Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé

Dans le dernier numéro de Traction-Brabant (n°80), la revue dirigée par Patrice Maltaverne, est publié un poème de Chloé Landriot qui commence ainsi:

« Cet instant est un poème.

Ce que je pourrais en dire ne serait qu’un lointain aperçu de tout ce qu’il contient.

Je me fais la réflexion que pour une fois, c’est moi qui suis venue rejoindre la chatte. Je me suis accoudée à la fenêtre  ouverte où elle m’a précédée pour regarder tomber la pluie.

Les gouttes épaisses sont sans violence: à l’oreille, je sais que cette pluie est bonne. Je pense au jardin. Je suis tranquille.

Quelque chose se fait sans moi. (…) »


Ce poème est si beau qu’il mérite que l’on commande ce numéro pour le lire en entier, avec un autre poème de Chloé qui s’appelle « Où la mort est l’horizon ».

 Parfois la littérature est une porte qui s’ouvre sur l’inconnu, parfois c’est un miroir où l’on se reconnait si intimement que la voix du poète donne corps et chair à celle toute engourdie qui demeure en soi. Réveillée soudain à la lecture de ce texte, cette voix en moi a voulu formuler cette façon si douce de recevoir un poème, pour dire merci, simplement.

Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé.

Nous avons des instants qui se ressemblent, épais des mêmes ciels et du bruit des enfants.

J’entends comme en écho, la beauté.

Nos chats peut-être se regardent de lointaine fenêtre à lointaine fenêtre.

Je voudrais écrire un poème au poème de Chloé, écrire son écume qui mousse mon silence. Je voudrais effeuiller-  infiniment – sa pluie d’encre qui n’est pas mienne mais si proche si proche de mes ruissellements secrets.

Je laisse sa voix rousse se promener longtemps au mur de mes pensées, et la première étoile entre ses derniers mots, demeure.

Profanes

Le livre vient à peine de se fermer. J’aime son format, sa couverture, le toucher et l’épaisseur des pages. Je le pose, mais mes mains s’attardent encore.

J’ouvre une page blanche comme je ne l’ai pas fait depuis longtemps. J’ouvre une page blanche alors que toutes ces pages écrites par une autre ont parlé une langue si proche de moi, et qu’elles sont encore là, à circuler à l’intérieur. Et que je sens que leur présence entière, vive, physique, profonde, s’effrite déjà, pourtant, et que bientôt je n’aurai d’elles qu’une trace, qu’une idée, que le souvenir de leur densité. J’aurai perdu les détails, ou j’en aurai peut-être seulement un qui aura bien voulu rester. Ce sera  le journal de Claire coupé en quatre, ou l’atmosphère de cette maison qui porte sa mémoire en silence, et l’animation qui lui est rendue, si doucement, par les quatre compagnons qu’Octave Lassalle a choisi pour vivre encore, avant de mourir.

Je sens l’évaporation à l’oeuvre. Terrible condition. Pourquoi ne peut-on pas tout accumuler? Je dis adieu à ce livre sur ma page blanche comme à une amie que la vie rendra lointaine et dont j’oublierai tout, sauf comme je l’ai aimée. Pourtant, en dehors de la mémoire, les mots lus feront leur travail. Ils le font déjà. Des lignes tremblent, se meuvent, en moi.

Je dis à ce vieil homme adieu toi qui as vu mourir ta fille et qui écris des haïkus. Adieu aux quatre profanes qui t’entourent pour les derniers temps de ta vie. Adieu à la subtilité des liens qui se fabriquent dans ta maison, dans ton jardin, sous ton regard. Adieu les phrases de Jeanne Benameur qui vont leurs vagues comme si je les connaissais, ou que je les avais toujours attendues. Sa voix, c’est un feu qui couve, concis, délicat, qui brûle parfois d’une flamme bien grande, bien chaude. Soudain. Retenue et générosité. Palpitations.

