Dîner d’écrivain

A Monsieur Paresseux, en guise de remerciement sincère pour ce qu’il sait.

Soirée de réveillon chez l’écrivain. La nappe est blanche comme le chaperon est rouge. Les galettes et le beurre sont disposées sur une assiette en porcelaine de Limoges parce que c’est important pour lui, le patrimoine local. Et vous avez aussi deviné que les galettes et le beurre n’ont pas été choisies au hasard, oui oui, ce sont les galettes et le petit pot de beurre, ni plus ni moins. Bref, tout est parfait pour cette dernière soirée de l’année. Il y a des bougies allumées sur la table, et la chevillette attend sagement qu’on la tire.

L’écrivain, parce que c’est jour de fête, veut remercier tous ceux qui viennent, les autres jours de l’année, se plier à ses fantaisies en se couchant docilement sur son papier. Alors il a rangé sa plume et sa page du jour est aussi blanche que la nappe. Tant mieux, tout le monde mérite un jour de congé, même l’auteur et ses personnages, non? Voilà, voilà, le couvert est dressé avec mille précautions: un vase au long col pour la cigogne et une large écuelle pour le renard (ce n’est pas le jour pour les mauvaises plaisanteries). Pour certains, c’est assez simple de les contenter. Mais pour d’autres, c’est une autre affaire. Le loup avait une place de choix: entre le petit chaperon rouge et la grand-mère. Bien sûr, l’écrivain s’est demandé si la place était aussi agréable pour la petite fille et la vieille dame, alors il a mis le chasseur juste en face du loup, avec le fusil pas loin. Mais du coup, il s’est dit que ce ne serait peut-être pas trop confortable pour le chasseur de devoir surveiller le loup comme les autres jours de l’année, ni pour le loup d’avoir le fusil braqué sur lui durant tout le repas. Alors il a enlevé toutes les étiquettes placées sur les jolies serviettes et il a tout recommencé, en plaçant d’abord les autres convives, on verrait après pour les cas compliqués.

L’écrivain a repris ses notes (et oui, on y revient toujours quand on ne sait pas faire autrement) et il a considéré la liste des autres invités. Il en restait six, et non des moindres: la chèvre, Monsieur Seguin et le loup (ce qui faisait d’ailleurs un autre loup à caser ni trop près ni trop loin de la chèvre, du chaperon et de la grand-mère), le corbeau, le renard (un deuxième renard, donc), et le fromage. L’auteur, paresseux et malin à la fois, ne veut pas de dispute – un personnage qui partirait fâché risquerait  de le planter là pour les histoires qu’il a l’intention d’écrire  le nouvel an venu – et surtout, il ne veut pas de tâches rouges sur la nappe blanche parce que c’est long à nettoyer et que les gouttes de sang sur la neige, c’est déjà pris par une histoire du Moyen-Âge qu’il n’a pas du tout l’intention d’exploiter.

Voilà finalement comment il a organisé les choses: les loups et les renards seront tous d’un côté de la grande table,  et en face, il y aura le fromage, voisin de la grand-mère. Là, il ne craindra rien, parce que la vieille dame sera occupée par les galettes et le beurre sacrifiés pour leur part sur l’autel de la convivialité. L’auteur pense à leur propos qu’il pourra avantageusement les remplacer dans les contes de l’année prochaine, par du vin et du saucisson, ou autre chose, et que cela s’est déjà vu, d’ailleurs. Donc le fromage et la grand-mère, et puis qui? le chaperon bien sûr, qui sera bien content de profiter d’une grand-mère sans grands-yeux-grandes-oreilles-grandes-dents! Enfin à la droite du chaperon, les volatiles, qui auront et plumage et ramage pour rivaliser. La chèvre sera assise à côté de la fenêtre, afin qu’elle puisse s’évader si bon lui semble. Monsieur Seguin ne s’inquiètera pas de trop, puisque les loups seront là, à ripailler gaiment. D’ailleurs Monsieur Seguin sera en bout de table, à côté du chasseur, entre les deux clans. Le chasseur n’est pas dans toutes les histoires du chaperon rouge, mais  l’écrivain s’est dit que l’inviter quand même ne serait pas inutile. Et il est sûr qu’il s’entendra bien avec Monsieur Seguin, ayant avec lui un ennemi en partage. Lui, l’écrivain, il s’assoira à l’autre bout de la table pour couver du regard tout son petit monde.

