Profanes

Le livre vient à peine de se fermer. J’aime son format, sa couverture, le toucher et l’épaisseur des pages. Je le pose, mais mes mains s’attardent encore.

J’ouvre une page blanche comme je ne l’ai pas fait depuis longtemps. J’ouvre une page blanche alors que toutes ces pages écrites par une autre ont parlé une langue si proche de moi, et qu’elles sont encore là, à circuler à l’intérieur. Et que je sens que leur présence entière, vive, physique, profonde, s’effrite déjà, pourtant, et que bientôt je n’aurai d’elles qu’une trace, qu’une idée, que le souvenir de leur densité. J’aurai perdu les détails, ou j’en aurai peut-être seulement un qui aura bien voulu rester. Ce sera  le journal de Claire coupé en quatre, ou l’atmosphère de cette maison qui porte sa mémoire en silence, et l’animation qui lui est rendue, si doucement, par les quatre compagnons qu’Octave Lassalle a choisi pour vivre encore, avant de mourir.

Je sens l’évaporation à l’oeuvre. Terrible condition. Pourquoi ne peut-on pas tout accumuler? Je dis adieu à ce livre sur ma page blanche comme à une amie que la vie rendra lointaine et dont j’oublierai tout, sauf comme je l’ai aimée. Pourtant, en dehors de la mémoire, les mots lus feront leur travail. Ils le font déjà. Des lignes tremblent, se meuvent, en moi.

Je dis à ce vieil homme adieu toi qui as vu mourir ta fille et qui écris des haïkus. Adieu aux quatre profanes qui t’entourent pour les derniers temps de ta vie. Adieu à la subtilité des liens qui se fabriquent dans ta maison, dans ton jardin, sous ton regard. Adieu les phrases de Jeanne Benameur qui vont leurs vagues comme si je les connaissais, ou que je les avais toujours attendues. Sa voix, c’est un feu qui couve, concis, délicat, qui brûle parfois d’une flamme bien grande, bien chaude. Soudain. Retenue et générosité. Palpitations.

Je ne dis pas adieu à ce titre que je n’oublierai pas, que j’ai choisi parce que peut-être que je suis moi-aussi une profane. Octave Lassalle lit l’Ecclésiaste. Il ne croit pas en Dieu. Il est un ancien chirurgien du cœur. Il crois au corps, à l’homme, au vivant, à l’art.  Le sacré, partout. L’art, le jardin, l’amour, la force infinie de la chair. La foi est partout présente, diffuse, aiguë. En dehors de Dieu.

Ce livre vient souffler sur les braises de mes questions, doucement, lentement comme va la larme roulant  vers le coin discret de mon sourire.

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Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti

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C’est un jeune homme qui vient d’avoir dix-neuf ans. Il est sensible et bon, brillant élève. Dans son lycée de Constantine, Jacob a découvert Hugo et Baudelaire et Proust et c’est notamment grâce à eux qu’il se sent français. Sa famille est pauvre et s’entasse, mère et père et son frère qui a dix-neuf ans de plus que lui, avec sa femme et leurs trois enfants, dans un deux pièces. On est en 1944. Son père et ses frères sont durs comme ceux qui n’ont pas de mots pour dire tout ce qui les traverse. Les enfants sont battus, enfermés pour la nuit à la cave quand ils ne sont pas sages. Les mères, impuissantes, sont au supplice.  Les mères, dont les enfants sont la seule joie. Madeleine notamment, la belle-sœur de Jacob, ignore complètement le bonheur conjugal. Le mariage n’est pour elle qu’un déracinement.

Jacob est la fenêtre claire du foyer. Il est homme, assez viril pour que Lucette la voisine soit secrètement amoureuse de lui. Il est viril mais délicat, attentionné, poli et serviable pour sa mère, et pour sa belle-sœur  qui l’aime comme le seul point lumineux de sa vie. Il rassure la petite Camille la nuit et lui fait faire l’avion aussi, et son bras entoure également les épaules du jeune Gabriel, rempli déjà de colère et de hargne. Il lui apprend les ricochets.

Mais on est en 1944 et après que Jacob a été renvoyé du lycée parce qu’il était juif, la France soudain l’appelle à son secours, et il est aussitôt entré à l’armée qu’il part pour la France et monte de Provence en Alsace, repoussant les allemands sur son passage,  et meurent sous ses yeux ses camarades. Une vie de soldat, brève, intensément amicale et douloureuse.

Il y a Madeleine qui perd sa toute petite Ginette, et le silence de son mari, Abraham, incapable de joindre sa souffrance à celle de sa femme. Il y a la dureté de cet homme, Abraham, qui, pourtant, à la fin de sa vie,  se met à aimer, passionnément, le chant des ortolans. Il y a la mère, Rachel, qui marche à travers l’Algérie pour voir son dernier fils dont le service militaire est à peine entamé, un panier rempli de provisions sous son bras, ignorant que l’enfant adoré est déjà en France sous les balles. Il y a le cœur troué de cette mère qui murmurera jusqu’à son dernier jour le nom de son Jacob.  La douleur des femmes dans ce roman est racontée sans excès larmoyant (Rachel est un peu trouble, et dure aussi avec Madeleine, sa belle-fille), mais de façon poignante. Et bien sûr, l’évocation des sombres remous de l’histoire qui lie la France et l’Algérie n’est pas pour rien dans la beauté et la justesse du livre.