Je ne dis pas adieu à ce titre que je n’oublierai pas, que j’ai choisi parce que peut-être que je suis moi-aussi une profane. Octave Lassalle lit l’Ecclésiaste. Il ne croit pas en Dieu. Il est un ancien chirurgien du cœur. Il crois au corps, à l’homme, au vivant, à l’art.  Le sacré, partout. L’art, le jardin, l’amour, la force infinie de la chair. La foi est partout présente, diffuse, aiguë. En dehors de Dieu.

Ce livre vient souffler sur les braises de mes questions, doucement, lentement comme va la larme roulant  vers le coin discret de mon sourire.

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Traction-Brabant

Pour ceux qui aiment les poèmes et les textes courts, voilà une revue qui vaut le détour!

Les éditos caustiques de Patrice Maltaverne méritent qu’on s’y penche, et la revue est vive, variée, diverse, rythmée, légère, un peu folle, intéressante… Bref,  il n’y a qu’à ajouter que l’abonnement n’est vraiment pas cher et la pub est bouclée.

En attendant, pour les curieux, voici des liens vers un extrait du numéro 77 (dont je rougis – mais aussi de plaisir – de dire qu’il contient un de mes poèmes parus dans ce numéro-là):

en version pdf :  https://share.orange.fr/?_=vJO#vYATNTsaxc106b34f8c8

– en version doc : https://share.orange.fr/?_=Ebg#xMfj9IPNcU106b34f88d

Et les liens vers les blogs des éditions du Citron Gare ( la revue Traction-Brabant et les recueils de poésie qui sont, en soi, des bijoux, vous rappelez-vous de Vingt-Sept Degrés d’Amour, de Chloé Landriot?)

http://lecitrongareeditions.blogspot.fr/

http://traction-brabant.blogspot.fr/

Et ce n’est pas terminé, voici les deux blogs de chroniques poétiques que tient aussi Patrice Maltaverne:

http://poesiechroniquetamalle.blogspot.fr/

http://cestvousparcequecestbien.blogspot.fr/

Bonne lecture à vous 😉

Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti

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C’est un jeune homme qui vient d’avoir dix-neuf ans. Il est sensible et bon, brillant élève. Dans son lycée de Constantine, Jacob a découvert Hugo et Baudelaire et Proust et c’est notamment grâce à eux qu’il se sent français. Sa famille est pauvre et s’entasse, mère et père et son frère qui a dix-neuf ans de plus que lui, avec sa femme et leurs trois enfants, dans un deux pièces. On est en 1944. Son père et ses frères sont durs comme ceux qui n’ont pas de mots pour dire tout ce qui les traverse. Les enfants sont battus, enfermés pour la nuit à la cave quand ils ne sont pas sages. Les mères, impuissantes, sont au supplice.  Les mères, dont les enfants sont la seule joie. Madeleine notamment, la belle-sœur de Jacob, ignore complètement le bonheur conjugal. Le mariage n’est pour elle qu’un déracinement.

Jacob est la fenêtre claire du foyer. Il est homme, assez viril pour que Lucette la voisine soit secrètement amoureuse de lui. Il est viril mais délicat, attentionné, poli et serviable pour sa mère, et pour sa belle-sœur  qui l’aime comme le seul point lumineux de sa vie. Il rassure la petite Camille la nuit et lui fait faire l’avion aussi, et son bras entoure également les épaules du jeune Gabriel, rempli déjà de colère et de hargne. Il lui apprend les ricochets.

Mais on est en 1944 et après que Jacob a été renvoyé du lycée parce qu’il était juif, la France soudain l’appelle à son secours, et il est aussitôt entré à l’armée qu’il part pour la France et monte de Provence en Alsace, repoussant les allemands sur son passage,  et meurent sous ses yeux ses camarades. Une vie de soldat, brève, intensément amicale et douloureuse.

