Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé

Voici le dernier des trois temps de la valse, la suite des deux billets précédents.

Cette année le concours était parrainé par Christophe Carlier et la phrase par laquelle nous devions commencer était: « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé ».

Je n’ai pas encore assez de recul sur la nouvelle que j’ai proposée, même si je sens ce qu’elle peut avoir de convenu, d’attendu. Je note aussi que mon personnage s’appelle Marie, comme dans la nouvelle précédente, tandis que dans la première l’homme s’appelait Marin. Obsession? Manque d’imagination?

Ecrire une nouvelle est toujours un exercice très difficile pour moi. Le format, le genre, la pression du délai à respecter dans une période où il y a énormément de travail au collège… autant de terribles contraintes! Mais j’aime l’idée de partager cette difficulté avec les élèves, d’essayer comme eux, de suer, comme eux. De manière générale, ils ont beaucoup plus d’imagination que moi.

Cette année, c’est une autre amie, Ainhoa, qui m’a aidée à débloquer cette histoire qui ne voulait pas démarrer. Merci pour ces échanges fertiles!

La question reste toujours la même: que peut-il advenir de ce personnage tout neuf? La réponse naît parfois dans une discussion animée autour de l’acte d’écriture, sans lien direct avec le texte en cours d’écriture…

Cette année, il y a avait seulement une élève à la remise des prix, un élève souriante, intelligente et vive, qui dit toujours son enthousiasme. Une élève pleine de lumière.

Cette année, ma collègue et amie est venue aussi, et nous avons savouré des pâtisseries orientales avant de nous rendre à la médiathèque, heureuses de ce temps qui nous était donné. Ce sera sans doute la couleur que je garderai du concours de nouvelles 2019!


« Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé. » « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé. » Marie avait écrit cette phrase au moins vingt fois. Et elle se la répétait, intérieurement, parfois en la murmurant, à longueur de journées. Elle l’avait tant tournée en elle, cette phrase qui devait être augurale, qu’elle était devenue une chose ronde et dure, sans aspérité, sans surprise. Impénétrable.

Pourtant, elle n’avait pas le choix. Elle s’était engagée à donner un texte elle aussi, à participer au jeu avec ses élèves, qui avaient écrit, eux, courageusement. Un concours de nouvelles est une chose sérieuse quand on a quatorze ans. Alors qu’elle pensait à eux, un sourire balaya son visage comme un rayon blanc.

Assise à son petit bureau, elle tenta d’appliquer les méthodes qu’elles donnaient aux enfants, en classe. Partez des mots. Cherchez donc ce qu’ils cachent, ce qu’ils révèlent. Elle essaya d’être sa propre élève.

Il. Ce « il » était peut-être le nœud du problème. Elle n’arrivait pas à lui donner corps. Un vieil homme ? Un enfant ? Son fils Martin ? L’homme dur qu’elle avait quitté, bleue de ses poings ? Elle ne voulait pas raconter sa vie. Sa pauvre vie. Mais la fiction était si mince, si lointaine, si creuse. Toutes les combinaisons étaient dérisoires. Pas de chair dans ses mots, pas de vie, pas de souffle.

Cela faisait des mois que les mots se refusaient, que tout ce qu’elle écrivait avait uniquement l’épaisseur de ses feuilles de brouillon. Les premiers coups reçus, et les suivants, avaient petit à petit fait s’éteindre son grand feu de langage qui jusque là avait brûlé si fort en elle qu’aucune journée ne s’était déroulée sans écrire. Elle tentait maintenant de souffler sur les braises. En vain, visiblement.

Marie s’arrêta, exaspérée. Elle était fatiguée. Martin l’appela. Il voulait une histoire. Elle accepta de bonne grâce -c’est reposant, une histoire toute écrite ! – jeta son crayon et alla s’asseoir avec son fils sur le petit lit blanc , dans sa chambre. La jeune mère ouvrit une histoire de papa poule qui était un ours et que son poussin aimait beaucoup. C’était le genre d’histoires qu’aimait Martin, des histoires de papas gentils. A elle, ces histoires lui enfonçaient toujours une épine dans le coeur.

Quand Martin s’endormit, Marie renonça à se remettre à sa table, à chercher cette nouvelle qui ne venait pas, ce « il », et ce morceau de verre brisé qui demeurait bien trop opaque pour du verre. Les collines lui offrirent un tendre rendez-vous au bord de la fenêtre. Elles accueillirent son malaise, sa douleur de vouloir écrire et de ne plus pouvoir. Le souvenir des poings d’homme. Les collines ne disaient rien à tout cela qui débordait de ses yeux, et c’était reposant. Les arbres nus attendaient dans les herbages, fragiles et dépouillés, comme elle. Mais la lumière de janvier bondissait déjà si claire sur les flancs ronds que Marie sut que quelque chose couvait et que le monde, discrètement, avait un petit sursaut, un frémissement secret, qui la consola.

Quelqu’un sonna. Marie bondit. Et si la sonnette avait réveillé Martin ? La jeune mère n’avait pas l’habitude d’être dérangée. Son fils faisait ses jours maintenant. Leur petite solitude lui était devenue chère, triste et précieuse à la fois. Elle ouvrit la baie vitrée, méfiante et douce. Elle dit « Entrez » et le vieux portail de la cour grinça en s’ouvrant. L’homme qui s’avançait était beau. Marie le remarqua tout de suite. Mais cela ne fit pas tomber sa méfiance qui avait été autrefois si fragile. Elle ne le fit pas entrer et il frotta longuement ses chaussures sur le paillasson, attendant peut-être une invitation qui ne venait pas. Marie l’observait. Il portait un manteau en laine bouillie assez inhabituel, et un pantalon plein de poches. Un pantalon pour emporter la vie toujours avec soi. La jeune femme constata qu’elle ne l’avait jamais croisé auparavant, ni au village, ni ailleurs. Et il n’avait pas l’air d’un commercial non plus. Lorsqu’il ôta son bonnet, elle s’aperçut qu’il portait les cheveux un peu longs, qu’ils étaient libres et bouclés, pleins de mouvement. Une barbe de dix jours. Cette homme-là semblait tracer tranquillement le chemin de sa vie, en souriant. Marie le sentit dans ce premier moment mais elle ne desserra pas les dents. Elle demeurait silencieuse, l’interrogeait du regard. Le visiteur sans doute remarqua à quel point Marie était frêle et pâle. A quel point elle avait peur. Alors il dit son prénom en lui tendant la main, avec la simplicité d’un enfant.

