L’appartement n’a pas d’odeur

Lune – ch 5

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Lune, Margot, Claire, Julie, Pierre et Amar, Lune – ch 2, Margot – ch 2, Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2, Lune – ch 3, Dans la cathédrale, L’art est un prétexte, Le temps des larmes

Chaos, Big Bang, Émergence, Vague

Voilà, l’enfant venu d’ailleurs ne venait que d’ici. Cet appartement propre. Impeccable. Décoré au millimètre alors que le déménagement est récent. Les meubles sont en bois clair, élégants et véritables, quelques tableaux au mur dessinent avec eux des alignements étudiés. Les murs ont été repeints en un gris doux et lumineux. Les placards de la cuisine sont modernes et brillants. Pas une trace de doigt ne vient entacher les surfaces blanches et lisses. Sylvie montre à Lune sa chambre, qui semble avoir été préparée pour l’accueillir. Un grand lit fait avec soin, les draps repassés et tendus, les oreillers gonflés. Pas de poussière, nulle part. Tout est parfait. Lune sent un frisson la parcourir, il y a quelque chose de travers. Aucune odeur. Aucune. Soudain la jeune fille a envie de fuir et se rappelle le parfum chargé de grosse pluie, à son arrivée à Tours – hier. C’était l’odeur de sa vie neuve. Riche et gourmande, liée à la terre et au corps. Véritable. Dans cette cuisine où même ce qui cuit ne délivre pas le moindre effluve, la jeune fille craint d’être dans une prison blanche.

Elle hésite à repartir – faim anéantie et terreur soudaine. Même la chambre de Stéfane est rangée, trop rangée pour le chaos dont est fait ce garçon. Il est d’ailleurs enjoint à retourner à ses devoirs de vacances avant de passer à table. Lune s’apprête à formuler quelques mots embarrassés pour se sauver. Retourner au désordre de la rue, à sa vie indéterminée qu’elle vient juste de s’offrir. Mais, lorsqu’elle passe une tête dans la chambre où le petit morceau d’étoile continue de brûler, elle le voit, pris d’un nouveau toc. Il pince ses lèvres en avant, poussant le menton et baissant les paupières, comme s’il acquiesçait avec dédain à un être invisible posté en face de lui. Cette mimique, il la répète inlassablement face au mur. Le lit est fait, ses cahiers sont empilés avec soin, sa trousse est propre et placée comme il se doit au dessus du sous-main – une sorte de gigantesque mémo de morphologie verbale et de règles d’orthographe. L’enfant acquiesce dans le vide, au milieu de cette chambre invraisemblablement ordonnée. Il n’a pas ouvert un cahier. Quand il voit Lune, c’est sa tempête qui surgit à nouveau.

Je t’avais dit de ne pas rentrer dans ma chambre ! Pour l’instant, elle est moche. Mais je vais la décorer. Il y a aura un écharpe de l’ASSE juste là, et là, une photo de ma maison d’avant. Sinon je vais foutre le boxon moi. Ça m’inquiète quand c’est tout nickel comme ça. Après j’ai envie de donner des coups de pied et ma mère dit que ça fait du bruit pour les voisins. Seulement, j’aime bien qu’on m’entende, j’aime bien qu’on me regarde. Ma mère, elle range tout, elle m’aide à faire mes devoirs, et elle oublie de me regarder. En même temps, elle est toujours pressée, ce n’est pas de sa faute.

Lune a du mal à se résoudre à le laisser ici, à s’agiter d’avant en arrière face à son bureau trop neuf pour qu’il soit vraiment le sien. Elle  essaye de se convaincre qu’elle s’accommodera de l’appartement dépourvu d’âme, et qu’elle ira gratter le sable mouillé de la Loire avec l’enfant. Ils feront leurs étincelles et créeront le goût de leurs jours. Sylvie aura moins besoin d’être parfaite, elle prendra davantage le temps d’aimer. C’est ce que Lune espère en constatant silencieusement qu’elle n’a pas vu encore la mère embrasser son enfant, poser sur lui un regard tendre, tenir son visage entre ses mains. Aucun geste du ventre. Les seules vérités de ces êtres existent séparément. Sylvie pleure en cachette et se fait l’éducatrice irréprochable de son fils. Il lui envoie son bouillonnement intérieur à la figure, brisant tous ses rêves de perfection. Son unique vérité à lui, matière confuse, c’est le chaos. Ce désordre fait chair crie et réclame, c’est une impérieuse exigence, un désespoir qui agite tous ses membres et se mêle à la joie naturelle de l’enfance.