Il y a Madeleine qui perd sa toute petite Ginette, et le silence de son mari, Abraham, incapable de joindre sa souffrance à celle de sa femme. Il y a la dureté de cet homme, Abraham, qui, pourtant, à la fin de sa vie,  se met à aimer, passionnément, le chant des ortolans. Il y a la mère, Rachel, qui marche à travers l’Algérie pour voir son dernier fils dont le service militaire est à peine entamé, un panier rempli de provisions sous son bras, ignorant que l’enfant adoré est déjà en France sous les balles. Il y a le cœur troué de cette mère qui murmurera jusqu’à son dernier jour le nom de son Jacob.  La douleur des femmes dans ce roman est racontée sans excès larmoyant (Rachel est un peu trouble, et dure aussi avec Madeleine, sa belle-fille), mais de façon poignante. Et bien sûr, l’évocation des sombres remous de l’histoire qui lie la France et l’Algérie n’est pas pour rien dans la beauté et la justesse du livre.

Enfin, il y a l’écriture de Valérie Zenatti qui tient notre souffle à son extrémité, qui s’allonge pour épouser les cœurs et les pensées, qui s’inquiète de ses personnages avec une empathie bouleversante. Beaucoup de choses sont esquissées mais l’esquisse est puissante. Un roman à lire comme il semble avoir été écrit : d’un seul souffle.

L’entre-deux tours ironique de décembre

Anne donne de forts bons conseils de lecture, vous le savez bien!

Je vous invite à aller jeter un oeil à son billet qui en plus de mettre l’eau à la poêle à frire, met les points sur les huîtres quant à l’état d’avancement du chantier ironique de décembre. Bonne lecture!

 

Il ne reste en effet que 7 jours avant la dépose des textes pour l’agenda ironique de ce mois. Une très très bonne cuvée, je vous le dis : jusqu’ici on se surpasse en créativité, en folie, en imagination. Un vrai cadeau de fin d’année qu’on déballe en salivant et en rigolant. Et j’attends encore […]

via Petit billet de l’entre-deux pour l’agenda ironique du mois, Spinoza et les tigres. — Anne de Louvain-la-Neuve

SymbiOse – Erri de Luca

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Vendredi soir, opéra de Saint-Etienne avec  une petite troupe de collégiens.

SymbiOse = L’orchestre symphonique OSE + Aligator (Abdelwaheb Sefsaf, Nestor Kéa et Georges Baux)

SymbiOse est un spectacle qui ne peut nous laisser tranquillement s’assoupir dans une émotion continue: de l’harmonie étrange des compositions orchestrales, Abdelawed Sefsaf se nourrit pour nous renverser le cœur et le porter aux étoiles. Il chante des compositions métissées, mélancoliques ou complètement déchainées. Il ne nous laisse pas en paix. Au milieu de ces variations qui font se répondre Orient et Occident, des textes qu’il lit en nous regardant fixement, sans bouger. Les mots s’emparent de tout l’air que l’on respire et voilà: Mahmud Darwich, Taha Muhammad Ali, Erri De Luca, font résonner le chant des réfugiés du monde, ceux dont la vie est une route semée de sang.

Les fabuleux musiciens de l’orchestre, et Aligator, disent le chemin entre deux mondes, ce long chemin d’épines… Au bout pourtant, au bout, il y a la rencontre fabuleuse, créative, dont SymbiOse est un fruit. On ne sort pas indemne de larmes ni de joie de ces deux heures de spectacle. Quelque chose en soi se défroisse et grandit.

Ce qui augmentait encore la dimension de ce spectacle, pour moi, c’est que j’ai collaboré l’année dernière avec Abdelawed Sefsaf dans un projet d’écriture et de mise en scène pour une de mes classes. Ce que je ne pouvais m’empêcher d’avoir à l’esprit, c’est la grandeur d’âme, la générosité de cet artiste hors norme, la façon dont il a transporté mes élèves bien au-delà d’eux-mêmes. Sa musique et sa voix étaient doublées, ce soir, de l’écho profond de l’engagement, sincère et quotidien.

Voici un extrait du dernier poème lu (Erri de Luca) et qui m’a fait marcher dans les semelles opiniâtres de ces peuples en route.

Aller Simple

Six voix
Ce ne fut pas la mer à nous recueillir
Mais nous qui recueillîmes la mer à bras ouverts

Descendus des hauts-plateaux incendiés par la guerre et non pas par le soleil,
nous traversâmes les déserts du Tropique du Cancer.

