Profanes

Le livre vient à peine de se fermer. J’aime son format, sa couverture, le toucher et l’épaisseur des pages. Je le pose, mais mes mains s’attardent encore.

J’ouvre une page blanche comme je ne l’ai pas fait depuis longtemps. J’ouvre une page blanche alors que toutes ces pages écrites par une autre ont parlé une langue si proche de moi, et qu’elles sont encore là, à circuler à l’intérieur. Et que je sens que leur présence entière, vive, physique, profonde, s’effrite déjà, pourtant, et que bientôt je n’aurai d’elles qu’une trace, qu’une idée, que le souvenir de leur densité. J’aurai perdu les détails, ou j’en aurai peut-être seulement un qui aura bien voulu rester. Ce sera  le journal de Claire coupé en quatre, ou l’atmosphère de cette maison qui porte sa mémoire en silence, et l’animation qui lui est rendue, si doucement, par les quatre compagnons qu’Octave Lassalle a choisi pour vivre encore, avant de mourir.

Je sens l’évaporation à l’oeuvre. Terrible condition. Pourquoi ne peut-on pas tout accumuler? Je dis adieu à ce livre sur ma page blanche comme à une amie que la vie rendra lointaine et dont j’oublierai tout, sauf comme je l’ai aimée. Pourtant, en dehors de la mémoire, les mots lus feront leur travail. Ils le font déjà. Des lignes tremblent, se meuvent, en moi.

Je dis à ce vieil homme adieu toi qui as vu mourir ta fille et qui écris des haïkus. Adieu aux quatre profanes qui t’entourent pour les derniers temps de ta vie. Adieu à la subtilité des liens qui se fabriquent dans ta maison, dans ton jardin, sous ton regard. Adieu les phrases de Jeanne Benameur qui vont leurs vagues comme si je les connaissais, ou que je les avais toujours attendues. Sa voix, c’est un feu qui couve, concis, délicat, qui brûle parfois d’une flamme bien grande, bien chaude. Soudain. Retenue et générosité. Palpitations.

Je ne dis pas adieu à ce titre que je n’oublierai pas, que j’ai choisi parce que peut-être que je suis moi-aussi une profane. Octave Lassalle lit l’Ecclésiaste. Il ne croit pas en Dieu. Il est un ancien chirurgien du cœur. Il crois au corps, à l’homme, au vivant, à l’art.  Le sacré, partout. L’art, le jardin, l’amour, la force infinie de la chair. La foi est partout présente, diffuse, aiguë. En dehors de Dieu.

Ce livre vient souffler sur les braises de mes questions, doucement, lentement comme va la larme roulant  vers le coin discret de mon sourire.

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Lecture et relecture – Antigone, J. Anouilh

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Trente ans demain. Je tire ce petit livre qui se tenait bien sage, au fond de ma bibliothèque. Il est tout jaune. Que c’est beau, un livre jaune d’avoir traversé les lectures et d’être resté là, tranquille, attendant qu’on le reprenne. Il m’appelait, lui, patiemment, avec sa couverture rouge. Discrète invitation. Un bruit confus se fait dans ma mémoire.

Dix-sept ans. Le train pressé file vers mon amoureux. Brûlée par l’impatience, j’ai chapardé dans les placards de mes parents un bout de leur jeunesse. Il faudra bien tromper le bruit du train et le silence de l’attente. Mon père était fier sans rien dire devant sa fille ainée emmenant Antigone jusqu’au premier amant. Inquiet aussi. Je vais comprendre bientôt ce regard paternel qui se maitrise autant qu’il peut, si beau d’être seulement humide. Je vais comprendre. Je vais te rencontrer, dans le petit livre rouge, toi, Antigone. Ton nom déjà est un voyage. Il me parle dans une langue inconnue que je devine quand même.

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