Le chaperon arrive en premier, une fois n’est pas coutume, tire la chevillette et caetera, la grand-mère suit et tous les autres arrivent après elle à la queue leu leu. Monsieur Seguin et la chèvre arrivent un peu en retard et tous les deux essoufflés car l’un a couru après l’autre, on ne se refait pas.

Le dîner est assez gai: les renards tiennent conciliabule, et les loups dévorent si goulument les galettes qu’on leur sert qu’ils avalent aussi la porcelaine de Limoges. Tant pis pour la conservation du patrimoine, pense l’écrivain, le jeu en vaut la chandelle. Les autres personnages bavardent joyeusement, se plaignent ce qu’il faut de leurs misères, et des loups surtout, et des renards aussi. Leur connivence fait plaisir à voir. Pour une fois, l’hôte n’a pas sorti sa plume. Il mange sans parler, mais des conversations, il n’en perd pas un miette. Repas de fête ou non, il faut prendre l’inspiration là où elle se trouve. Et chacun sait que ce sont toujours les personnages qui donnent le la.

Cela d’ailleurs, le corbeau ne l’a pas oublié -mais il a oublié, une fois de plus, le fromage, qui se tient coi et rond sur son tabouret (mais a-t-on jamais vu un fromage faire des commentaires?). Donc, le corbeau donne le la, mais le do aussi, et le si, et le sol, et le ré, sans répit, à la cigogne subjuguée. A la fin du repas, l’affaire est dans le sac, la demoiselle n’a plus de bec que pour l’oiseau noir et ses brillantes vocalises. Alors que chacun prend congé après les embrassades rituelles – mais néanmoins prudentes – de minuit, le corbeau, tenant la cigogne par la plume, adresse en s’en allant un clin d’œil complice à son écrivain car c’est à lui qu’il doit toutes les histoires qu’il a eu pour s’entrainer.

L’enfant qui ne vient pas

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et Amar -ch 2, Lune – ch 3, Dans la cathédrale, L’art est un prétexte, Le temps des larmes,

L’appartement n’a pas d’odeur

 

Claire et Julie – Ch 5

Les deux amies sont seules sur le quai de la gare. Les vacances rêvées ont tourné court. Elles n’ont pas encore décidé ce qu’elles feraient. Elles sont remplies des larmes de leur ami évaporé avec le jour. Elles n’ont pas bougé et n’ont rien dit tant que le grondement du train a été perceptible dans le fond de l’air bleu sombre du soir. Laisser Amar aller à son chagrin, le laisser rejoindre sa mère et que leurs pleurs puissent enfin se mêler, se répondre. La mère d’Amar vit au-delà de la Manche et cette eau qui les sépare  s’engraisse de leurs pleurs qui n’ont pas encore pu couler ensemble, mêlés, côte-à-côte. Julie est si bouleversée qu’elle ne peut plus parler. Claire dit que c’est pourtant un soulagement, que la douleur se fraie un chemin dans le corps, qu’il puisse affleurer au delà des yeux et des lèvres fermées. Et Pierre sera juste à côté de lui, tant qu’il faudra. Avec sa réserve naturelle et la vérité de sa présence.

Tu as raison, dit Julie. Comme toujours. Elles sortent de la gare, se tenant par le bras, serrées, épaule contre épaule parce que cela soulage un peu.

Le téléphone sonne dans la poche de Julie. Il est trop tard pour que l’appel soit attendu. Elle bondit. Réaction vive de toutes les mères éloignées de leurs enfants. Et si… ? La musique fluette au bout du fil la calme tout de suite. Tout va bien. Sa petite fille aux joues rondes babille quelques minutes. On ne comprend rien d’autre que l’amour et le désir plein de sa maman, la caresse de ses mots. Le cœur de la jeune mère se gonfle instantanément et déborde d’elle-même. Par son sourire, ses yeux, son pas qui s’alanguit et devient plus léger. Quelques secondes qui valent une vie de bonheur. Quand le fil invisible de la voix est rompu, la nuit se fait plus immense et l’espace plus lourd.