« Je m’appelle Thomas. »

Marie songea, en serrant cette main tendue, au père de Martin, à sa dureté de cœur, à ses coups. Qu’y avait-il sous ce sourire et ces cheveux longs? Tout résistait en elle aux yeux clairs de Thomas, au frisson discret qui soudain la parcourait, qui faisait circuler sous sa peau quelque chose qu’elle avait oublié.Tout luttait, se rétractait. Pourtant, elle fit l’effort d’écouter ce qu’il voulait dire.

Thomas expliqua qu’il faisait des photos et qu’il se doutait que la vue sur les collines, à la fenêtre de la maison de Marie, était unique. Au ras des dômes verts, dégagée et tendre, ronde et intime. Marie fut surprise d’entendre ces mots-là qu’elle utilisait elle aussi, en parlant des collines au bord de sa fenêtre. Comment pouvait-il savoir ? Etait-ce un sombre stratagème pour l’approcher, elle, la fragile, la vulnérable, pour la priver de ses mots intimes, pour la séparer d’elle-même, encore?

Tout remontait: les premiers soirs avec cet homme qu’elle avait aimé, sa confiance, la douceur dont il avait su faire preuve, d’abord. Et puis les premiers mots pointus, le mépris qui sifflait entre ses lèvres, les grandes colères et les portes claquées. Elle, sidérée. De plus en plus petite. De plus en plus blanche. De plus en plus maigre. De plus en plus silencieuse. Ses feuilles blanches, après la première gifle. La tête contre le mur. Et Martin qui dormait, si petit et n’ignorant rien, dans son sommeil, de l’homme qu’était son père. Marie pensait à sa fuite, sa fuite après tant d’autres coups. Sa fuite, le jour où Martin avait dit: « Papa méchant ». Le sursaut.

Tout le tapis noir de sa vie se déroulait dans son silence et elle faillit mettre l’homme à la porte, tout bonnement, prétextant qu’elle avait du travail. Thomas, pendant le grand silence de Marie, eut la délicatesse de se taire aussi. De la laisser finir de penser. Et c’est cela, sans doute, son silence, qui empêcha la jeune mère de refermer la porte.

En le laissant entrer, elle se dit que, quand même, le sourire et le regard du visiteur apportaient un peu de ciel dans la maison. Elle le conduisit à la fenêtre sans rideau qui la versait chaque jour dans les bras du monde. Il contemplèrent en silence. Il s’assirent sur large rebord où Marie avait disposé de grands coussins plats.

La jeune femme regardait davantage son hôte que les collines à travers la baie. Maintenant qu’il s’était assis, elle ne voulait plus qu’il parte. Elle fit du thé. Il montra ses photos. Elle parla des élèves et de Martin, de la solitude. Elle parla des mots qui ne voulaient plus venir, de cette fontaine secrète qui s’était douloureusement tarie.

On entendit des pas dans le couloir. Le visage maquillé d’un étrange clair-obscur, Martin surgit en réclamant son goûter, et ne sembla pas perturbé une seconde par la présence de Thomas qui parlait doucement. Il lui sourit tout de suite. De façon générale, Martin ne craignait que son père. Pendant que l’enfant dévorait une tranche de quatre-quart tout en faisant des projets de construction de château en planchettes de bois, Thomas installa son matériel de photographie. Il ouvrit la fenêtre et la bise fit rire tout le monde parce qu’elle était mordante et qu’on n’y avait pas pensé, en regarder le soleil à travers les carreaux. Même Marie s’oublia un instant à rire.

Quelques clichés. Quelques mots simples, un autre thé.

Thomas revint le lendemain, pour des photos du matin. Marie avait préparé à manger mais parlait peu. Elle ne baissait pas la garde. Thomas lui dit, alors que Martin venait de s’endormir pour la sieste sacrée – l’heure des mères – qu’elle était jolie, et que c’était elle qu’il avait envie de photographier maintenant, mais qu’il n’osait pas et qu’il ne voulait pas l’offusquer. Marie se raidit davantage et ne répondit rien. Thomas ajouta en baissant les yeux qu’il était vraiment désolé de lui faire peur comme ça. Il trouvait que ce n’était pas juste qu’une femme si douce soit égalemment si terrifiée. Il savait qu’il ne pourrait pas la guérir de sa peur avec des mots, et pourtant il avait envie de lui promettre qu’il ne lui ferait pas de mal. Il avait envie de la prendre la main, de la serrer contre lui, tout doucement, pour la rassurer,mais il n’en ferait rien, bien sûr. Il y a des choses que l’autre doit d’abord autoriser avec les yeux. Ses joues étaient un peu plus roses et il s’animait en parlant.

C’était d’ailleurs la première fois qu’il parlait aussi longtemps. Marie sourit un peu, comme pour s’excuser d’être si froide, comme pour dire que ce n’était pas lui qui lui faisait peur mais une ombre si grande que rien n’arrivait à la chasser. Elle lui dit quelques mots de cette ombre, et de ses pages blanches aussi qui la faisaient tant souffrir. Thomas dit simplement que c’était peut-être ce vide-là, tout imprégné de noirceur et de larmes, qu’il fallait raconter. Peut-être. Marie remercia Thomas avec un autre sourire, un vrai sourire cette fois, un peu triste mais venue de loin en elle. Elle lui dit que peut-être, elle lui téléphonerait.

Quand Thomas passa la porte, Marie voulut savourer le supplément de liberté que lui offrait la sieste prolongée de Martin. Elle s’assit à sa table. Alors qu’elle prenait son crayon, pleine de doutes encore, elle sentit que quelque chose en elle cessait de lutter, doucement, progressivement. Le « Il » de sa nouvelle devint immense et noir, et le morceau de verre un horrible instrument. Elle utilisa la troisième personne pour la femme aussi, ce n’était pas elle. Ce n’était pas sa vie, ce ne serait plus sa vie. Elle écrivit les blessures, et la violence qui toujours suprend. Elle raconta la terreur et le sang, et sa nouvelle, enfin, naquit. Elle ne pleurait pas en écrivant. Elle était plus concentrée que jamais, emportée par la scène atroce qu’elle créait, à partir des images si profondément inscrites en elle. C’était jubilatoire, cet état. Elle se lavait de mots, jouissait, se sentait neuve et puissante. Grâce aux mots de Thomas, qu’elle reverrait, qu’elle voulait revoir, elle le savait maintenant, « Il remarqua sur le sol un morceau de verre brisé », en ouvrant sa nouvelle, venait clore dans le feu un sombre chapitre de sa vie.

