les pommes de terre. Elles sont si conquérantes, solides, rassurantes. Les tubercules souterraines peuvent dormir, sereines. Et les giroflées dansent comme des jeunes filles éméchées. Le pantalon vert sombre s’adoucit à la tendresse des fleurs écloses des courgettes. Généreuses, les voilà qui offrent au jour leur délicatesse. Les haricots en pleurent et l’homme est bouleversé par l’accord des fleurs et des fruits du sol qu’il bénit. Étrange et pénétrante harmonie de la géométrie tranquille et du fouillis des fleurs. Il rêve aux cosmos écartelés, aux héliotropes intenses qui élèveront, bientôt, le grand potager vers le ciel. Ils sont la seule transcendance qu’il accepte, qu’il désire, qu’il sente, très profondément dans sa chair. Sensibilité au monde aigüe et toute puissante.

La sueur et les mains noires lui sont données, merci la terre. Ses yeux d’homme se lèvent jusqu’à ses « clos » qu’il soignera demain. Lignes du passé dessiné dans la pente. Il affirme, à chaque coup de bêche, à chaque regard posé, sa servitude volontaire à la rivière vive, à la pierre qui chauffe. Il ne partira plus. De toute façon, il n’y a rien au-delà du bruissement des feuilles. Il sera de tous les labeurs, il fera don de jusqu’au bout de lui à ce trou de verdure qui chante son histoire. Et quand il contemple les arbres portés vers le soleil par les grands orgues basaltiques, tout lavé de verdure et de lumière, il se sait adoubé par la montagne.

Au soir humide et frissonnant, dans la maison de pierre qui parle le passé, il effeuille des manuscrits charmeurs, pleins de volutes tracées à la plume d’autrefois. Loupe, rigueur scientifique, exigeante recherche. Méthodiquement, il fait renaître pères et mères, les lignages aux nœuds pris dans sa rivière. Amour des êtres disparus qui sont comme des secrets enfouis loin en lui-même. Il les écrit, il les raconte. Vieilles photos, robes bourgeoises sur les perrons des belles demeures, mots élégants et molletonnés. Il dépense son cœur, son encre, sa solitude pour ces chignons perdus. Œuvre de délicatesse et de discrétion, car il dévoile des vies oubliées, mais comme il les chérit, il les met en beauté et ne les trahit pas.

Admirable unité de cet homme aux mains faites et d’encre, et de terre. C’est un homme penché. Penché sur ses semis et sur son grand bureau. Penché attendri et sensible. Penché sur les siècles écoulés, penchés sur ses parents. Penché sur la verdure comme s’il la priait. Il offre son cœur cru au terreau de son être.

Mais derrière l’homme penché, il y a un enfant. Germe du renouveau, espérance du nom, souffle de l’avenir ? Non, c’est seulement un enfant. Et l’enfant qui est là voit le dos courbé de son père, attentif autre part. Il a la main trop frêle pour le pantalon vert. Rien pour s’agripper. Il attend seulement, découvrant la tristesse en même temps que la vie, sans pouvoir la nommer. Il a, pour cet homme qu’il voudrait son Papa, de grands yeux éblouis. Il l’implore patiemment de se pencher aussi sur lui qui le regarde.

L’homme au pantalon vert est devenu fantôme dans la maison du bord de la rivière. L’enfant a les cheveux blancs. Il implore toujours dans un épais silence.