L’odeur de la grosse pluie d’été, joyeuse et brutale, accueille Lune à la sortie de la gare. Cela sent la forêt traversée par l’orage. Pourtant, et c’est un mystère, elle est au cœur de la ville blanche semée de vieilles briques. Le tuffeau a ce doux éclat qu’aucune autre pierre n’imite. Les toits d’ardoise scintillent sous le soleil ressuscité, encore humides. Voilà une ville toute propre, lavée de pluie. C’est parfait, pense Lune qui a jeté son passé sur les rails du train. Elle se veut neuve comme la ville qui sent la forêt mouillée. Errance dans Tours la Douce.
Adieu à tout ce qui précède. Adieu la fac et ses copines de circonstance. Adieu Toma, et puis ceux d’avant lui aussi. Adieu la téquila des jeudis soirs. Adieu sa mère le cœur brisé. On l’a enfoncée dans un trou, sa mère – c’est une petite fille qui lui a dit cela après les funérailles et cela l’a brûlée comme le fait toujours la vérité. Béance insupportable du monde sans sa mère. Sa drôle de mère qui croyait en la bonté avant toute chose, aux énergies des âmes et aux cœurs purs. Qui faisait brûler de l’encens à en pleurer pour purifier l’air des mauvais regards. Qui vivait de rien, dans une cabane au bord de l’eau. Sa mère dont le creux de la main tenait sa joue d’enfant ensommeillée. Adieu sa mère. Lune doit laborieusement renaître à ce monde terrible, que l’odeur de patchouli brûlé ne sauvera plus de rien, ou mourir.
L’orpheline se glisse dans la ville claire, dans ces rues qui ne la connaissent pas. Elle se laisse se dissoudre, déambule vers le hasard qui ne l’attend pas. Rien ne l’attend. C’est ce qu’elle est venue chercher : du silence. Et qu’on la laisse aussi se taire. Elle a tout donné, les affaires de sa mère, et les siennes. Puis elle n’a plus voulu entendre personne. Taisez-vous, le monde. Laissez-moi au néant qui m’a conquise. Je l’épouse. Taisez-vous, amies jacassantes et laissons la vacuité de vos rires. Taisez-vous, professeurs encravatés à en vous en asphyxier, vous qui traduisez des textes du douzième siècle comme si vous sauviez la planète. Taisez-vous, vous tous qui me parlez d’avenir. Je n’en veux pas ! Je n’existe plus.
Lune a tout donné et pris un train. Toma a pleuré. Tant pis. Adieu.
Bonjour Tours la Blanche et tes façades élégantes. Bonjour Tours, vierge de toute trace de ma vie.
Lune ne s’égare pas, puisqu’elle n’a pas d’autre but que de marcher en silence. Sentir la forêt dans la ville. Elle ne parlera à personne. Fermement. Elle ne veut pas donner au monde de raison pour venir jusqu’à elle. Attendre, invisible.
Des enfants jouent dans le square qu’elle traverse. Et quatre amis passent à vélo, juste devant elle, au passage piéton. Ils rient si fort que plus rien n’existe d’autre que leur joie. Elle se fond dans ces rires sonores, s’en nourrit un instant, puis s’engage sur les bandes blanches et noires. En face il y a un cèdre du Liban aux dimensions impensables. Il s’étale dans la cour pavée d’un musée. Planté en 1804, il pourrait faire croire à l’immortalité. Lune voudrait bien se mettre en boule, comme un petit animal, et se nicher dans l’une de ces grandes branches dont elle sent qu’elles seules connaissent son histoire. Mais elles savent se taire et seulement soigner les plaies ouvertes à la force de leur majesté. La jeune femme se sent maintenant comme la fille des grands arbres de la terre – elle qui n’a jamais su qui était son père. Si on ne la chasse pas, elle dormira là ce soir. Elle se laissera bercer comme une enfant par le chant silencieux et bleuté de l’arbre prodigieux.
Une voix sans musique surgit à quelques mètres. Lune découvre une femme aux cheveux décolorés qui dépense sa colère dans son téléphone portable.
« Tu ne me retiens pas ? Ah oui ! Alors dégage sale … »
La rage d’être abandonnée quand elle voulait tester sa puissance fait déverser à la blonde inconnue une pluie d’insultes et de larmes. Elle serre trop sa cigarette qui s’écrase sous ses ongles vernis. Lune sent bien qu’il y a une monde entre les mots, les ongles, les cheveux, la robe trop moulante de cette femme et ses boucles emmêlées à elle, son vieux sac à dos et son jean élimé. Pourtant, au bord la fosse qui les sépare, elle voit que la vulgarité n’ôte rien à la douleur. Elle voudrait la prendre dans ses bras comme une petite fille, cette inconnue. Ne rien lui dire et lui caresser les cheveux, jusqu’à ce que tout disparaisse : la décoloration et la french manucure, la robe en nylon et les mots grossiers, qu’il ne reste que les larmes. Elles pourraient être sœurs alors, juste le temps des larmes. Mais la femme quitte la cour du musée et l’ombrage du cèdre en jurant.
Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle soit à son tour abîmée par la ville ? Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle pleure elle aussi de rage après la première trahison ? Lune interroge le temps qu’il lui reste avant que la réalité ne la prenne d’assaut à nouveau. Elle voudrait rester à la frontière de sa vie… Elle n’a plus l’air que d’une enfant maintenant qu’elle se recroqueville pour oublier qu’elle devra vivre, et nécessairement, pleurer encore, parler, aimer – ou peut-être qu’elle ne pourra plus. En attendant, elle veut dormir et ignorer que demain ne lui laissera pas le choix.
(A suivre)