La lettre d’Anna

Ce billet suit le précédent puisqu’il présente la nouvelle écrite pour le même concours, l’année dernière. La phrase d »ouverture devait être: « C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna ».

Je me souviens avoir eu énormément de mal à écrire cette nouvelle. Quyên m’avait aidée à l’améliorer et je l’avais ainsi réécrite plusieurs fois, ayant à l’esprit ses remarques perspicaces(merci, merci, merci: « Autrui, pièce maîtresse de mon univers » dit Esther en écho à ton dernier billet). Je la retrouve aujourd’hui et me rends compte qu’il y aurait encore beaucoup à revoir du point de vue du rythme du récit, notamment, et de sa densité. Pour autant, je la livre aussi aujourd’hui, me souvenant de la petite équipée en bus avec mes élèves lauréats et leurs parents. La gaieté et le plaisir d’être allés au bout de ce projet venaient clore heureusement trois années successives de cours de français au collège, ensemble. Ce sont des lycéens maintenant…


C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna. J’ai reconnu instantanément son écriture. Elle dit mon prénom en bleu sur l’enveloppe blanche et c’est la première caresse du matin. Puis le thé brûlant dans ma gorge, et l’aube encore nimbée de nuit apparue au-delà des toits gris.

Déjà, alors que je contemple toujours l’enveloppe posée sur la vieille table de la cuisine et que ma main, avec la régularité de l’inconscience, porte la tasse jusqu’à mes lèvres, je lui parle en moi-même.

Cela fait deux longs mois que j’attends sa lettre. Quel motif a pu interrompre si longtemps notre conversation ? Marie a posé l’enveloppe sur la table pour que ma journée s’ouvre avec elle. Pourtant, je vais repousser à ce soir ma lecture pour rêver à ses mots. A la terre qu’elle foule maintenant – celle qui reçoit sans ciller la houle et la brûlure blanche du soleil d’hiver.

A présent, ma tasse est vide et mon esprit ressasse les questions qui ont hanté les dernières semaines. Pourquoi Anna est-elle partie si vite ? Pourquoi n’a-t-elle pas pu m’attendre ? Elle a passé son bac littéraire, puis elle a travaillé dans un petit restaurant afin de financer son installation dans le sud de la France. Elle est partie en cours d’année, dès que ses économies le lui ont permis. Elle m’a seulement dit qu’elle ne pouvait plus attendre. Elle voulait commencer des études de lettres et espérait pouvoir entamer l’année au deuxième semestre. Elle dit qu’elle sera professeur de français. Je l’imagine bien lisant à ses élèves des textes comme si sa vie en dépendait. Mais je ne comprends pas qu’elle soit partie sans moi, qui ne pouvais pas partir. Je passerai le bac en juin. Littéraire aussi. Je continue à travailler mais les textes sont moins beaux depuis que je ne les lis plus avec Anna. Même ceux d’Eluard. Mes professeurs aussi ont remarqué que j’étais moins pertinente qu’au début de l’année.

Je passe devant la librairie, rue d’Anvers. On ne m’y voit plus, assise entre les rayons, entourée de livres dont j’essaye de retenir des passages pour les dire à Anna. La littérature ne me parle plus si nous n’en parlons plus ensemble. Marie ne comprend pas que je lise si peu désormais. Elle m’a pourtant offert un Giono plein de soleil paraît-il, et je n’y ai pas encore touché ! Elle ne sait plus quoi inventer pour me tenir debout, loin de ma sœur. Elle m’a même emmenée voir le Sacre du Printemps à l’Opéra ! Et pour sa bourse, cela a du représenter un vrai sacrifice, bien qu’elle n’ait rien laissé paraitre. En y allant, je n’avais pas le cœur fou d’impatience. Pourtant c’était Le Sacre, celui de Pina Bausch. J’ai regardé sans croire à rien, les danseurs m’ont semblé ne pas savoir ce qu’ils dansaient, je ne voyais pas leurs âmes déborder au-delà de leurs doigts, parce que le regard d’Anna, son incroyable regard, n’était pas posé sur eux. Je ne sais pas voir comme elle, je ne sais pas voir sans elle. Marie était décontenancée, je l’ai bien senti, mais je ne peux pas feindre. Elle n’a fait aucune remarque en sortant et m’a entouré les épaules de son bras mince. Sa main près de ma joue sentait la terre mouillée.

Je sors. L’aube maintenant a passé les toits. Elle se répand, faible et silencieuse, dans notre rue. Mon sac pour la journée de cours est assez léger. Je pense au poids de ma valise lorsque j’irai moi aussi à Toulon. Marie n’a pas tenté de me détourner de ce projet de départ. Elle sait qu’il n’y a rien à faire. Qu’Anna est sur terre la seule qui ait le même sang que moi dans les veines et les mêmes lointains dans les rêves.

En arrivant au lycée, je me dis que sa lettre répondra peut-être à ce qui nous tourmente depuis toujours. En cours d’anglais, je fouille encore une fois le dossier que nous avons constitué ensemble. Rien des quelques documents que nous avons à propos de notre naissance n’évoque le sud de la France. Pourquoi donc Anna veut-elle le Sud ? Et moi donc ? L’incohérence de notre rêve s’immisce dans mon esprit. Je ferme le dossier pour faire taire cette question-là qui m’est insupportable. Troublée, je suis incapable de répondre quand on m’interroge à propos d’un point de grammaire que je suis censée connaître par cœur.

Cours de français. Le professeur nous lit « Les ardoises du toit » de Pierre Reverdy. Il n’y a que moi qui écoute, je crois. Anna aimerait ce poème : depuis ma chambre nous regardions ensemble les ardoises des toits écumer leur mousse verte, et les murs de brique rouge s’assombrir sous les gouttes. Nous les avons dessinés et écrits sans nous lasser pour tenter de les accepter. Nous ne connaissions pas Reverdy qui nous aurait peut-être aidées. Le Sud restait notre horizon. Etait-ce pour le Sud vraiment ? Ou parce que nous ne supportions pas notre ici vide de nos parents. Ce sont les diamants bus par les oiseaux dans le poème de Reverdy qui me font vaciller une nouvelle fois.