Sylvie amène Lune au salon, elle lui offre un café. Lui non plus ne sent pas grand-chose. Elle lui explique l’errance des médecins qui ne savent pas. Les neurologues et les psychiatres. Les psychomotriciens et les orthophonistes. Les acupuncteurs et les magnétiseurs. Ils ne savent pas. Ils le reçoivent, prennent son argent, son temps, son énergie, écrivent des courriers et elle les fait suivre consciencieusement aux instituteurs. On lui a conseillé une vie ritualisée, d’être toujours présente pour faire les devoirs, de demander une assistante pour les heures à l’école. Elle a fait tout ce qu’on lui a dit même ce qu’on ne lui a pas dit. Elle a rempli des centaines de documents, couru pour des dizaines et des dizaines de rendez-vous. Elle a divorcé. Son mari ne voulait de la rigueur qu’elle imposait à leur vie. Elle est fatiguée. Que sera demain pour Stéfane ? Sera-t-elle un jour libérée de lui ?

Lune se fait plus attentive. Si l’appartement ne sent rien, c’est parce que le désespoir n’a d’odeur que pour celui qui sait le déceler, sous le masque fade de la dignité. Elle pense au patchouli qui envahissait l’air, conquérant, dans la petite maison de sa mère. Elle porte cela en elle. Elle pourra partager cette odeur chaude avec eux. Elle ne partira pas.

 

L’art est un prétexte

Lune – Ch 4

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Lune

Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

Lune – ch 2

Margot – ch 2

Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

Lune – ch 3

Dans la cathédrale

Quand Lune arrive dans la cour du musée, Stéfane parle, dans sa langue qui est comme une ronce, s’agrippant violemment aux choses, aux êtres. Cela n’étonne pas la jeune fille, il parle au cèdre. Oh, bien sûr, il ne s’est pas assis comme elle le lui avait conseillé – il serait bien incapable de demeurer immobile – mais enfin il l’observe. Ses yeux vont rapidement d’une branche à l’autre, du pied vers le sommet. Son regard ne se pose nulle part. Son corps est en perpétuel mouvement, désordonné, insensé, sans autre but que lui-même. Lune est appuyée contre le porche blanc de la cour, elle ne bouge pas, elle le contemple. Elle voudrait fuir cet enfant fou mais elle ne peut pas. Il lui enserre déjà les jambes et ses épines sont irrémédiablement plantées dans sa chair.

Il n’a pas voulu rentrer dans le musée avec sa mère, c’est ce qu’il dit à l’arbre dont la sérénité s’empèse de fatigue. Les branches haubanées disent un peu de lassitude, Lune le voit seulement maintenant. Stéfane n’en a cure et le boxe de ses exclamations dont Lune ne pressent l’unité que dans la colère. De toute façon, le musée ça ne m’intéresse pas. C’est des croûtes qu’on dit qu’il y a sur les murs. Et ma mère, quand elle voit ma tata, c’est juste pour lui dire qu’elle en peut plus et que je suis difficile. Sauf que c’est moi la victime. Moi aussi j’en peux plus. Mais bientôt, j’aurai ma ferme et je serai bien tranquille. Toi, tu bouges pas, ça ne doit vraiment pas être marrant d’être un arbre. Sauf qu’on meurt moins vite. J’ai pas envie de mourir, moi. Enfin, j’aimerais bien essayer parce qu’on doit être bien calme quand on est mort. Attention, j’aimerais essayer que si on peut revenir après, quand on a bien vu ce que ça faisait. Je sais pas si ma mère pleurerait si j’étais mort. Je vais pas lui demander parce qu’elle va encore crier et moi ça me casse les oreilles les gens qui crient.

