Nos draps sont faits de songes
Et de nos souvenirs
voici l’écume
un peu de noir
un peu de blanc
Des larmes d’encre qui s’assèchent
sur la roche écartelée de midi
ouvrent le ciel étroit
du présent
Nos draps sont faits de songes
Et de nos souvenirs
voici l’écume
un peu de noir
un peu de blanc
Des larmes d’encre qui s’assèchent
sur la roche écartelée de midi
ouvrent le ciel étroit
du présent
Au point exact du souvenir
L’air s’épaissit
Jusqu’à la fissure
Du temps
Je marche à travers cette rue-là qui fut mienne.
Empreinte longiligne, angles qui se souviennent.
Je me sens nouvelle à ce qu’il me reste à vivre,
Eclats de bitume entremêlés d’amours vifs,
Visages, surgissez comme l’herbe glissée
Dans un trottoir, comme mon cœur dans le récif
De mon passé aux lumières ressuscitées.
Le jour écartelé de présent m’est donné
Pour mes souvenirs que les murs ont transpirés,
Que chaque chose incarne – asphalte chair ridée,
Pour mon regard guéri de ne plus être vierge
A la vie ; Par l’horizon tremblé qui me livre
A son parcours – grand mystère semé d’auberges.
Je prends les fenêtres les prénoms les regards,
L’amour qui darde le monde – vaste clarté,
Je prends cette rue, je marche vers le hasard :
Je suis ouverte à tout ce qu’il me reste à vivre.
Elle traverse dans sa longueur le grand lycée tout neuf. Des piliers en bois clair, un sol en plastique doux et aux reflets de ciel. Du métal qui se fait léger et du béton savamment poli. C’est un grand couloir engouffré dans les champs, pénétré de lumière. Il assez calme. Elle est presque seule. Les portes des salles de classe fermées lui font une haie d’honneur en rouge et gris. Elle ne sait pas trop pourquoi, elle sent la même assurance dans le balancement de sa jupe que lorsqu’elle marchait à travers la cours d’un château renaissance, visité alors qu’elle était une jeune fille abreuvée de rêves enfantins. Elle a l’étonnante impression d’être une princesse, ou une marquise, ou une autre jeune femme suffisamment vénérable pour que les lieux eux-mêmes s’accordent à saluer, discrètement, son passage. Le claquement mat des ses talons hauts accompagne la valse de sa jupe. Elle se laisse goûter la saveur de cette harmonie survenue entre la lumière, le grand couloir neuf, le bruit de ses pas et la superposition de ces deux moments éloignés. Une tranche fine de son passé vient d’épouser la fluidité du mouvement qu’elle imprime à sa grande traversée.
Elle quitte les élèves, les longues heures d’interrogation. Ils sont passés, exceptionnellement, un a un devant elle. Elle a pu les regarder, chacun. Ils sont beaux, même avec leurs baskets fluorescentes et leurs écouteurs qui leur font d’étranges cache-oreilles. Ils sont d’aujourd’hui. Mais avec elle, ils ont parlé des grands poètes disparus. Racine, Molière, Baudelaire, Rimbaud, Ionesco, et même Madame de la Fayette. Sous les mots maladroits de ces jeunes gens ancrés dans leur présent, ces figures du génie, venues du fond des siècles, se sont faites vivantes, pour un moment encore. Elle qui les écoutait en est encore émue.
Partout, dans ses talons qui claquent et dans les voix hésitantes des jeunes lycéens, le passé infusent les instants. Il fait leur densité. Elle sait que la grâce est fuyante.
Elle est sortie, maintenant. Et cette idée lui reste dans la tête comme une invitation, impérieuse, à tout regarder autrement. Comme si dans chaque chose, les temps anciens bruissaient, nobles et secrets. Elle a pris le volant. Le grand silence encore, qui s’offre à elle. Voiture récente et douce. Courbes rondes dans les collines. Au milieu des dômes de verdure, cultivés, soignés, ronronnent au loin de gros tracteurs, si hauts, si imposants, qu’on les voit d’une colline à l’autre. Elle remercie la direction assistée qui rend son trajet reposant. Elle passe au milieu de maisons jaunes et roses, nouvellement poussées, agglutinées ça et là. Ce sont des incarnations décevantes des rêves citadins. On les a espérées bucoliques et paisibles, elles sont pourtant criardes. Elles coudoient parfois une vieille bergerie qui s’enfonce dans l’herbe, dont les pierres dégoulinent et rejoignent la terre. Il y a aussi, dans un virage, une ferme en pisé dont les fenêtres sont neuves, luisantes et blanches dans le soleil rasant de cette journée qui semble ne pas vouloir finir. Ses yeux s’embuent pour ces vieux murs qui tombent ou qu’on maquille. Seuls les souvenirs et les esprits conscients, attentifs, sauveront-ils de l’engloutissement les choses d’autrefois? Le présent est-il une toile raide qu’elle devra, toujours péniblement, entre-percer ? La grande confiance sentie dans le couloir du lycée n’a pas eu la vie longue. Rien ne peut résister à un vieux mur qui pleure.
Elle roule toujours et ne répond plus de rien. Le temps qui passe comme un couteau aigu. La superposition des âges est un lourd écrasement. Point de passé, sauf dans des pierres évanescentes. La radio s’agite à présent. Des voix toutes engluées d’instantané. Elle est blessée, elle qui était sereine.
Et, dans une ligne droite, elle croise un homme aux jours innombrables qui ploie sous une lourde faux, et un râteau terreux, posés sur son épaule. Sa grosse casquette en laine avance lentement. Le visage rougi par un soleil sans indulgence, l’homme fait de petits pas. Fragiles et déterminés. Il marche le long du champ et dans ce mouvement, il semble être éternellement figé. Loin sont les gros tracteurs et sa direction assistée. Cet homme parait venu tout droit d’il y a très longtemps. Il suit la route du temps, ses outils sur le dos. Son pas opiniâtre traverse les modernités. C’est le passé fait corps qui surgit au regard de celle qui le cherchait.