Sur le chemin du soir, les trottoirs miroitent les nuages sans lumière, et les fenêtres sont déjà éclairées. Claire demande des nouvelles d’Anna, avant que le coin d’une rue nous sépare. Je dis que je n’en ai pas. Je garde le secret de sa lettre, jalousement. Claire répond de son air étrange que j’aime bien: « Regarde les arbres sous la pluie. Ils savent qu’il faut attendre. »

Moi, je suis sans cesse dévorée du désir de partir. De laisser là le bac et Marie, bien que ses soins me soient un pansement de fortune. Marie me couve comme elle nous a couvées, Anna et moi, ces dix dernières années. Nous sommes ses précieuses orphelines et ses yeux sont plus tristes depuis qu’Anna est loin. Pourtant, elle va rester, seule dans sa maison de brique, quand je serai partie à mon tour.

Marie nous a épaulées dans nos recherches. Pour nous, elle a couru les administrations. Elle nous a préparé nos pique-niques quand nous allions errer pour nous donner la fausse impression de chercher. A-t-elle imaginé que cette quête pourrait nous arracher à elle ? Malgré son énergie offerte à notre cause, le X inscrit au lieu du nom de notre mère demeure une béance que nous n’arrivons pas à combler. Mais mon désir de pierres sèches fendille dans mon cœur depuis le poème de Reverdy. Je voudrais voir Marie.

En fermant la porte sur le soir qui livre sans retard son drap sombre sur la ville, je vois qu’elle a laissé un mot, elle aussi, sur la petite table en chêne:

« Margot, je vais rentrer tard, je donne un cours de danse supplémentaire ce soir. Tu peux me rejoindre si tu veux, il y aura un bon niveau, tu ne t’ennuieras pas. Tu as vu la lettre de ta sœur ? Bisous, Marie. »

Je ne suis allée à aucun cours de danse depuis qu’Anna est partie. Je fais chauffer de l’eau pour un thé aux épices. En m’asseyant, je pense que je vais encore ignorer la main tendue de Marie et cela me pince un peu le cœur. La fissure du matin s’agrandit encore.

Pourtant j’écris. Presque sans respirer. De longues pages en apnée pour Anna. Sans avoir encore ouvert sa lettre, parce que je suis incapable de la laisser parler en premier pour une fois. Mon écriture est maladroite, oblique, pressée, et je corrige, je précise, je répète, je prolonge. La réalité autour de moi se dissout à mesure que les pages se remplissent.

La nuit est avancée quand Marie passe la porte. Elle est discrète, comme toujours. Une danseuse. Je vois son ombre sur le papier, je devine la fatigue dans l’inclinaison de son cou. Je suis incapable de m’arrêter d’écrire pour la saluer. Elle m’embrasse dans les cheveux. Elle a vu que je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe tant espérée. Elle ne dit rien. Je sens son regard sur ma nuque. J’écris toujours. Elle pose un autre baiser près de ma tempe, plus tendre. Les rides légères de son visage contre mon front. Elle monte. J’entends la porte de sa chambre s’ouvrir en grinçant, et se fermer dans un bruit doux. La douceur de Marie.

J’ai fini ma lettre. J’essaye de faire taire ce qui craquelle en moi depuis plusieurs heures. Je voudrais échapper à mon effondrement. Seuls mes rêves d’ailleurs et mes incertitudes me maintiennent depuis tant d’années ! Anna a bâti avec moi nos poutres de questions. Ma main effleure le timbre tamponné de Toulon. Voilà, c’est simple, je vais ouvrir la lettre d’Anna et mon cœur aura battu si fort une nouvelle fois que je n’aurai pas à me rendre au présent. La lettre d’Anna sera un pas de plus dans ma fuite en avant.

Un bruit léger vient rompre le profond silence de la nuit: c’est le grincement du parquet de l’étage. Marie ne dort pas, seulement, elle reste dans sa chambre pour ne pas me gêner ! Soudain, sa tendresse me foudroie et quelque chose en moi renonce à s’obstiner. Cela fait dix ans que nous cherchons une mère que nous avons déjà ! Qui vit là tout à côté de nous sans que nous la voyions, alors que nous organisons âprement notre échappée constante à la réalité. Qu’importe que la maison soit rouge et sombre sous la pluie ? Il y a dans le placard les thés que nous aimons, il a Claire notre amie juste à deux rues de nous, il y a les silences de Marie. Il y a son jardin qu’elle voudrait faire avec nous, ses cours de danse. Nous ne lui avons rien donné d’autre en échange qu’une demi-présence.

Je repose l’enveloppe et reprends mon stylo :

« PS : Anna, ta lettre me parlera de la mer. Ta lettre sera un soleil blanc et m’aspirera entièrement parce que je ne sais résister à aucun de tes mots. Tu as certainement continué nos recherches à Toulon. Peut-être me parleras-tu d’une piste glanée à propos de l’un de nos parents. Une part de moi l’espère encore puissamment. Mais je me défais ce soir de la folie de nos espoirs, Anna. Je n’ouvre pas ta lettre, et je vais embrasser Marie. »

Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise…

Il y a trois ans, je participai avec mes élèves à un concours de nouvelles dont Françoise Henry, romancière, était la marraine.

Mes élèves et moi avions tous reçu un prix et c’était un moment de joie partagée assez rare.

Françoise Henry avait donné comme phrase augurale: Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise.

La remise des prix fut l’occasion de notre rencontre et le point de départ d’une collaboration fructueuse et d’une amitié fertile.

Ainsi, la nouvelle que j’avais écrite cette année-là, quoique versant davantage du côté du conte et largement perfectible, notamment du point de vue du style et de la présence de peu discrète de plusieurs clichés, m’est restée chère. 


Il faisait partie de ces gens qui n’ont qu’une valise, mais il ne s’en plaignait pas. Il disait qu’elle était suffisamment lourde comme cela, et remplie du nécessaire. Il ne s’en défaisait jamais. Cette vieille valise était en cuir patiné et craquelé à certains endroits. L’homme portait cette valise comme il eût porté le corps d’une femme tendrement aimée. Dans les troquets où il avait passé une soirée, dans les restaurants, les épiceries et même les bibliothèques où il s’était arrêté, on parlait de lui en l’appelant « le gars à la valise », bien longtemps après son départ.