C’est le milieu de la journée et personne ne passe par la cour, ni pour sortir du musée, ni pour y entrer. Lune se tient parfaitement immobile encore. Ce qu’elle lit de fêlures dans cet enfant l’effraie. Seulement, alors que Stéfane s’aventure sur la pelouse interdite et s’apprête à ôter un premier morceau de l’écorce, elle bondit. Sa voix s’affole devant ce geste sacrilège. Mais il ne faut pas faire cela ! L’enfant  répond calmement tu es là toi. T’es pas ma mère, hein. Seulement il regagne les pavés et c’est tout ce qui compte, à cet instant, pour la jeune fille. Les mots épars du garçon, qui allaient vers le cèdre, vont maintenant vers elle. Pourquoi t’es venue ? Tu sais, c’est nul dans le musée. Ma mère y va tous les lundis depuis qu’on est arrivés ici. Elle dit que l’art lui fait du bien.

Je suis du quarante-deux moi, de la campagne, c’est pas la Loire comme ici, chez moi, c’est la Loire, le département, pas le grand fleuve qui a l’air tranquille ; chez moi, c’est « allez Saint Etienne » et les écharpes vertes parce qu’on est tous supporters de l’ASSE ; et il y a des tracteurs et des vaches dans les prés. Il n’y a pas de musée à La Gimond.  La Gimond, c’est le nom de mon ancien village. J’aurais bien voulu rester là-bas parce que je connaissais tout le monde et que je pouvais faire du vélo quand j’en avais envie. Mais ma mère voulait venir ici. C’est parce qu’il y a ma tata je crois. Et parce qu’elle veut plus voir mon père. Du coup on a laissé la maison et j’habite dans un appartement. J’aime pas trop, mais le fleuve, ça j’aime bien. Ma mère est maitresse. Elle veut que je fasse des devoirs de vacances avant d’entrer en sixième. Tu veux pas m’aider ? Parce que, comme ça, j’irai plus vite et j’aurai le droit d’aller dehors.

Lune profite d’un blanc pour dire doucement qu’elle veut bien l’aider, qu’elle doit d’abord en parler avec sa maman. Elle lui propose d’aller quand même regarder les tableaux à l’intérieur. L’enfant refuse. Tu comprends, ma mère, elle a pas trop envie que je rentre, comme ça, elle doit pas me dire tout le temps de me taire et de pas toucher, et elle peut se plaindre de moi à ma tata. Quand on repart, en général, elle est plus gentille. On y va quand même, dit l’orpheline. On passera seulement la prévenir que tu es avec moi. Je lui dirai mon nom pour qu’elle ne s’inquiète pas. Lune prend l’enfant par la main, il ne dit rien et monte les marches avec elle.

A l’intérieur, ils écument les pièces dont les murs tendus d’étoffes anciennes impressionnent beaucoup Stéfane. Il ne dit plus rien maintenant, scrute tous les détails surannés des grandes salles, la bouche ouverte, les membres secoués par quelques sursauts d’étonnement. Et alors qu’il s’absorbe à sa contemplation, la main toujours abandonnée dans celle de Lune, elle aperçoit la mère. Assise sur une banquette rouge au centre de la salle consacrée au vingtième siècle, à côté de sa sœur, elle ne regarde pas les tableaux. Elle porte un tailleur et un carré brun impeccablement lisse. Elle pleure. Lune comprend. Elle vient au musée pour pleurer, hurler à demi-mot son fils impossible, son mariage échoué. La jeune fille aux boucles brunes est très gênée de devoir la surprendre au milieu de ses larmes. Elle dit doucement qu’elle s’excuse de la déranger, qu’elle s’appelle Lune, qu’elle a croisé Stéfane et qu’elle propose de l’emmener voir la collection de peintures du dix-neuvième siècle, si elle veut bien, et qu’elle lui ramènera son fils dans cette salle-ci à midi trente, parce que le musée ferme à midi quarante-cinq. Si elle le souhaite, elle peut venir les retrouver, ils resteront dans la même salle.

Maman, t’inquiète pas, elle va pas me kidnapper. De toute façon, personne voudrait m’emmener, vu comme je suis pénible. T’inquiète pas. On y va ? Tu as dit que tu t’appelles Lune ? Elle devait être un peu anormale ta mère, pour te donner un nom pareil. Moi c’est beaucoup plus normal Stéfane. C’est juste que moi c’est avec un f. C’est mon père qui a voulu.

La mère interrompt son fils en ravalant un sanglot. Oui, vous pouvez y aller. Merci, mademoiselle, vous êtes très gentille. Vous pouvez le ramener ici s’il n’est pas sage. Je reste ici : j’aime beaucoup le bleu vibrant de ce tableau : il est mélancolique et pourtant lumineux. Il me fait du bien. Lune ne répond pas qu’elle a deviné qu’elle ne venait pas ici pour ce tableau presque uniforme, mais pour la banquette et l’épaule de sa sœur. Elle hoche seulement la tête et sourit en emmenant le petit météore vers le dix-neuvième siècle.