Claire demande des nouvelles de sa petite filleule. Elle se veut attentive mais la voix se fracasse sur son ventre à elle qui est vide. Elle raconte, pour une fois, les choses intimes qui vont avec ce vide-là, ce qui remue à l’intérieur d’elle et le sens de la vie, où est-il quand son ventre reste vide ? C’est cela son abîme, qui a grandi avec les années d’espoir, d’attente, d’angoisse, et maintenant, de douleur. Claire avoue qu’il y a en elle un trop plein de quelque chose qu’elle a besoin d’offrir. Ce quelque chose, c’est de l’amour-joie quand il trouve son objet, c’est une blessure quand il étouffe, étranglé par l’absence. La maternité ne lui est pas donnée. Pourquoi? Qu’a-t-elle donc au fond d’elle qui l’empêche, qui la prive ? Sa mère lui a toujours dit que pour faire des enfants, il faut s’aimer très fort. Son mariage, lui semble-t-il, est plus certain que le soleil du matin. A moins que… Claire ne sait même plus. Cette béance dans son ventre brouille tous les repères qui la tiennent debout.

Julie l’écoute, et la douleur de Claire s’infuse dans sa chair à elle aussi. Elle sait ce que c’est que de porter un enfant dans son ventre, de le porter dans chaque infime partie de soi-même, avec la certitude que ce poids-là qui leste la vie de bonheur ne s’allègera plus jamais, et elle ne peut soutenir l’idée que son amie, sa pure, sa limpide amie, soit privée de ce qui est donné à tant de femmes – souvent si facilement ! Mais à part tenir les mains de Claire et lui dire son amitié, que peut-elle faire ? Cette impuissance est une lame promenée sur la paroi poreuse de son cœur.

Soudain, Julie a une idée. Si on faisait exister cet enfant ? Remplir le trou de l’absence par des pensées. Les pensées de Claire pour l’enfant qui ne vient pas. Les écrire, leur donner le corps et le poids de l’encre. Et c’est Margot la spécialiste! Aller la voir, demain, lui demander son aide. Julie veut se persuader qu’il y a un salut pour son amie dans cette entreprise. Claire a l’âme si chargée de chagrin qu’elle ne sait pas. Elle veut bien essayer, puisque le périple en vélo est avorté, puisque Julie le dit, puisqu’il faut bien attraper la douleur par un bout ou un autre.

DESSIN femme foetus coeur brisé Personnages Crayon  - Femme consolant son coeur brisé

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Dans la cathédrale

Margot, Claire, Julie, Pierre et Amar – ch3

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Lune

Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

Lune – ch 2

Margot – ch 2

Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

Lune – ch 3

Ils vont tous ensemble à travers la ville, de la place Plumeau – les habitants l’appellent la « place Plume » et Julie trouve que ce surnom invite au vagabondage –  à la cathédrale Saint Gatien. Des anciennes briques et des vieux colombages jusqu’aux vitraux à médaillon et aux grandes roses du transept. Couleurs violettes éclatantes. Margot n’a pas donné son livre mais a proposé de servir de guide aux quatre trentenaires. Pourquoi se cacher derrière ses livres, encore ? Pour une journée de solitude en plus ?

