Camille avance à pas de tortue. On l’attend, on s’agace.
Pourtant, sur les hauts plateaux du Mézenc moirés des ombres pressées du ciel, là où, dans les vastes prairies, les genets succèdent aux jonquilles, il y a tant à contempler. Etendue sauvage et sereine où coule la Loire naissante, claire et tranquille, prenant son temps pour s’étaler sur ces hauteurs cévenoles, puisque aucune pente encore ne l’oblige à forcer son allure. Elle ignore qu’elle deviendra ce gros fleuve gris que connaît Saint-Nazaire, elle est neuve et limpide comme un enfant.
Le paysage invite au parcours libre de tout sentier. Seuls les sucs dressent leur rocaille, s’opposant à l’infinité du regard. Sainte Eulalie offre aux randonneurs son nom gai qui s’écoule dans la bouche comme la rivière au milieu des fleurs, et une halte près de la vieille église (une de celles dont on ne peut pas se demander – comme si, d’ailleurs, la question se posait – « Est-elle gothique ou romane ? »), où à l’hôtel des Violettes, et propose la plus ancienne maison au toit fait de genêt. Un peu plus loin, au pied du Mont Gerbier de Joncs, deux établissements destinés aux touristes se font face : ils ont dans leur cave un filet d’eau qui jaillit, et se battent depuis toujours affirmant l’un et l’autre posséder l’unique et véritable source de la Loire. Querelle historique oblige. Cela fait partie du mythe.
C’est un pays où la vie est aussi rude que la balade est douce. L’hiver mord longtemps, fait courber le dos et serrer les mâchoires aux hommes qui l’habitent. Tout est loin, les autres hommes sont loin. Mais par son grand tapis de printemps, la nature sait expier ses duretés.
Ecoutez ce profond silence qui laisse le champ libre à l’eau sur les cailloux, au grand vent s’emparant de l’air désencombré des châtaigniers qui se concentrent, plus bas, dans la vallée touffue de la Bourges.
Sentez monter et faire battre plus fort le sang dans les veines, l’idée palpable de la liberté, acceptez le mouvement du corps convié à l’exubérance, à l’existence pleine.
On est avide de marche, de traversée, on veut posséder l’horizon. Faire sien ce monde étalé, offert. Prendre sa mesure. Respirer sa beauté.
Mais Camille ne marche pas, elle court d’un trésor à l’autre, s’obstinant à tout saisir à la fois. Elle se fiche de l’immensité des pairies, elle veut chaque caillou, même ceux prisonniers du sol trop compact, tous les grains de la terre, les feuilles, les bâtons. Tout mérite de s’accroupir, d’ouvrir les mains, d’oublier les voix des adultes impatients. Bien sûr, tout lui échappe au fil de sa cueillette, mais son désir est inlassable et l’absente à tout ce qui n’est pas minuscule ou détail. L’univers à sa mesure. Elle pousse de petits cris d’étonnement heureux à chaque trouvaille, parle à un tout petit morceau de monde, lui donne parfois un baiser ou en organise un pour deux choses ensemble, contrefaisant le bruit approprié en faisant claquer maladroitement ses lèvres de deux ans. Parfois, on entend un bonheur plus intense que les autres : elle aime particulièrement les œillets sauvages qui semblent recevoir une lumière plus douce. Leur rose soutenu est un éclat de velours, un bijou de dentelle caressante au milieu de l’herbe sèche d’été et des fleurs jaunes comme des pissenlits.
Deux yeux, enfin, voient en Camille leur propre démesure d’enfant, innocente et douloureuse. Deux yeux qui auraient bien voulu aussi marcher plus vite, qui voient bien les grandes prairies mais ne voient que Camille quand même, et toutes les bricoles amassées, et ses mains qui s’ouvrent et qui serrent. Ces deux yeux là se disent que le monde est décidément si parfait qu’il livre toutes ses dimensions pour combler tous les regards. Et que Camille participe à la perfection de ce monde-là avec ses joues rondes et ses notes de joie.
Le désir de possession n’épargne personne – puisque l’imperfection humaine tente constamment, et vainement, de se réparer elle-même : Camille est embrassée, câlinée ; elle se prête passivement et avec une patience limitée à cette embrassade intempestive, sans se détourner un seul instant des œillets de velours.