Elle pense à sa recherche d’emploi, à sa prochaine nuit. Elle s’occupera de tout cela après. Se joue quelque chose auquel elle ne veut pas échapper maintenant, et qui mérite qu’elle s’y livre. Les œuvres qu’elle regarde avec Stéfane ne lui plaisent pas vraiment. C’est très figuratif, très premier degré. Il y a un Christ en croix de Degas, c’est une étude, une copie. La touche de pinceau à déjà la douceur qui caractérise le peintre. L’enfant crie que c’est vraiment dégueulasse et pourquoi est-ce que l’on peint des gens morts et tout nus? Ils y a trois hommes crucifiés sur la toile. Seul le Christ, au centre, semble être mort serein. Il a l’air de dormir. Les autres ont les jambes qui se tordent. L’enfant fait remarquer que pour tenir le corps sur la croix, il a fallu planter des clous à travers les mains. Ce détail-là l’interpelle plus que le reste. Il hésite entre fascination et horreur.

Lune montre maintenant un petit format intitulé Paysage de Loire. C’est un peintre dont elle ignore tout – Edouard Debat-Ponsan – mais ce morceau de sable aux teintes ternes pourrait infuser l’enfant feu-follet d’un peu d’apaisement. Il regarde. Quelques secondes, au plus. Il dit si je savais dessiner, je voudrais bien faire comme lui. C’est comme si j’y étais, au bord de la Loire. Les couleurs, c’est pareil, et puis la tranquillité aussi. Il y a personne que j’ai l’air de déranger. Les herbes et le sable, c’est toujours content.

La jeune fille affirme qu’elle pourra aller avec lui au bord du fleuve. Mais peut-être pas cet après-midi, parce qu’elle a des choses importantes à faire. Stéfane ne voit pas ce qu’elle peut avoir à faire de plus important que d’aller voir la Loire avec lui. Elle répond avec pudeur qu’elle doit trouver une maison et un travail.

Alors qu’elle prononce ces paroles sur le ton le plus léger possible, la mère de l’enfant s’est approchée. Elle est frappée par le calme inhabituel de son fils, la gentillesse de la jeune brune. Elle est blessée aussi car, en creux, dans ce tête-à-tête serein, se dessinent ses insuffisances. Mais elle saisit ce qui lui semble être une bénédiction. Elle propose à Lune de l’engager comme fille au pair. Elle est seule, elle reprend le trente-et-un août et cherche quelqu’un pour aider son fils au quotidien, dans les devoirs d’école et le reste, afin qu’elle puisse se concentrer un peu sur son travail. Elle l’accueille dès ce soir, si elle veut bien.

Stéfane s’écrie qu’elle n’aura pas le droit de rentrer dans sa chambre, et Lune accepte. Justement il lui demandait tout à l’heure de l’aider à faire ses devoirs de vacances. La mère s’appelle Sylvie, elle tend la main à sa nouvelle employée. Derrière sa froideur polie, Lune sait à présent son désespoir. Ils gagnent tous les trois l’appartement de Stéfane et sa mère pour déjeuner. L’enfant a faim, et Lune est plus affamée encore.

Margot – ch 2

(Suite des articles Lune – ch 2, Claire, Julie, Pierre et Amar, Margot, et Lune )

Margot a acheté un baba au rhum et retrouvé sa maison. En fait, elle ne veut pas manger seule ce dessert tout rond, généreux et luisant. Mais inviter qui ? Et dans ce fourbi, on ne reçoit pas ! Ici, tout dort dans la grisaille depuis bien avant que ses cheveux ne blanchissent. Les vitres sales ne laissent plus passer ni l’éclat des journées, ni la profondeur des nuits. Elle ressort avec son  gâteau et  descend, à quelques centaines de mètres de chez elle, sur le quai qui borde la Loire, rendue plus calme et plus sauvage par plusieurs îlots et bancs de sable qui parsèment le milieu de son lit. Aux abords du pont qu’elle voit sur sa droite, un autre cèdre du Liban s’élève dans la nuit maintenant installée. C’est une majesté dressée comme une sentinelle veillant sur l’eau qui se défile sous ses yeux impassibles.