Quand la mer fut en vue depuis une hauteur
c’était une ligne d’arrivée, une embrassade de vagues sur les pieds.

C’en était fini de l’Afrique semelle de fourmis
les caravanes apprennent seules à piétiner.

En colonne, fouettés par la poussière,
seul le premier doit lever le regard.

Les autres suivent le talon qui précède,
le voyage à pied est une piste d’échines.

Récit individuel (extrait)
Avant de la voir, depuis des jours, la mer était une odeur,
une sueur salée, chacun s’imaginait sa forme.

Elle sera un croissant de lune couché, elle sera comme le tapis de prière,
elle sera comme les cheveux de ma mère.

Qu’était-elle en réalité ? Un ourlet enroulé à la fin de l’Afrique,
les yeux éblouis de miroirs, des larmes de bienvenue.

Sur la plage, nous buvons le thé des Berbères,
nous faisons cuire des œufs dérobés aux oiseaux blancs.

Des pêcheurs nous offrent des poissons lumineux,
nous suçons la pulpe des squelettes d’arêtes transparentes.

Le vieux à côté du feu discute avec les marchands
du prix pour monter sur la mer de personne.

(…)

Nuit de patience, la mer voyage vers nous,
à l’aube l’horizon se noie dans la poche des vagues.

Dans notre entassement avec les femmes au milieu,
un enfant meurt dans les bras de sa mère.

Quel meilleur sort que la fin dans un giron,
Ils le tendent aux vagues, un chant à voix basse.

la mer engloutit dans un rouleau d’écume
la feuille tombée de l’arbre des hommes.

(…)

Ils veulent nous renvoyer, ils demandent où nous étions avant,
quel endroit nous avons laissé derrière nous.

Je leur montre mon dos, c’est tout le derrière qu’il me reste,
ils se fâchent, pour eux ce n’est pas une deuxième face.

Nous nous honorons la nuque, là où se précipite l’avenir
qui n’est pas devant, mais qui arrive par derrière et nous dépasse.

Tu dois rentrer à la maison. Si j’en avais eu une, je serais resté,
même les assassins ne veulent nous reprendre.

Remettez-nous sur le bateau, chassez-nous en hommes
Nous ne sommes pas des paquets et toi Nord tu n’es pas digne de toi-même

Notre terre engloutie n’existe plus sous nos pieds,
notre patrie est une barque, une coquille ouverte.

Vous pouvez repousser, mais pas ramener,
le départ est une cendre éparse, nous sommes des aller-simple.

Choeur
Nous sommes les innombrables, nous doublons à chaque case de l’échiquier,
Nous pavons votre mer de squelettes pour marcher dessus.

(…)

Nous serons vos serfs, les fils que vous ne faites pas,
nos vies seront vos livres d’aventures.

Nous portons Homère et Dante, l’aveugle et le pèlerin,
l’odeur que vous n’avez plus, l’égalité que vous avez subordonnée.

Choeur
D’aussi loin que nous arriverons, à des millions de pas,
ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés.

Prochaine date connue:

21/11/17 – Centre Culturel Aragon – Oyonnax (01)

Mais ensuite, guettez donc cette symbiOse!

Une voix jumelle

Grâce à Quyên qui nous avait fait connaître la poésie de son amie Chloé Landriot sur Frogsblog, plusieurs joies (Merci!):

Un Récit, Polder n°174, publié par la Revue Décharge,  illustré par An Sé

qui m’a d’abord transportée parce qu’une onde lumineuse y fait sa route et que le monde entier est raconté! si, si! Mais Quyên le présente si bien que je me tais, cliquez donc ici,

Puis

Vingt-Sept degré d’amour, publié chez Le Citron Gare, illustré par Chloé et sa mère, Joëlle Pardanaud

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dont je ne saurais que vous dire sinon qu’il faut le lire, le lire encore car c’est si beau, si féminin, si juste, si délicat, si neuf et pourtant c’est Nerval et puis Verlaine et peut-être aussi Apollinaire, Eluard (j’espère) qui se sont donnés rendez-vous pour saluer cette voix-là, toute fraîche, sans détour- pas une ombre, non, c’est de l’eau. Lisez vraiment car jamais rien n ‘y pèse qu’un coeur comme une plume lestée seulement par la vérité. L’amour est le point cardinal, sous toutes ses couleurs: la poétesse y est amie, fille, mère et épouse toute présente aux autres. Une présence intime, fragile, véritable, singulière, sincère.