Enfin, il y a l’écriture de Valérie Zenatti qui tient notre souffle à son extrémité, qui s’allonge pour épouser les cœurs et les pensées, qui s’inquiète de ses personnages avec une empathie bouleversante. Beaucoup de choses sont esquissées mais l’esquisse est puissante. Un roman à lire comme il semble avoir été écrit : d’un seul souffle.

L’enfant qui ne vient pas

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L’appartement n’a pas d’odeur

 

Claire et Julie – Ch 5

Les deux amies sont seules sur le quai de la gare. Les vacances rêvées ont tourné court. Elles n’ont pas encore décidé ce qu’elles feraient. Elles sont remplies des larmes de leur ami évaporé avec le jour. Elles n’ont pas bougé et n’ont rien dit tant que le grondement du train a été perceptible dans le fond de l’air bleu sombre du soir. Laisser Amar aller à son chagrin, le laisser rejoindre sa mère et que leurs pleurs puissent enfin se mêler, se répondre. La mère d’Amar vit au-delà de la Manche et cette eau qui les sépare  s’engraisse de leurs pleurs qui n’ont pas encore pu couler ensemble, mêlés, côte-à-côte. Julie est si bouleversée qu’elle ne peut plus parler. Claire dit que c’est pourtant un soulagement, que la douleur se fraie un chemin dans le corps, qu’il puisse affleurer au delà des yeux et des lèvres fermées. Et Pierre sera juste à côté de lui, tant qu’il faudra. Avec sa réserve naturelle et la vérité de sa présence.

Tu as raison, dit Julie. Comme toujours. Elles sortent de la gare, se tenant par le bras, serrées, épaule contre épaule parce que cela soulage un peu.

Le téléphone sonne dans la poche de Julie. Il est trop tard pour que l’appel soit attendu. Elle bondit. Réaction vive de toutes les mères éloignées de leurs enfants. Et si… ? La musique fluette au bout du fil la calme tout de suite. Tout va bien. Sa petite fille aux joues rondes babille quelques minutes. On ne comprend rien d’autre que l’amour et le désir plein de sa maman, la caresse de ses mots. Le cœur de la jeune mère se gonfle instantanément et déborde d’elle-même. Par son sourire, ses yeux, son pas qui s’alanguit et devient plus léger. Quelques secondes qui valent une vie de bonheur. Quand le fil invisible de la voix est rompu, la nuit se fait plus immense et l’espace plus lourd.

Claire demande des nouvelles de sa petite filleule. Elle se veut attentive mais la voix se fracasse sur son ventre à elle qui est vide. Elle raconte, pour une fois, les choses intimes qui vont avec ce vide-là, ce qui remue à l’intérieur d’elle et le sens de la vie, où est-il quand son ventre reste vide ? C’est cela son abîme, qui a grandi avec les années d’espoir, d’attente, d’angoisse, et maintenant, de douleur. Claire avoue qu’il y a en elle un trop plein de quelque chose qu’elle a besoin d’offrir. Ce quelque chose, c’est de l’amour-joie quand il trouve son objet, c’est une blessure quand il étouffe, étranglé par l’absence. La maternité ne lui est pas donnée. Pourquoi? Qu’a-t-elle donc au fond d’elle qui l’empêche, qui la prive ? Sa mère lui a toujours dit que pour faire des enfants, il faut s’aimer très fort. Son mariage, lui semble-t-il, est plus certain que le soleil du matin. A moins que… Claire ne sait même plus. Cette béance dans son ventre brouille tous les repères qui la tiennent debout.

Julie l’écoute, et la douleur de Claire s’infuse dans sa chair à elle aussi. Elle sait ce que c’est que de porter un enfant dans son ventre, de le porter dans chaque infime partie de soi-même, avec la certitude que ce poids-là qui leste la vie de bonheur ne s’allègera plus jamais, et elle ne peut soutenir l’idée que son amie, sa pure, sa limpide amie, soit privée de ce qui est donné à tant de femmes – souvent si facilement ! Mais à part tenir les mains de Claire et lui dire son amitié, que peut-elle faire ? Cette impuissance est une lame promenée sur la paroi poreuse de son cœur.

