Les Colchiques – Apollinaire

Je m’invite chez Asphodèle ce jeudi 27 avril, et je suis ravie d’entrer dans ce salon des temps modernes. Si vous souhaitez répondre aussi à sa bien douce invitation, entrez par cette porte ci: Les jeudis d’Asphodèle. Voici le poème choisi, qui n’est pas de saison, ni vraiment de mon humeur, mais il est de mon goût, oh ça, infiniment!

Les colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

 

Désireuse de donner un poème aux jeudis d’Asphodèle, je l’étais ! Il ne me manquait rien d’autre qu’une robe à crinoline ou un corset aux lacets de satin pour me sentir plonger dans un salon mondain, précieusement littéraire. Romanesque aventure à côté de laquelle je ne voulais pas passer. Il n’est besoin de souligner, parmi mes motivations, le bonheur des mots échangés, de la poésie rendue vive par cette rencontre lettrée.

Mais l’affaire se corsa lorsqu’il fallut choisir : un poème, un seul ! Un seul parmi la foule qui résonne dans mon cœur et dans mon souvenir. Impossible, j’abandonnai. Car en en donnant un, je laissai tous les autres. C’était comme si je leur disais « Vous, je vous aime moins, vous n’êtes pas tout à fait dignes d’être offerts, partagés, applaudis. Je ne vous choisis pas. » Impossible!

Finalement, et pas tout à fait résignée, je donne quand même les Colchiques, parce qu’il est à la croisée du sonnet BCBG non dénué de charmes et d’atouts, et de la modernité rayonnante. En fait c’est un sonnet, mais il n’en a plus l’air. Il s’est un peu grimé d’audace. Il est mélancolique et presque bucolique. Beauté champêtre et douleur suspendue à ce tétramètre parfait « Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne ». Atelier de collage et d’images nouvelles : irruption des enfants tout habillés de Moyen-Âge (avec les « hoquetons ») qui échappent à la fascination des fleurs – c’est l’invasion du réel dans la rêverie (mièvre ?) du poète qui pleure et qui sourit en coin. Apollinaire se plait dans une mélancolie légère, presque douce. Il manie l’alexandrin aussi délicatement que l’humour poétique : voilà l’amant ensorcelé drôlement comparé à une vache, que dis-je, à un troupeau de vaches !

Vous qui êtes présents au rendez-vous d’Asphodèle,  et vous, qui me lisez, je vous laisse savourer cet étrange, et pourtant classique, morceau d’Apollinaire. Et avec lui, je confie à votre sensibilité tous les autres poèmes que je choisis aussi.

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Merci Asphodèle, merci d’ouvrir ta porte!