Quand elle parle, sa voix tremble et il faut tendre l’oreille pour bien la comprendre. Ses jeunes compagnons font l’effort. Elle raconte qu’à la place de la grande cathédrale, il y a eu deux autres édifices religieux avant, que le deuxième a brûlé au douzième siècle. Ce qu’elle invente, c’est la folle aventure de la reconstruction sur le champ de ruines. C’est l’homme qui a fait les vitraux, et comme il était malheureux d’amour et comme les vitraux furent son seul salut. Et s’ils sont si beaux c’est parce qu’ils ont germé au fond d’un cœur. D’un seul cœur et que c’est l’œuvre d’une vie, éclairée jusqu’au creux noir de la nuit par de longues bougies. Vraiment, on y croirait, dit Claire qui espère en secret que tout soit pour de vrai. Margot s’amuse à répéter que non, que c’est pure chimère, mais tant pis, cela fait si plaisir. Au moins, dit Claire en riant, pour une fois, je me souviendrai de ma visite commentée. Et même si tout est faux, je reverrai mieux les vitraux quand j’y repenserai. Elle ne sait exactement pourquoi, mais elle veut absolument se souvenir de ce magnifique édifice élevé sur les ruines d’un autre. Et quand Margot raconte, cette idée affleure comme une évidence : son gouffre intime n’est pas loin, mais Claire sent pour la première fois qu’il y a un chemin capable de le combler. La cathédrale est un indice. Margot guide son pas.

Pendant que la vieille dame poursuit ses contes, alors que le petit groupe traverse à nouveau la grande nef,  Julie se tourmente. Ce lieu tout élancé vers le haut lui ferait presque croire en ce Dieu dont elle réprouve l’idée. Cette sensation, née des piliers vertigineux, et des croisées d’ogive élevées vers le ciel, de la résonance particulière des moindres chuchotements, la révolte. Voilà la grande machination des Églises du monde : se jouer des hommes par l’artifice et la magnificence. Utiliser l’humaine nécessité de croire à une transcendance. Quelle bassesse ! Julie pense au vieil homme de l’histoire de Margot ; C’est une belle histoire car l’homme a donné les vitraux, et les vitraux ont sauvé l’homme de son bain glacé de malheur. Mais en dehors des contes, franchement, combien d’hommes et de femmes, à compter du douzième siècle, ont donné le peu qu’ils avaient, leur maigre pécule, mangé un peu moins le soir, trimé un peu plus le jour, dormi le ventre plus creux et le dos plus courbé la nuit, pour que s’élève en cette place la grandiose « maison de Dieu » ? Et pourquoi ? Pour la croyance aveugle que leurs âmes seraient sauves, que leurs misères terrestres prendraient fin dans l’au-delà ! Julie bouillonne. A voix basse, parce qu’elle est éduquée ainsi malgré son caractère farouche, elle expose sa colère à ses amis qui approuvent silencieusement mais qui, pourtant, sentent profondément l’envoûtement des lieux, et n’aiment pas imaginer qu’il eût pu ne pas exister. Julie devine leur fascination puisqu’elle l’éprouve aussi et sa rage redouble.

Elle est professeure de français. Elle a choisi son métier, mue par le sentiment du devoir : il fallait rendre aux jeunes gens leurs esprits clairs et libres. Leur donner les moyens de penser, de sentir, de dire non et de savoir à quoi on disait non. Elle a commencé sa carrière comme une boxeuse enthousiaste. Cela fait seulement sept ans qu’elle enseigne et elle est fatiguée parfois de boxer contre de l’air, puisque les élèves, eux, la plupart du temps, n’ont pas envie de dire non, ni de remettre en question l’ordre établi du monde, ni même de penser, ni même d’être libres. Leurs chaînes modernes leurs conviennent : elles sont confortables. Malgré sa fatigue, Julie boxe encore avec acharnement, toute seule, un vrai Matamore pathétique. Les élèves l’aiment bien mais la trouvent étrange. Elle a de ces colères, il faut dire ! Ils ne comprennent pas trop mais ils sont gentils, pour ne pas la contrarier davantage. Quelque uns, c’est rare, reçoivent vraiment les paroles de leur professeure, se mettent à élaborer, à sentir, et font de leurs lectures des armes sensibles pour lutter contre la médiocrité ambiante. Ils voient le monde avec des yeux neufs et c’est délicieux. Les emportements de Julie leur sont doux, éclairants. Son enthousiasme pour les textes qu’elle leur fait lire leur est transmis.

Pierre et Amar aiment Julie pour sa véhémence, sa colère et sa joie. Mais ils la trouvent un peu fatigante aussi. Dans la cathédrale, ils préféreraient le silence, ou juste les histoires de Margot.