Voici deux courts extraits des poèmes de l’amoureuse qui, particulièrement, m’émeuvent:

 

« L’un pour l’autre nous sommes

Merveille

Cette étrange présence

Qui ne s’habitue pas. »

 

_______________________________

 

« J’avance encore à tes côtés

En tenant par la main

Cette chance imparfaite et boiteuse

Cette chance. »

 

Quant aux poèmes de l’amie, ils me parlent à un point… Magie de celles et ceux qui trouvent les mots pour dire ce qui vibre mystérieusement en chacun -en moi, en tout cas, je le sens. Voici celui qui me bouleverse, pour son atmosphère, et tant il dit la façon dont une amitié peut colorer l’instant, l’empreindre de nostalgie, mais aussi de bonheur.

 

Encore une pluie

Au mouvement des feuilles on reconnait d’abord

La pluie c’est une pluie sans goutte qui bruisse à peine

Derrière la fenêtre c’est le cœur chaud des arbres

Qui s’ouvre et qui délivre un parfum de terre fraîche

 

Bientôt des femmes courent pour retirer les draps

et je songe aux draps blancs qui sèchent dans un poème

De Heine qui s’appelle « Mon cœur », « Mon cœur est triste »

Mein Herz, mein Herz ist traurig il y a là

 

Des draps blancs qui sèchent sur l’herbe verte

Et Quyên m’avait demandé ce jour là

Pourquoi on mettait les draps dans l’herbe pour les faire blanchir

Je n’en savais rien mais sa seule question

Etait une preuve d’amour et une invitation à rire

 

Les cordes à linge sont vides il n’y a plus personne

Que les arbres qui tendent leurs feuilles assoiffées

Un poème de Heine et puis mon amitié

 

 

 

Et

une soirée de lecture à la Maison pour Tous, où j’ai découvert la voix délicate de Chloé  – c’est elle qui avait organisé cette soirée- et celle aussi de Laurent Bouisset, sa colère et son ardeur à aimer la vie au point d’enrager de la voir s’abîmer de laideur, parfois. Il a écrit

Dévore L’attente , publié chez le Citron Gare, images d’Anabel Serna Montoya

Dévore l’attente, Laurent Bouisset

Vraiment cela brûle, lisez-le, tant pis si cela brûle car l’attente est stupide.

Felipe

« Felipe, lui, s’en fout d’écrire ou de jouer,

Il voudrait que son père dise qu’il est né

 

Rien que ça, que son alcoolique de père

Quitte la cantina où il s’épuise

et le crache au soleil enfin, qu’il est bien là!

 

[…]

 

Je le vois déborder de gentillesse, ce gosse,

imaginez, c’est désarmant…

C’est pire que ça.

C’est du sel sur une plaie à vif,

de percevoir en lui tant d’innocence »

 

Il y avait aussi Patrice Maltaverne –éditeur de la revue Traction-Brabant qui avait pris le train de pour venir, sa démarche est honnête et c’est la sienne, c’est admirable. Il propose à ces voix nouvelles, parce que seulement il les aime, une nouvelle voie. Cette voie c’est Le Citron Gare. Prenez votre billet, le voyage vaut la joie. Si vous voulez lire Chloé, ou Laurent, il faut  passer commande: p.maltaverne@orange.fr

 


(Ces mots-là sont les miens mais ils sont pour eux tous, pour Laurent Bouisset, pour Chloé Landriot – pour sa voix jumelle)

Une voix jumelle

La salle était blanche c’était à la Maison Pour Tous

Un poète a dit pour tous en scandant les syllabes

Pour tous c’est un beau nom

Car c’est cela qui compte

Voilà ce qu’il a dit

Pour tous il l’a répété plusieurs fois

J’aimais l’écouter dire ces deux mots-là

Car les consonnes sonnaient lourdes de sa conscience

 

C’était une belle soirée

Très simple

Dans la salle blanche moi j’étais dans un coin

Petite

Je savourais le luxe de ne pas exister – presque pas

D’offrir mon oreille

De recevoir des mots que je n’avais pas eu à choisir

Et qui me parlaient

Peut-être sans me voir – quelle joie!