Cet homme étonnant vivait en nomade au milieu des sédentaires. Il ne demandait pas l’aumône mais il trouvait toujours un petit travail à faire – une soirée aux fourneaux d’un restaurant, un service rendu – en échange d’une assiette chaude et d’un coin pour dormir. Il disait qu’ainsi il ne manquait de rien et qu’il conservait l’immense privilège de son entière liberté.

Le soir où il arriva à Montromant, il neigeait et le vent soufflait fort. Au milieu des collines, le village semblait enseveli sous la brume et le froid. L’homme ne tremblait pas pour autant en marchant dans le blizzard, mais serrait bien fort la poignée usée de sa valise. Il entra, souriant et calme, dans l’unique auberge du village. La vieille Francia l’accueillit aimablement. Les quatre-vingts années de l’aubergiste ne semblaient pas avoir entamé son énergie vitale. Veuve, elle tenait sa grande auberge, seule depuis vingt ans déjà. Elle invita l’homme à s’asseoir. Il était grand et charpenté. Sa voix, lorsqu’il la salua, frappa cette femme énergique par sa tranquillité grave et douce à la fois. Il lui demanda si elle voulait bien lui offrir un repas chaud et le laisser dormir dans l’auberge. Au lieu de la payer, il lui donnerait de son temps, de sa force.

« Pourquoi pas, s’exclama-t-elle en souriant. Il y a toute la grande salle à repeindre. Les murs sont bien abîmés. Si vous m’aidez, je vous loge en pension complète le temps des travaux. »

L’homme accepta et s’installa devant une assiette de soupe fumante et parfumée que lui servit Francia. En réalité, la vieille dame l’aurait repeinte seule, son auberge, mais l’idée d’avoir la compagnie de cet homme étrange et agréable, pour quelques jours, la séduisait. Il faut dire qu’au creux des collines, dans son minuscule village, elle sentait parfois bien douloureusement le poids de la solitude.

Son auberge était ouverte tous les jours, à toute heure, et les quelques clients qui entraient apportaient à Francia la compagnie dont elle avait besoin. Elle aimait bavarder, entendre les histoires des uns et des autres. Elle aimait écouter ces hommes et ces femmes qui devisaient devant un verre de vin blanc.

Alors, naturellement elle engagea la conversation avec son visiteur. Elle lui demanda son nom, d’où il venait, où il allait. Il s’appelait Marin et il marchait depuis toujours. Il aimait sa liberté et les rencontres qui s’offrent aux voyageurs seulement. Un homme qui ne s’arrête pas ne pèse pas, et sa présence est appréciée comme un rayon de lumière fugace. On se confie facilement à celui qui emportera demain ses secrets dans son sac. Pour rencontrer vraiment les autres, il fallait être de passage.

 Francia lui proposa de monter sa valise dans sa chambre. Il refusa. Sa valise lui était si précieuse, si nécessaire, qu’il ne pouvait supporter l’idée qu’elle soit loin de lui. Et voyant l’œil surpris de son aimable hôtesse, il lui raconta qu’elle lui avait été donnée par une princesse du Moyen-Orient, alors qu’il était jeune homme. Cette femme était tombée amoureuse de lui et voulait l’emmener avec elle, dans son pays de soleil. Elle lui avait offert cette valise, remplie de choses précieuses, comme gage de son amour et pour symboliser le voyage qu’il accomplirait jusqu’à chez elle. Pour l’amour de cette femme à la peau parfumée, il avait failli renoncer à la liberté. Mais il sentait depuis sa tendre enfance qu’il était destiné à la marche, au voyage perpétuel, libre et ouvert au hasard. Luttant contre lui-même, il avait donc refusé de suivre sa bien-aimée et avait gardé la valise pour qu’elle lui rappelle toujours son destin, à chaque fois qu’il serait tenté de s’installer quelque part. De plus, elle contenait les seules richesses qu’il avait jamais possédées.

Alors qu’il racontait de sa voix grave et belle, quelques clients de passage s’étaient approchés pour l’écouter. Et pour ces villageois qui n’avaient pas lu d’histoire depuis leur tendre enfance, voilà que se déroulait en eux l’aventure romanesque de cet homme qui avait séduit une femme plus belle qu’ils n’en avaient jamais vues. Un grand silence avait laissé toute la place aux mots magiques de l’étranger.

La semaine durant, Marin aida Francia. Il repeint la grande salle, répara tout ce qui devait l’être, fit la vaisselle avec une énergie et un entrain qui s’accordaient parfaitement avec le tempérament vif de la vieille dame. Ils s’entendirent bien. Marin était prévenant et efficace. Francia préparait de bons repas. Ils se racontèrent quelques unes des nombreuses anecdotes vécues ou entendues. Marin, qui fréquentait les bibliothèques, parla de ses romans préférés à Francia, qui, en écoutant le discours passionné de cet étranger, eut pour la première fois envie de plonger dans des lectures qu’elle se représenta pleines de voluptés.

Mais dès le deuxième soir, alors qu’un autre client plaisanta à nouveau sur la valise de Marin, posée sur une chaise, juste à côté de lui, celui-ci fit surgir à nouveau dans l’auberge une émotion profonde. Il parla de sa mère, morte alors qu’il était enfant, des suites d’une longue maladie. Elle avait élevé seule, avec pour seules ressources son courage et l’amour qu’elle portait à son fils. Se voyant mourir, elle avait travaillé à réunir le plus de richesses et de choses utiles pour que son fils ait une chance de s’en sortir après sa mort. La valise était donc pleine de vieilleries maintenant inutiles mais Marin expliqua qu’elle représentait pour lui la seule trace de son enfance, sa seule famille. Elle lui rappelait la puissance de l’amour, et la nécessité du courage. Il savait qu’il s’effondrerait s’il en était séparé.

Une fois encore, un profond silence se fit. Certains des hommes rustres assis au comptoir essuyèrent discrètement une larme. On l’interrogea encore sur le reste de son enfance, seul avec sa valise. Marin replongea volontiers dans le récit de ses aventures jusqu’à une heure avancée de la nuit. Plusieurs clients, comme Francia, avaient entendu l’histoire de la veille. Dès lors, ils surent que les récits du voyageur étaient des fables. Ils acceptèrent l’illusion comme on le fait en ouvrant un recueil de contes.