Quand ils ressortent, le soleil chaud les surprend. L’odeur de bougie brûlée et la fraîcheur de la cathédrale leur avaient fait oublier l’été qui rend les façades plus éblouissantes qu’en d’autres saisons. En plissant les yeux, la main en visière, Pierre lit un panneau d’information et s’écrie que ce soir, juste en face du parvis, se tiendra un grand « DEB », c’est à dire un dîner où tout le monde vient habillé en blanc. Vaisselle blanche, tables blanches.

Margot serre les dents. Elle a horreur de ces événements auxquels elle ne trouve aucun sens. Cela ferait presque sectaire, ces centaines de personnes toutes de blanc vêtues ! Vraiment,  les gens ne savent plus comment frissonner.

Claire, qui a entendu tout à l’heure l’indignation de Julie, et qui est restée muette malgré son désaccord, murmure que, surtout, dans nos sociétés déchristianisées, on ne sait plus comment communier. Avoir le sentiment fort et profond du partage, et de l’appartenance à une communauté. Elle n’ose pas dire que la foi lui est moins étrangère qu’à Julie, qu’elle peut comprendre. Elle ne le dit pas car cette idée germée au fond du cœur est encore trop fragile, trop naissante, pour qu’elle puisse l’expliquer, la défendre, la placer dans un débat qui ne manquera pas d’être virulent. Elle se contente de dire qu’elle trouve cela chic, tout le monde en blanc. Elle propose même à ses amis d’y aller, ignorant le mépris de Margot. Ils veulent bien. C’est les vacances. Ils ont le temps et le désir de se frotter à l’inconnu, tant qu’il est doux et sans risque.

Pierre propose qu’ils prennent les vélos. Une balade le long de la Loire. Ils pourraient aller voir le château d’Azay-le-Rideau, et revenir. Il regarde le parcours : il faudrait partir maintenant, pédaler un peu vite, mais c’est jouable. Soixante kilomètres aller-retour. Ses trois amis se récrient qu’ils relèveront le défi, qu’il fait beau, et Julie plaisante sur les kilos qu’il faut faire fondre.

Margot leur dit qu’elle va rentrer. Elle n’a plus l’âge pour ces périples-là. Sa voix se brise sous le poids des regrets. Claire sent cela, bien sûr, puisqu’elle sent tout. Elle lui propose de la retrouver le lendemain, de prévoir quelque chose qu’elle pourra faire avec eux. Elle se rend compte que la présence de Margot lui fait du bien et n’a pas envie d’y renoncer. Elle veut entendre d’autres histoires et s’occuper d’elle encore, oublier le vide insupportable de son ventre en donnant ses sourires. Les garçons auraient voulu retrouver leur liberté et leur intimité, et Pierre n’a pas proposé la longue promenade en vélo par hasard. Julie l’a bien compris mais la douleur muette de son amie la transperce comme un poignard. Elle n’a jamais supporté que Claire souffre. Alors, d’autorité, elle note le rendez-vous dont elle sait qu’il aidera un peu celle qui pourrait être sa sœur. Ils se retrouveront sous le cèdre de la cour du musée.

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Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

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Les quatre amis ont une semaine à eux. C’est leur première soirée, délicieuse car elle contient en germe les six autres, et parce qu’elle déborde de  l’euphorie des retrouvailles, sans l’amertume qui teinte les derniers instants du bonheur.  Ils sont venus boire un cocktail dans une guinguette au bord de la Loire, et ils rient encore aux éclats parce que Claire voulait une camomille. Sérieusement. Ce n’était pas pour rire et c’est cela qui était si drôle. Et l’expression du serveur qui n’arrivait pas à comprendre que ce n’était pas une blague. En plus, on ne sert pas de camomille ici. Il y a du bruit, et du monde, et le fleuve absorbe les éclats de voix, si bien que le brouhaha est vague, dissipé dans l’air devenu noir de nuit, au-delà des lampadaires de la ville et des guirlandes lumineuses des guinguettes campées là pour l’été.