Margot a écrit plusieurs romans peuplés de ces géants nés dans un autre temps. Son imagination a flotté sur les années que portent les lourdes branches. Mais ce soir, c’est autre chose qui la frappe. C’est cette ombre immobile et le va-et-vient des hommes, et l’eau qui s’en va loin, qui ne fait que couler. La romancière s’assoit et soudain, elle sent la raideur de son corps. Entre mouvement et immobilité, elle a depuis toujours choisi son camp. Elle s’est fixée à sa table de travail et a regardé les hommes passer, elle a prolongé leurs mouvements en créant sous ses mots de formidables fuites et des tourbillons de personnages prisonniers de tempêtes, sans jamais quitter son bureau. De très courtes promenades ont toujours suffi à faire naître des romans complets. C’est vrai qu’elle voit dans chaque chose ce que les autres ne voient pas. C’est vrai qu’elle scrute le monde avec des yeux perçants. C’est vrai. Seulement, est-ce cela, vivre ? Se contenter de voir au-delà des visages, se contenter de voir sous la surface, sans bouger ?

Ce soir, Margot se refuse à deviner les histoires qui affleurent dans tout ce qu’elle regarde. Et le cèdre au bord du pont n’est qu’une ombre grandiose qui élève les hommes un peu au-delà d’eux-mêmes. Elle ouvre sa boite en carton, marquée de l’inscription « Le petit baba», avec l’adresse de la pâtisserie. Ce n’est pas celle dont elle a entendu parler mais les gâteaux dans leur rondeur lui ont fait trop envie. S’écouter, soi, au lieu de toujours sonder la profondeur de tout ce qui lui est étranger. Seule au bord du fleuve avec son gros baba au rhum, la romancière n’a pas tant envie de le manger que de le partager. Elle fait huit parts, et invite les passants à se servir. Presque tous la regardent, étonnés. Vieille folle, pensent-ils sans doute. Ils ne s’arrêtent pas et détournent les yeux. Certains semblent amusés de cette invitation incongrue mais ils ont rendez-vous, ou disent-ils, ils n’ont plus faim.

Seule une jeune femme s’arrête et prend une part en remerciant Margot. Elle s’assoit à côté d’elle pour la manger en sa compagnie et lui dit que le gâteau est délicieux. C’est même son dessert préféré et sa mère les fait bien aussi! Elle est simple, pleine de sollicitude et de questions, lui demande où elle vit, ce qu’elle fait. Elle commente la soirée et le beau temps. Elle s’assure que Margot n’a pas froid et qu’elle est bien assise. Elle la complimente aussi : vous avez les traits fins et c’est si gentil d’offrir du gâteau aux passants. Toutes ses paroles semblent faites pour envelopper Margot dans la chaleur. Margot l’écoute et la regarde, comme un miracle. Cette jeune femme blonde a-t-elle donc si bien senti sa solitude ? Et quelle générosité! Tout à coup, la voilà qui lève les bras et les agitent pour inviter ses amis qui sortent d’une petite guinguette éphémère, à la rejoindre.  Ils s’approchent, plus timidement peut-être, mais leurs bavardages habillent rapidement la nuit d’une robe de joie. Et Margot parle aussi ! Elle ne les regarde pas seulement, elle parle ! Elle raconte Tours et ses mystères sous la douceur, et même un peu sa vie, et même un peu ses erreurs dont elle vient d’avoir la révélation. Elle les exhorte à continuer de s’aimer. Elle se sent à la fois plus vieille que jamais et petite fille rêvant d’être adoptée, guidée par ces jeunes gens enthousiastes. Comment s’appellent-ils d’ailleurs ? Claire, c’est la blonde au grand sourire qui s’est assise auprès d’elle en premier. Et Julie qui parle beaucoup, et Pierre, ses regards disent la clarté de son âme, et Amar, dont elle sent la méfiance qui s’amenuise petit à petit.