La semaine passa comme cela, bien doucement. La journée Marin et Francia s’activaient en discutant et faisaient une nouvelle jeunesse à l’auberge. Chacun prenait grand plaisir à ces moments de labeur et d’échange. Le soir, la grande salle, au milieu des escabeaux et des pots de peinture fraîche, se peuplait de plus en plus de villageois, venus écouter les histoires de l’étranger. Le bruit de ces soirées extraordinaires avait même couru dans les villages alentours et du monde, des familles, bravaient les routes enneigées et l’hiver glacial pour entendre l’homme à la voix grave et aux mille vies. Francia rayonnait de bonheur, voyant son auberge pleine de vie et de chaleur. Chaque soir était donnée une nouvelle origine à la vieille valise, et chaque soir Marin rappelait l’importance symbolique de sa valise et affirmait ne pouvoir se passer d’elle. Les hommes, les femmes, les enfants repartaient en rêvant à son contenu, et à toutes les aventures qui lui étaient associées.

Le dernier soir, Francia fit quelque chose de bien rare : elle ferma l’auberge. Elle déclara à Marin qu’elle était fatiguée par la semaine de travaux. Elle n’osa avouer qu’en réalité, elle désirait profiter seule de cette dernière soirée avec son hôte. Elle n’osa pas non plus lui demander de rester encore car elle s’attendait à un refus qui l’aurait peinée, s’il avait été formulé. Marin de son côté, était heureux dans la grande auberge du petit village. Pour une fois, il aurait aimé rester. Mais il ne pouvait se soustraire à la règle qui avait toujours donné du sens à sa vie. Alors ils savourèrent comme une douce liqueur ces dernières heures partagées. Marin sentait une tendresse infinie pour cette dame qui le traitait avec la bienveillance et l’énergie d’une mère. Il voulut lui faire un cadeau et lui conta une dernière histoire à propos de sa valise. Il lui jura que cette fois-ci, ce n’était pas un conte mais la vérité simple. C’était une valise achetée dans une brocante avec le premier petit salaire qu’il avait reçu. Depuis, il emportait de chaque lieu traversé et aimé, un objet en souvenir. Cette valise était son passé, le résumé de sa vie. Francia lui donna le plus petit des pinceaux utilisés pour mettre à neuf l’auberge.

Au matin, Marin quitta Montromant le cœur serré. Il vit les yeux tristes de Francia et il lui sembla qu’il quittait la seule mère qu’il eût connue. Elle le regarda s’éloigner dans la neige, pensant au vide qu’il laisserait dans son auberge et dans sa vie. Mais lorsqu’elle rentra chez elle, sur la chaise occupée tous les soirs par Marin, elle trouva la valise. Elle crut un instant à un oubli jusqu’à ce qu’elle voit un mot qui lui était adressé, accroché à la poignée :

« Chère Francia, je n’ai jamais eu tant envie de rester quelque part. Je vous laisse ma valise et les trésors qu’elle contient. Ce sera une manière d’être auprès de vous, même après mon départ. Qu’elle vous tienne aussi bonne compagnie qu’à moi. Marin ».

Alors que Marin disparaissait dans la neige qui fondait, Francia ouvrit la valise précautionneusement, comme on ouvre avec volupté un mystérieux coffre au trésor. Elle s’apprêtait à examiner tous les objets récoltés par le voyageur, à plonger dans les délices de longues rêveries. Mais quand le mécanisme rouillé céda enfin, elle poussa un petit cri de surprise. La valise était vide !

Marin avait été un mirage, mystérieux et fabuleux. Il ne resta de lui, à Montromant, que ses contes qui animèrent encore bien des soirées, à l’auberge de Francia, autour de la vieille valise. On finit même par douter qu’il eût vraiment existé. Seule la vieille dame garda au cœur la chaleur de sa douce présence.

 

 

 

 

 

 

 

La danseuse

 

 

Le jour d’été prend ses aises et s’étale, privant la nuit d’enténébrer le monde à l’heure dite. C’est un sursis dont s’est emparée la petite foule. Ambiance de quatorze juillet tandis que sur la place blanche, longue et bordée de buis très sages et d’arbustes volontaires qui veillent au bon ordre de la ville et de l’écoulement du Rhône – écartement des vieux immeubles invitant à la halte avant l’étroitesse rectiligne des rues du quartier des tissus – les souffles vont plus doux sous le grand éventail vert qui seul sent le soir venir et domine le calcaire. A la faveur de l’attente collective de ce qui portera bientôt chaque corps vers les autres – rien à voir avec l’impatience glaciale encloisonnée à l’intérieur de soi aux heures du quotidien pressé, tout s’alanguit et se métamorphose en cet instant éclairé de grand soir– les regards ne ricochent pas sur les visages nouveaux, ils s’attardent et prennent aussi le temps de sourire… Comprenez : on va danser.

Du haut d’une estrade de pierre, un homme à la peau brune et à l’accent joyeusement trainant montre les pas à tous. Les premiers petits pas pour imprimer aux lignes humaines qui se forment un même balancement. Un deux trois, cinq six sept. Chaque corps, chaque esprit, les robes rouges et les jeans éraflés, les têtes blanches et les chevelures noires s’absorbent à laisser pénétrer la musique sous la peau, et les pas dans les jambes. La place  se déhanche et l’harmonie du mouvement accompli sur un même tempo saisit tous les danseurs. Les âmes, portées par cet élan unanime, s’élèvent bien au-dessus des immeubles, s’absentant, s’imprégnant jusqu’au bout des membres. Le jour s’attarde encore, prié par la musique fabriquée de soleil et de joie. Les lignes nettes se défont, on se mélange, des couples éphémères se forment pour un plaisir honnête.

Claire disait non. Elle ne voulait pas venir autant qu’elle en avait envie. Rien n’est assez beau depuis qu’elle a grandi. Elle craint les mains et la laideur des hommes. Mais elle est là quand même et on l’invite pour une salsa qu’elle n’a jamais dansée. Elle n’a plus le temps de se défiler : la musique ne laisse aucune chance à la fuite, aucune occasion de résister. Ni son cavalier au polo bleu marine. Elle ne sait rien faire de ses pieds mais elle a cessé de dire non, d’un coup. C’est reposant de baisser la garde. Elle accepte la pulsation cubaine qui devient sa maitresse, et la direction du danseur. Elle accomplit tout ce qu’il faut, sans savoir comment. Selon les légères pressions qu’elle sent au contact de cet homme, elle laisse naitre les mouvements qui le doivent, elle déplace l’air, abandonnée, confiante. S’impose à elle d’apprivoiser l’autre, avec le corps, intimement et anonymement à la fois. Elle écoute son cavalier, elle entend ses mains, la torsion ténue de ses épaules, la houle de son bassin. Plus rien ne pense en elle que ses sens. Cabrée l’instant d’avant dans sa posture de négation fondamentale, voilà qu’elle dit oui. Magie. Un sourire, débordant de son cœur, monte, monte, et emplit d’abord ses yeux, ses joues, ses hanches, puis la place entière qui brille de sa joie irrépressible. Claire est plus lumineuse que jamais. L’homme au polo bleu sent leur accord silencieux et la fait danser encore, puis la salue, poliment. Leur intimité s’évanouit.