Claire a trempé ses lèvres dans le cocktail alcoolisé parce qu’il était coloré et servi dans un joli verre, mais elle n’a pas l’habitude. La tête lui tourne, alors elle  sort avant ses amis pour respirer un peu la nuit. Toujours ce pincement à l’intérieur. Drôle de bonheur se dit-elle, un bonheur intense et les larmes qui ne sont jamais loin. Elle accepte une part de baba au rhum proposée par une vieille dame dont les yeux la bouleversent. Elle, l’empathique, elle qui ne peut pas s’empêcher de porter les douleurs des autres. Elle s’était juré de s’occuper un peu plus d’elle, un peu moins des autres. Pourtant, elle s’assoit, elle parle, elle sourit, elle tient compagnie à cette dame trop seule qui distribue son gâteau aux passants. Claire trouve tout de suite que la dame est gentille et qu’elle mérite son attention. Elle l’aide à se sentir plus belle et captivante. Comme toujours. Elle donne ses paroles qui soignent et oublie sa propre blessure.

Quand Amar est sorti avec Pierre devant lui et Julie accrochée à son bras, il a tout de suite vu Claire qui leur demandait de la rejoindre. Il a reconnu de loin la dame à côté d’elle, la dame au drôle de regard qu’il a fui tout à l’heure. Il s’est fait violence pour s’approcher quand même. Maintenant que tout le monde bavarde et déguste le baba au rhum, ça va, il supporte. Et quand il entend l’inconnue parler de sa vie perdue dans la contemplation solitaire, quand il l’écoute regretter de n’avoir pas entretenu le faisceau de relations qui viennent presque toutes seules avec l’enfance, et que l’on renforce ou que l’on détruit en grandissant, quand il comprend qu’à présent, et même si elle ne sait comment s’y prendre, elle veut vivre, son cœur se tranquillise. Il sait ce que c’est quand les regrets et la colère contre soi-même labourent le cœur si complètement qu’il ne reste plus assez d’air à l’intérieur du corps. Il est orphelin, justement à cause de la rage sourde dont on ne se libère pas, même avec les mots. Il ne veut plus jamais la côtoyer de près, ni la croiser dans les yeux de quiconque. Il veut du bonheur et ses amis. Eloignez-vous, malheureux prisonniers de vous-mêmes. Mais la vieille a quelque chose en elle qui la sauvera, c’est ce qu’il pense en l’écoutant, et puis Claire soigne tout avec son sourire et sa sollicitude. D’ailleurs quand l’inconnue propose qu’ils passent chez elle le lendemain pour qu’elle leur donne un guide de la ville, un guide qu’elle a écrit elle-même, dit-elle, avec des histoires inventées derrière tous les détails trouvés au coin des rues, c’est lui qui accepte en premier, plus curieux et plus enthousiaste encore que les autres.

Julie aussi est heureuse de cette rencontre. Julie aime le hasard et tout ce qu’on invente. Elle a toujours un pied du côté des rêves, et l’autre bien ficelé à l’exigeante réalité. Elle demande son adresse à Margot et la note sur le plan qu’elle a pris à l’office du tourisme. Et elle dessine une fleur sur le point précis que lui a montré Margot. Claire se moque de cet enfantillage inutile – une croix suffisait – et cela lui fait plaisir. Elle sourit à son amie. C’est si rare d’être ensemble, de pouvoir dépenser le temps en paroles légères. Et leur futilité lui semble du velours.

En regagnant l’hôtel où ils logent tous les quatre pour la nuit, elle pense à ses filles qui doivent dormir, à plusieurs centaines de kilomètres d’ici. L’espace de quelques secondes, cette distance lui semble intolérable. Quelque chose en elle réclame impérieusement l’odeur et le poids de leurs petits corps d’enfants. Rien d’autre ne compte à cet instant-là. Ni les vacances, ni son amitié, ni la douceur du val de Loire, ni la beauté de l’eau noire écaillée d’or. Elle ne dit rien, bien sûr. Comment dire ce genre de choses ?