(à suivre)

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Lune – ch 2

(suite des articles Lune, Margot, et Claire, Julie, Pierre et Amar)

C’est l’aube déjà et Lune se déplie et s’étire comme une fleur se défroisse à sa lente éclosion. Son corps est douloureux d’avoir reposé sur le banc trop dur. Tant pis. C’est un miracle que personne ne l’ait chassée, se dit la jeune fille aux boucles brunes. C’est un miracle que personne ne lui ait parlé non plus ! Son tête à tête nocturne et silencieux avec le grand cèdre est un cadeau qu’elle reçoit avec gratitude. Un peu de paix lui est rendue.

Lune ne sait pas vraiment ce qu’elle veut faire de ses lendemains mais les branches lourdes du cèdre pèsent du poids de la vérité simple. Elle désire à présent leur densité. Elle ne veut plus des frivolités d’avant la mort de sa mère.  C’est comme si sa mère s’était chargée, à sa place, d’être sincère et dense, simple et vivante. Elle, elle s’est contentée de papillonner d’un amant à l’autre, et d’amitiés éphémères en relations superficielles. Elle a aimé la faculté parce qu’elle aime la littérature, mais elle n’a pas tant travaillé que cela. Elle a fait la fête sans y croire. D’ailleurs, ce matin elle se rappelle de tous les instants de sa vie où elle n’a été qu’à demi présente. La part profonde d’elle-même se tenait à l’écart, un peu triste de se disperser dans ces sourires de pacotille. Elle s’est sentie friable comme une feuille morte mais elle oubliait tout, croyant parfois elle-même à son masque de joie légère. Elle a fait mine d’avoir ses dix-huit ans et de n’être pas plus lourde qu’une bulle de savon. C’était possible, tant que sa mère travaillait la terre pour manger et regardait intensément les pierres dans le soleil, et la pluie sur les vitres, et le chat en boule sur le bord d’une fenêtre, et la lumière de fin d’été qui contenait déjà tout septembre et l’or de l’automne. Elle vivait, elle vibrait, elle aimait. Et maintenant qu’elle a enfoui son secret dans l’inexorable silence de la mort, maintenant, Lune ne peut plus supporter de n’exister qu’en surface. Se contenter de sourire et de participer à la grande comédie de la jeunesse. A Lyon, elle a senti la nausée lui tordre les tripes et il a fallu partir.

Voilà Tours et merci le grand cèdre car elle se lève avec le jour, pleine d’un désir âpre et de douleurs du corps qui la remettent sur le chemin sincère de l’existence. Son refus d’hier s’est transformé en volonté d’autre chose, d’autrement. Seulement, par où s’y prendre ? Par où attrape-t-on le monde quand on en est sorti ? Par quelle porte y pénètre-t-on à nouveau ? Comment ne pas se fourvoyer dans les méandres de l’à demi ? Ce n’est pas donné d’habiter pleinement sa vie.

Lune entre dans la rue Jules Simon par le grand porche en tuffeau tandis que la ville baille en ouvrant les yeux. Elle a faim. C’est la première fois depuis longtemps. Heureusement, elle a les quelques économies de sa mère pour vivre quelques jours encore. Après, après… voilà à quoi il faudra penser aujourd’hui. C’est un problème simple, et cela lui convient. Un bon point de départ. La jeune fille se dit qu’elle va  d’abord manger un croissant chaud, puis scruter absolument toutes les vitrines et les moindres annonces écrites à la hâte sur des coins de papier, scotchées sur les comptoirs des commerces. Tout noter sur un carnet. Voir ce qui émergera de cette première enquête. Jouer avec l’harmonie secrète du hasard. Elle va découvrir la ville douce selon le monde étroit mais fourmillant des petites annonces.

(à suivre)

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Claire, Julie, Pierre et Amar

( suite des articles Lune, et Margot)

Pierre pédale plus vite que ses amis, mais il ralentit volontiers. Ce n’est pas gênant de devoir les attendre un peu. Ils sont quatre, quatre trentenaires au bord du monde, échappés pour une semaine de leurs vies trop remplies. Ils s’offrent, comme cadeau d’anniversaire, une parenthèse ou peuvent s’épanouir leur vieille amitié et les enfants qui dorment en eux, en-deça de leurs responsabilités. Pierre est heureux, mais en silence. Les rires de ses amis suffisent et répondent à son cœur. Depuis quinze années, être avec eux est la chose la plus simple qu’il connaisse.