Elle recommence avec un autre salsero qui porte une chemise blanche et qui est bien plus vieux. Nouvel accord, nouvelle et singulière façon d’entendre la musique, de bouger. Elle se fait plume et se coule dans cet autre univers qui durera quelques minutes. Elle s’absente à elle-même et se retrouve ailleurs, dans l’entente tacite entre son corps et la musique, entre elle et l’homme dont elle sait beaucoup, et si peu, pourtant. Entre résistance et acceptation, sensualité et distance, spiritualité et matérialité, il n’y a plus d’opposition. La danse résout toutes les contradictions, invite à l’amour de soi et du monde. Il n’y a plus rien qui fracture la danseuse, elle se sent rassemblée, et délicieusement dispersée dans la fluidité de l’air. Rien n’existe plus que son plaisir instantané, son ascension intérieure.

En rentrant chez elle, légère comme jamais, Claire embrasse le monde entier de sa plénitude nouvelle. Elle dit oui à demain, s’il lui offre de danser encore.

 

Francine

 

1280px-Armenian_dish_dolma_2La cuisine est assez petite, assez sombre aussi parce qu’aveugle sur trois côtés. Il y a bien une porte-fenêtre mais la cour est fermée par un immeuble noir. Francine ne se souvient plus vraiment avoir habité autre part. Protectrice, la mémoire se dérobe à son cœur abîmé.

 Ce matin, elle a cueilli sur la vigne épanouie entre les fers forgés de la rambarde du balcon, tout un paquet de feuilles douces qui semblent rayonner au-delà des vieux bétons salis, de la cour comme atteinte d’une lèpre vorace, du bruit des moteurs veules. Les grandes pointes de ces feuilles miraculeuses portent généreusement son regard vers tous les soleils des horizons sans brume, vers un monde déchargé des laideurs et des plaies.

Ainsi, sur les carreaux bruns coincés entre les plaques de gaz et le creux de l’évier, les doigts agiles de Francine façonnent de petits rouleaux avec les feuilles ramassées qui contiennent toute la lumière passant à travers mur. Elle les remplit d’une farce faite de riz, de tomate, de mystère et de son âme entière. Elle prépare un Dolma : ces dizaines de rouleaux cuiront à l’os à moelle. Elle fait tout ce qu’il faut, sans réfléchir. Ses doigts savent les saveurs qu’ils rendent généreuses et délicates. Cuisiner est un acte nécessaire par lequel elle obéit à ce qu’elle doit, instinctivement, un mouvement vital qui ne se parle pas. Aujourd’hui, comme d’autres fois, elle prépare ce Dolma dont la recette lui vient de l’Arménie, épousée en secondes noces. C’est une œuvre de patience qui l’absorbe des heures. A-t-elle d’autre choix, si elle veut respirer encore? Sa grande marmite  parfumée pour dire l’amour qui la déborde et peut-être sont-ce aussi ses genoux plantés dans la terre.

Francine a toujours cuisiné. Pour tous les ouvriers et les hommes de passage, pour tous ceux qu’une belle assiette peut satisfaire pleinement. Elle les a accueillis, affable et vive, enjouée et piquante. Dans une salle sans prétention, il y avait les fumets et les couleurs, les bonheurs simples au cœur des journées laborieuses. Elle s’est dévouée à toute la ville qui le voulait. Elle a couru, sué, choisi les meilleurs produits, inventé des accords que joueront les palais les plus grossiers, comme des pianos rendus subtiles par la délicatesse de la nouvelle partition. Elle n’a jamais compté son temps ni ses deniers, ni son énergie. Elle s’est nourrie des regards contentés. La cuisine est sa part de lumière, l’échelle par laquelle elle tente perpétuellement de ne pas sombrer dans le sourd précipice,  le fil d’Ariane qui la relie au monde. Cuisiner pour se glisser dans les cœurs chauds qu’elle rend heureux. Ne plus rien voir, ne plus rien sentir que leur chaleur. Se sauver.

Ce n’est pas le vent qui pousse la porte vitrée. C’est David. Son fils. Le seul qui lui soit resté de ses quatre accouchements. Il l’embrasse tandis que la fillette qu’il tenait par la main saute au cou rond de sa Mamie. Francine est soudain heureuse. David ne sait pas tout de ce qui l’a précédé et a pu se donner, lui, et la livrer, elle, à l’avenir simple de leur famille. Il connait l’ancien passé : la fameuse grand-mère qui est en réalité son arrière-grand-mère. Il sait les soirées de ces gens simples et vivants, ouvriers à la peau rouge et aux mains noires vidant les verres de vin en chantant la révolte. Sont inscrits dans sa peau les fêtes et les colères de ce peuple-là dont il vient. Et le grand silence qui, un soir, ensevelit sa mère, alors tendre enfant née dans la sueur et la boue de l’Histoire. Grand silence surpris après un bruit de bottes. Ce soir-là, il n’y a plus eu ni père, ni mère. David voit, à chaque fois qu’il croise les yeux de Francine, sa terreur d’enfant alors que rentrait à la maison le fantôme de sa mère, venu s’éteindre sous son regard sidéré. Les mots épars de ce fantôme bruissent encore au creux de ses blessures demeurées petite fille, les mots épars dépourvus d’âme. Son fils sait tout cela et au fond du désastre, voilà la réussite de l’inexorable cuisinière: elle a quand même un fils avec un passé véritable et un avenir tranquille.

Ce que David ignore, c’est le grand trou de Francine, sa première tentative d’existence.  L’alcool imbibé dans les cloisons et dans l’odeur du pain. Et cet homme sans visage dont elle ne sait plus rien que les soirs misérables et la peau bleuie de malheur. Les trois enfants engloutis dans le nuage de poussière âcre qui fabrique les larmes sèches mais ininterrompues.