Quand tout le monde est couché, que la grande chambre d’hôtel qu’ils partagent est plongée dans l’obscurité, que les dernières plaisanteries ont cessé, quand il n’entend plus que les respirations préparant le sommeil, Pierre demande à Julie de raconter une histoire. Une de celles qu’elle raconte à ses filles. Il aime que Julie raconte, il aime les grands silences qu’elle ménage et qui laissent le temps aux images de se propager à l’intérieur de lui. Quand le sommeil le prend, il est encore plein de cet enfant muet qui ne parle qu’aux oiseaux, du bout des doigts et du bout des yeux.

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Enfances

En ciselant leurs personnages avec la force de l’esquisse et du talent, Frog et Joséphine ont rendu encore plus tentante la consigne de l’atelier d’écriture animé par François Bon.

La voici, présentée par Jospéhine:

 » Onze fois trois trente-trois:  sculpter rapidement onze personnages, chacun en moins de cinq lignes sous la forme d’un triptyque de trois phrases, qu’ils aient en commun un motif, un lieu, une manière…  »

Suivent quelques enfances.


Tandis que Marie la contemple de son tendre pinceau, Anne songe à la grave beauté des choses. elle a le regard bleu des consciences profondes. Elle se dit qu’elle aime beaucoup son grand-père, et que c’est très sérieux, l’amour.

Zaza enferme sous trois cloches ses collections de mots. Ce sont vite les plus gros qu’elle préfère et sonne sa puissance aux oreilles de qui ne voulait pas l’entendre. On la sermonne, on la musèle, si bien que rien n’émerge plus que le conflit entre le monde lisse et son cœur cru.

Maison dans laquelle la lumière n’a pas droit de cité –  la vieille Roberte est condamnée au lit et condamne avec elle toute âme qui s’approche de trop près. Elle distribue son amertume et son angoisse  sans ménagement car la mort a déjà emporté ses jambes et sans doute un peu de son cœur maigre. Lorsqu’elle s’endort, on entend son souffle qui implore « Maman ».

Camille est en grande conversation avec un tournesol rencontré au détour d’une balade à travers champs. Elle apprécie qu’il se penche pour mieux l’entendre et lui demande comment s’appellent ses sœurs poussées juste à côté. Les pétales lui répondent, sans hésiter, égrenant les prénoms que la fillette apprend en comptant sur ses doigts.

A cloche pied entre la terre et le ciel, les enfants défient le soleil en riant. Ils sont bien plus puissants que lui de toute façon. Seul Paul a les deux pieds cloués au sol, il ne rit pas et les détestent tous, ces indignes gagnants à la loterie du bonheur.

Claire dit non. Elle exige que tout soit aussi beau que quand elle était petite. Bien sûr, la réalité cède à tant d’intransigeance.

Au lycée des Chartreux – jour de rentrée – Alex arrive en short, avec son grand sourire comme seule arme. On lui répond jupe plissée et Priscille-Sauvage de Saint-Marc avec la bouche pincée et le menton haut. On peut donc être déjà vieux à quinze ans, et même en s’appelant Sauvage, découvre ainsi Alex qui enfonce, pensif, ses deux poings dans ses poches.

Alors que la bouteille se vide dangereusement, perle l’angoisse innommable sur le goulot en verre. Francine avale à grandes gorgées le fantôme vivant de sa mère qu’elle a vu mourir à quatre ans, sans verser une larme. Soixante ans plus tard, elle n’a toujours pas réappris à pleurer.

Alice est allée à la pêche aux écrevisses au lieu de passer ses examens. Les pieds dans la rivière, soulevant les cailloux, elle a cherché en vain le chemin de sa vie. Maintenant, ses yeux sont chargés de ses errances.

Les mocassins sont assortis au Smartphone et à l’air concentré du père. Personne ne l’appelle jamais Hugo, mais Monsieur, avec la tête qui s’incline. Il porte une cravate rose : en bon spéculateur immobilier, il joue au Monopoly.

Coline s’octroie beaucoup de responsabilités. Elle assume, vive et joyeuse, organisée et libre à la fois. Pourtant, elle ne peut croiser un visage d’enfant sans pleurer.