Je n’existais presque pas mais je me sentais vivre

 

Parce qu’il y avait une voix grave que j’aimais

Celle qui disait pour tous

 

Il y avait

Surtout

Une autre voix

Nouvelle et pourtant

Cette voix

Je la sentais jumelle

 

 

Paul Eluard – La beauté, la vérité

Les mots de Paul Eluard sont aussi simples qu’un cœur qui palpite sous la peau, ou que le soleil bien net dans le ciel d’été. Ils ont la force de l’évidence et la grâce de la vérité. Poésie sans détour qui me peuple depuis l’enfance. A la volée, dans Poésie Ininterrompue et Une leçon de Morale.

Pour la beauté, la vérité.


« A faire fondre le soleil

Mais je pleurais à faire rire

De mon chagrin la terre entière »

 

« Comme si la forêt pouvait manquer à l’arbre

Je n’ai jamais écrit de poème sans toi

Je suis dans un bain froid

De solitude et de misère »

 

« Ombre sous terre du mineur

Mais son cœur bat plus fort que l’ombre

Son cœur est le voleur du feu

Il met au jour notre avenir »

 

« Nous ne perdons pas un brin d’herbe de l’espoir

Nous refusons d’être sans rêve tout l’hiver »

 

« Rives d’amour pour nous sont rives de justice

Et l’objet de nos mains »

 

« Et grâce à tes baisers qui me liaient au monde

Je me suis retrouvé faible comme un enfant

Fort comme un homme et digne de mener mes rêves

Vers le feu doux de l’avenir »

 

« Je prononce la pierre et l’herbe y fait son nid

Et la vie s’y reflète excessive et mobile

Le duvet d’un aiglon mousse sur du granit

Une faible liane mange sur un mur de pierre

Le chant d’un rossignol amenuise la nuit »

 

« Voici ma table et mon papier je pars d’ici

Et je suis d’un seul bond dans la foule des hommes

Mes mots sont fraternels mais je les veux mêlés

Aux éléments à l’origine au souffle pur »

 

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Grâce et dénuement

« Rares sont les Gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c’était un sang jeune qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché à l’idée d’être plaints »

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Dans un camps de Gitans, où vivent dans le dénuement le plus total Angéline, toujours assise à côté d’un mauvais feu, ses cinq fils, ses quatre belles-filles, et les petits enfants. Esther arrive avec des livres, un mercredi. Elle s’installe sur le trottoir au bord de leur campement de misère, et se met à lire des histoires aux enfants.

Sans jamais voiler son regard de naïveté, Alice Ferney rend leur dignité à ces êtres que personnes jamais ne regardent. Ils vivent « à côté », mais cet « à côté » est un autre continent. Les étoiles n’y sont pas disposées de la même façon qu’ailleurs. Tout est plus dur, plus violent, et plus fort. Esther voit leur fragilité et leur grâce, et les membres de la tribu, petit à petit, lui ouvrent leurs caravanes et leurs cœurs. Le nôtre, de cœur, se fend et se révolte, et marche sur le chemin de lumière que les mots donnés par l’une et trouvés par les autres tracent dans ce roman.

Je partage aussi cette voix, cet homme -Mano Solo – que j’aime et que j’admire pour son sens aigu de la liberté et pour la poésie crue de ses mots.

Peut-être que votre émotion sera aussi forte que le mienne à la lecture d’Alice Ferney, à l’écoute de Mano Solo. Cet article n’est pas d’une grande finesse, mais il y a des œuvres qui donnent seulement envie de dire « J’aime! », et de le dire à tous, de répandre sa joie.