Un baiser encore sur la joue de sa mère, et David s’en va avec son petit trésor de lendemain promis au bout du bras. Ils vont à leur vie. Fin du bonheur. Le Dolma cuit maintenant et Francine a le cœur comme une grosse caisse entre les mains d’un joueur fou. Elle saisit, pour se rassurer, la bouteille qui la couve éternellement du regard, jusqu’à épuisement. Le liquide foudroie la peur qui la tient à la gorge. Sa peau est tachée d’excès et de l’usure de ses soixante années, plus longues et plus pesantes pour toutes les femmes que Gervaise rend sœurs. Francine arrange sa nappe blanche dont elle ne voit pas que les dentelles sont fausses, époussète une fois encore ses meubles vernis, ornés de volutes fabriquées en série. Elle vérifie l’alignement de ses vases en étain au dessus du buffet, replace les couverts sur la table à manger, presque aussi grande que la pièce. La vieille dame regarde sa maison et ses choses bien à elle. Ce sont les preuves qu’elle a pu vivre un peu, malgré tout. Ses petites victoires.

Enfin, elle range la bouteille restée jusque là tout près d’elle. Sursaut lucide, prudence de celle qui a tant à gagner et tout à perdre encore. Un monde s’entrouvre au bout de son attente anxieuse.

Le carillon tinte de ses notes trop légères pour la circonstance. Francine va au balcon. Entre les feuilles de vignes éclatantes au soleil, montent des pas timides. Suspension des regards, secondes étirées d’hésitations infimes.

Surgies du précipice, des vies entières l’embrassent presque sans réserve. Elle qui s’en faisait tant ! Les visages de deux enfants étalent leur désir de combler la béance de leurs premières années. Voilà, notre grand-mère. C’est si simple, le baiser d’une grand-mère. Déjà, les bavardages. Francine raconte ses souvenirs d’école, et la casquette de Charles comme un berlingot pour l’ainée venue avec ses livres.

D’autres pas ont monté entre dalles et vigne. Plus tremblés, poussés en avant par leurs incertitudes. Un regard et des mots convenus. Courtoisie élémentaire pour fracturer les années de silence. Et mère et fille passent à table, simplement. Elles sont deux étrangères lointainement liées, assises au seuil de ce qu’elles inventeront.

Adoubé par la montagne

Je croyais qu’il me faudrait le pansement de la fiction pour cette histoire là. Mais me défiant moi-même, la vérité s’est imposée, toute crue et cruelle. 

***

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L’homme porte comme une seconde peau son pantalon vert sombre. Raide, rêche, et la terre s’y accroche, mais pas les mains fragiles. Les cotons caressants sont des histoires de femmes. Il ne dit pas de « bonnes femmes », parce que ce ne sont pas les mots de sa famille. Mais c’est cela qu’il pense : c’est un homme, lui, il fait sa tâche.

Penché en avant, malgré ses hanches dévorées d’arthrose, il prend soin de sa terre. Cela fait deux heures qu’il fait propre le lit des œillets d’Inde, justes sortis du noir. Voilà. L’homme regarde l’immense tapis de labeur. Il y a les gaillardes qui couvent les pommes de terre. Elles sont si conquérantes, solides, rassurantes. Les tubercules souterraines peuvent dormir, sereines. Et les giroflées dansent comme des jeunes filles éméchées. Le pantalon vert sombre s’adoucit à la tendresse des fleurs écloses des courgettes. Généreuses, les voilà qui offrent au jour leur délicatesse. Les haricots en pleurent et l’homme est bouleversé par l’accord des fleurs et des fruits du sol qu’il bénit. Étrange et pénétrante harmonie de la géométrie tranquille et du fouillis des fleurs. Il rêve aux cosmos écartelés, aux héliotropes intenses qui élèveront, bientôt, le grand potager vers le ciel. Ils sont la seule transcendance qu’il accepte, qu’il désire, qu’il sente, très profondément dans sa chair. Sensibilité au monde aigüe et toute puissante.

La sueur et les mains noires lui sont données, merci la terre. Ses yeux d’homme se lèvent jusqu’à ses « clos » qu’il soignera demain. Lignes du passé dessiné dans la pente. Il affirme, à chaque coup de bêche, à chaque regard posé, sa servitude volontaire à la rivière vive, à la pierre qui chauffe. Il ne partira plus. De toute façon, il n’y a rien au-delà du bruissement des feuilles. Il sera de tous les labeurs, il fera don de jusqu’au bout de lui à ce trou de verdure qui chante son histoire. Et quand il contemple les arbres portés vers le soleil par les grands orgues basaltiques, tout lavé de verdure et de lumière, il se sait adoubé par la montagne.

Au soir humide et frissonnant, dans la maison de pierre qui parle le passé, il effeuille des manuscrits charmeurs, pleins de volutes tracées à la plume d’autrefois. Loupe, rigueur scientifique, exigeante recherche. Méthodiquement, il fait renaître pères et mères, les lignages aux nœuds pris dans sa rivière. Amour des êtres disparus qui sont comme des secrets enfouis loin en lui-même. Il les écrit, il les raconte. Vieilles photos, robes bourgeoises sur les perrons des belles demeures, mots élégants et molletonnés. Il dépense son cœur, son encre, sa solitude pour ces chignons perdus. Œuvre de délicatesse et de discrétion, car il dévoile des vies oubliées, mais comme il les chérit, il les met en beauté et ne les trahit pas.

Admirable unité de cet homme aux mains faites et d’encre, et de terre. C’est un homme penché. Penché sur ses semis et sur son grand bureau. Penché attendri et sensible. Penché sur les siècles écoulés, penchés sur ses parents. Penché sur la verdure comme s’il la priait. Il offre son cœur cru au terreau de son être.

Mais derrière l’homme penché, il y a un enfant. Germe du renouveau, espérance du nom, souffle de l’avenir ? Non, c’est seulement un enfant. Et l’enfant qui est là voit le dos courbé de son père, attentif autre part. Il a la main trop frêle pour le pantalon vert. Rien pour s’agripper. Il attend seulement, découvrant la tristesse en même temps que la vie, sans pouvoir la nommer. Il a, pour cet homme qu’il voudrait son Papa, de grands yeux éblouis. Il l’implore patiemment de se pencher aussi sur lui qui le regarde.

L’homme au pantalon vert est devenu fantôme dans la maison du bord de la rivière. L’enfant a les cheveux blancs. Il implore toujours dans un épais silence.