Julie jacasse, comme toujours. Rien ne l’arrête et sa joie la pousse à tout commenter  en montrant du doigt comme une petite fille. En pédalant sur le bord de la Loire tranquille, elle oublie ses kilos en trop, ses enfants et son lot de fatigues. Cette semaine enchantée lui rend du souffle. En arrivant dans Tours, elle s’écrie qu’elle a passé les oraux du CAPES ici et elle emmène d’autorité ses amis devant le lycée où elle a été interrogée. Les autres suivent en se moquant gentiment de ce pèlerinage inutile. Julie adore entendre leurs plaisanteries amicales et rit de plus belle.

Claire a une épine dans le cœur que rien n’arrive à faire partir. Mais l’exubérance de son amie, le bruit des vélos et la présence sincère de Pierre et Amar sont comme une puissante pommade anesthésiante. Ca va bien, tant qu’ils rient ensemble. Elle redouble d’humour et d’énergie pour tromper la tristesse qui point. Le mouvement vers l’avant la sauve d’un gouffre qu’elle a du mal à identifier mais qu’elle sent sous ses pieds.  Pourtant lorsqu’ils passent devant le Musée des Beaux-Arts et le grand cèdre prisonnier de la cour en pierre blanche, Claire demande qu’on s’arrête. Ses amis lisent les informations sur un panneau et font des commentaires loufoques. Elle préfère se taire, pour une fois. L’arbre semble tendre ses branches vers sa joue, pour une caresse consolatrice. Comme si la nature savait ce qu’elle lui infligeait et tentait de s’en excuser.

Amar veut une glace. Une énorme glace, avec du chocolat fondu et beaucoup de chantilly. Il arrache ses amis à la contemplation du cèdre et les entraine vers les rues commerçantes. Amar veut dévorer du bonheur et rien d’autre. Il n’accepte plus que ses yeux puissent encore s’alourdir de larmes sourdes. Il n’a pas supporté le drôle de regard de la vieille femme qui s’est assise au pied de l’arbre. Ses pupilles semblaient contenir toutes les questions qu’il refuse de se poser, celles qui ont tué son père.

 

 

Margot

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(suite de l’article Lune)

Margot jette la plume. Il est temps de vivre maintenant. Saisir la matière et boire le bouillon chaud du monde. Cesser les mots et les yeux en l’air. Il faut vivre, cesser de penser et vivre. C’est terminé, elle n’écrira plus et tous ses personnages sont plantés là au milieu de nulle part. Tant pis pour eux. Ils sont incapables de réalité de toute façon, dépourvus de bras qui consolent et de l’odeur âcre de la sueur. Ils sont plats et mous comme des feuilles de brouillon : elle les déteste, soudain.

A moi la vie, se dit Margot en quittant sa table de travail. Elle se tourne pour regarder la pièce dans laquelle elle vit recluse depuis… oh elle ne pourrait dire. A-t-elle seulement vécu ailleurs ? C’est sale, pense-t-elle, et pas uniquement dans les coins. Les cartons s’entassent et les meubles ploient sous les caisses remplies d’un bric-à-brac qui lui semble  maintenant parfaitement étranger. Sa vie… est-ce vraiment cette pauvre pièce meublée sans élégance, encombrée, poussiéreuse ? Quelle misère ! Mais il est encore temps de réagir. Elle saura remettre de l’ordre, s’occuper des choses et laisser les mots. C’est le roman qu’elle était en train d’écrire qui, paradoxalement, lui a fait réaliser qu’écrire la séparait d’elle –même. La vieille dame a compris que, comme Nox, son personnage, elle ne savait rien d’autre que les mots qui naissent sous son crayon. Et rien d’autre ne lui a tenu compagnie. Personne ne l’a embrassée avec force, personne n’a plus eu, depuis sa mère, ce geste tendre de la paume sur sa joue, ce geste pour lequel l’humanité entière pourrait se mettre à genoux. Personne. Comme une longue épine, la solitude creuse un minuscule sillon dans ses entrailles douloureuses. Margot se tient le ventre. Depuis combien de temps n’a-t-elle plus aimé personne ?

La romancière poursuit son examen en traversant sa maison. Elle a l’impression de la voir pour la première fois. C’est un triste miroir. Des manuscrits et des livres reliés s’entassent dans les coins des pièces. De la vaisselle sale. Peu de lumière. Margot se voit à travers ce désordre comme une dame fanée qui s’est laissé empoussiérer par les années. Rien à voir avec la vigueur fictive de ses héros, leur désir de vivre et leur capacité d’action. Et leurs amours ! Elle a créé des fantômes en épuisant sa propre énergie vitale, elle n’est qu’un beau gâchis qui traine maintenant ses cheveux gris et son visage plissé vers une issue privée de sens.