Antigone la lumineuse

9782742736232FS

Antigone, Henry Bauchau, 1999


Henry Bauchau, dans son roman fait d’un seul souffle, rend sa respiration au mythe d’Œdipe et d’Antigone, qu’il imprègne d’un mystère lumineux et sacré. Sans que l’on comprenne tout exactement, on sent qu’un point fondamental est touché quelque part, profondément, précisément.

Tous les personnages (sauf Créon) sont rendus beaux et grands, mille visages de nos âmes. La relation éclatante, et intimement liée au sang, des jumeaux Etéocle et Polynice, sous le regard – innocent et coupable – de Jocaste, sidère par sa brillance et sa puissante vérité. Ils sont terrifiants et superbes, et leur guerre semble étonnamment un acte d’amour réciproque. Ismène n’est pas la simple beauté terrestre montrée dans la pièce d’Anouilh, elle est un double nécessaire d’Antigone, elle lui permet de s’accomplir. Elle n’est pas lâche, jamais, se confronte à la douleur, donne sa part de sacrifice pour tenter de sauver ce qui peut l’être. Elle est sage et lucide, mesurée, aimante, prévenante. C’est une figure de mère. Le lien des sœurs comme deux morceaux d’un même corps et d’un même cœur, est bouleversant. Clios le peintre, Io, Œdipe l’aède, Hémon, K., Main d’Or, amènent tous également leur part de soleil. Antigone semble répandre aux êtres qui l’approchent sa propre transparence. Elle est la figure même du don fait à l’autre et de l’irrépressible nécessité d’être soi.

La langue du roman parait comme née d’un élan venu de loin (comme le mythe, comme les mouvements des cœurs qu’il met en scène), elle est claire et toute crue, et dit de grands mystères.

 L’art, le travail, l’altruisme, l’amour et la fidélité à soi sont les grands éclairages de ce livre énigmatique et simple à la fois. Merci à vous qui m’avez recommandé cette lecture. C’est un vent puissant qui élève.

Voici quelques extraits, très, trop courts, trop peu nombreux, et sûrement insuffisamment bien choisis. Il y a tant de belles pages qu’il est impossible d’élire une ligne plutôt qu’une autre.

Polynice et Etéocle : Polynice à Antigone

« Etéocle m’a volé le trône de Thèbes, nous nous faisons la guerre, c’est bien naturel. Nous nous combattons, nous nous faisons souffrir mais ainsi nous vivons fort, beaucoup plus fort. Il me porte des coups superbes, profonds, inattendus, je fais de même.

[…]

Tu souhaites que je laisse Etéocle tranquille, que je devienne un bon roi qui laisse ses concitoyens engraisser et célébrer le culte des bons sentiments mais les sentiments comme les dieux sont sauvages, quand ils se civilisent, ils meurent et les rois bons perdent leur trône. Etéocle a besoin d’un adversaire à sa taille, moi aussi, cette lutte fait notre plaisir… »

Antigone : Polynice à Antigone

« Avec toi, on croit aux dieux, à ceux qui éclairent et à ceux qui transpercent. On croit au ciel, aux astres, à la vie, à la musique, à l’amour à un degré inépuisable. Toujours tu es celle qui s’élance dans l’espérance de l’infini et qui nous entraine grâce à tes yeux si beaux, à tes bras secourables et à tes grandes mains de travailleuse qui ne connaissent que compassion. »

Ismène : Antigone à Ismène

« Depuis  mon retour à Thèbes, c’est toi qui as été la grande sœur, c’est toi qui m’a protégée de ton affection et de ta clairvoyance. Le peu que j’ai pu faire, c’est grâce à toi. Sans ta patience – et tes colères contre mes illusions – tout aurait tourné plus mal encore et plus vite. Au lieu de pouvoir dire non à Créon comme tu m’en as donné le temps et la force, je serais morte depuis longtemps. N’oublie pas, le non à Créon était un oui à ton enfant et à ta vie.

Je dis oui à mon enfant, Antigone, c’est un bonheur mais à cause de lui je ne suis plus libre. Créon a le pouvoir de te tuer et moi je vais devoir me taire, comme font les femmes depuis toujours, les femmes qui ont des enfants. »