Margot voudrait conjurer le temps perdu et la solitude. Elle rejoint le centre ville et ses terrasses pleines de gens vivants, se baigne dans les bruits humains, se laisse heurter, bousculer par les passants, sent la chaleur de la chair. Une heure de marche dans les rues claires, elle met ses sandales dans les flaques et du regard, elle désire maintenant que ces étrangers qu’elle croise lui livrent leur secret. Ils ont tellement l’air de tenir le monde dans leurs mains, ces quatre jeunes gens qui rient sur leurs vélos.

Dans la cour du Musée des Beaux-arts, la vieille femme se laisse surprendre par le cèdre gigantesque dont elle avait oublié les dimensions miraculeuses. Deux siècles d’humanité ont passé sur ses racines et sous ses branches. C’est lui qu’il faut prier de raconter le mystère d’une vie saisie dans sa plénitude. Margot s’assoit à son pied. Elle essaye de ne pas penser et de percevoir les vibrations salvatrices de l’arbre monter en elle. Être un corps, pour une fois !

En se relevant pour partir – elle veut acheter, avant la fermeture des boutiques, un dessert pour le soir dans la meilleure pâtisserie de la ville (non qu’elle y soit jamais allée mais les commentaires d’un passant ont réveillé sa gourmandise endormie) – elle aperçoit une très jeune femme couchée en chien de fusil sur un banc. Ses boucles brunes sont aussi négligées que ses cheveux gris à elle. Son cœur se serre à la constatation de ce lien silencieux entre celle qui semble presque une enfant et qui a devant elle une longue jeunesse pour renouer avec la vie, pour combler ses failles, et elle, vieille femme ayant usé ses  belles années à poursuivre des chimères. Elles ont les cheveux épars en partage. Leurs solitudes sont-elles faites de la même matière?  Margot glisse déjà vers les conjectures romanesques : ce serait un beau personnage, cette demoiselle recroquevillée sur son mystère, couvée par le grand cèdre. Alors, pour chasser le roman qui nait inexorablement en elle, l’auteure  sort de la cour pour rejoindre les rues que le soir d’été anime d’un surcroît de douceur.

(à suivre)

Une histoire de sorcière… CHAPITRE 4

Voilà la suite des aventures de Vanessa! Je suis ouverte à toutes vos propositions pour le prochain chapitre! Et si ce petit roman devenait collaboratif? N’hésitez pas à m’envoyer vos idées!

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– CHAPITRE 4 –

En quelques heures, Vanessa s’était décidée à embrasser son destin et, surtout, il faut bien le dire, à sauver sa peau. Ainsi, les treize sorcières, penchées sur un vieux planisphère, tentaient d’élaborer une sombre stratégie pour répandre un temps record une étrange et fulgurante épidémie. Il s’agissait de semer le plus noir désespoir au fond de chaque être humain, et de provoquer ainsi le chaos le plus total.

Alors que les grincements de dents se faisaient de plus en plus gais, ou du moins, aussi gais que possible, la plus laide de toutes exigea brusquement que l’on affuble chaque être humain d’une difformité physique monstrueuse. Son intervention fit s’élever une violente dispute entre les vieilles femmes. Onze protestaient avec véhémence. Il était hors de question de s’écarter du plan de départ déjà suffisamment complexe à mettre en œuvre. Elles n’allaient pas risquer de tout compromettre pour ce genre de fantaisies inutiles !

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La mort de Gavroche, dans Les Misérables, V. Hugo

gavroche

Tout le monde l’a lue. Tous ceux qui ont un jour ouvert, avec un peu de curiosité, un manuel de littérature. On admire le morceau de bravoure, l’écriture virtuose qui danse avec l’enfant, entre les balles. On sent bien qu’il y a là une de ces pages essentielles de la littérature française.  Mais quand on suit depuis plusieurs semaines la grande lecture de cette foisonnante épopée qu’est Les Misérables,  alors on arrive à cette scène tout plein de plusieurs centaines de pages, qui, petit à petit, ont fait naître une figure nouvelle et inclassable. C’est Gavroche.

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