Soudain, Julie a une idée. Si on faisait exister cet enfant ? Remplir le trou de l’absence par des pensées. Les pensées de Claire pour l’enfant qui ne vient pas. Les écrire, leur donner le corps et le poids de l’encre. Et c’est Margot la spécialiste! Aller la voir, demain, lui demander son aide. Julie veut se persuader qu’il y a un salut pour son amie dans cette entreprise. Claire a l’âme si chargée de chagrin qu’elle ne sait pas. Elle veut bien essayer, puisque le périple en vélo est avorté, puisque Julie le dit, puisqu’il faut bien attraper la douleur par un bout ou un autre.

DESSIN femme foetus coeur brisé Personnages Crayon  - Femme consolant son coeur brisé

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L’appartement n’a pas d’odeur

Lune – ch 5

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Chaos, Big Bang, Émergence, Vague

Voilà, l’enfant venu d’ailleurs ne venait que d’ici. Cet appartement propre. Impeccable. Décoré au millimètre alors que le déménagement est récent. Les meubles sont en bois clair, élégants et véritables, quelques tableaux au mur dessinent avec eux des alignements étudiés. Les murs ont été repeints en un gris doux et lumineux. Les placards de la cuisine sont modernes et brillants. Pas une trace de doigt ne vient entacher les surfaces blanches et lisses. Sylvie montre à Lune sa chambre, qui semble avoir été préparée pour l’accueillir. Un grand lit fait avec soin, les draps repassés et tendus, les oreillers gonflés. Pas de poussière, nulle part. Tout est parfait. Lune sent un frisson la parcourir, il y a quelque chose de travers. Aucune odeur. Aucune. Soudain la jeune fille a envie de fuir et se rappelle le parfum chargé de grosse pluie, à son arrivée à Tours – hier. C’était l’odeur de sa vie neuve. Riche et gourmande, liée à la terre et au corps. Véritable. Dans cette cuisine où même ce qui cuit ne délivre pas le moindre effluve, la jeune fille craint d’être dans une prison blanche.

Elle hésite à repartir – faim anéantie et terreur soudaine. Même la chambre de Stéfane est rangée, trop rangée pour le chaos dont est fait ce garçon. Il est d’ailleurs enjoint à retourner à ses devoirs de vacances avant de passer à table. Lune s’apprête à formuler quelques mots embarrassés pour se sauver. Retourner au désordre de la rue, à sa vie indéterminée qu’elle vient juste de s’offrir. Mais, lorsqu’elle passe une tête dans la chambre où le petit morceau d’étoile continue de brûler, elle le voit, pris d’un nouveau toc. Il pince ses lèvres en avant, poussant le menton et baissant les paupières, comme s’il acquiesçait avec dédain à un être invisible posté en face de lui. Cette mimique, il la répète inlassablement face au mur. Le lit est fait, ses cahiers sont empilés avec soin, sa trousse est propre et placée comme il se doit au dessus du sous-main – une sorte de gigantesque mémo de morphologie verbale et de règles d’orthographe. L’enfant acquiesce dans le vide, au milieu de cette chambre invraisemblablement ordonnée. Il n’a pas ouvert un cahier. Quand il voit Lune, c’est sa tempête qui surgit à nouveau.

Je t’avais dit de ne pas rentrer dans ma chambre ! Pour l’instant, elle est moche. Mais je vais la décorer. Il y a aura un écharpe de l’ASSE juste là, et là, une photo de ma maison d’avant. Sinon je vais foutre le boxon moi. Ça m’inquiète quand c’est tout nickel comme ça. Après j’ai envie de donner des coups de pied et ma mère dit que ça fait du bruit pour les voisins. Seulement, j’aime bien qu’on m’entende, j’aime bien qu’on me regarde. Ma mère, elle range tout, elle m’aide à faire mes devoirs, et elle oublie de me regarder. En même temps, elle est toujours pressée, ce n’est pas de sa faute.

Lune a du mal à se résoudre à le laisser ici, à s’agiter d’avant en arrière face à son bureau trop neuf pour qu’il soit vraiment le sien. Elle  essaye de se convaincre qu’elle s’accommodera de l’appartement dépourvu d’âme, et qu’elle ira gratter le sable mouillé de la Loire avec l’enfant. Ils feront leurs étincelles et créeront le goût de leurs jours. Sylvie aura moins besoin d’être parfaite, elle prendra davantage le temps d’aimer. C’est ce que Lune espère en constatant silencieusement qu’elle n’a pas vu encore la mère embrasser son enfant, poser sur lui un regard tendre, tenir son visage entre ses mains. Aucun geste du ventre. Les seules vérités de ces êtres existent séparément. Sylvie pleure en cachette et se fait l’éducatrice irréprochable de son fils. Il lui envoie son bouillonnement intérieur à la figure, brisant tous ses rêves de perfection. Son unique vérité à lui, matière confuse, c’est le chaos. Ce désordre fait chair crie et réclame, c’est une impérieuse exigence, un désespoir qui agite tous ses membres et se mêle à la joie naturelle de l’enfance.

Sylvie amène Lune au salon, elle lui offre un café. Lui non plus ne sent pas grand-chose. Elle lui explique l’errance des médecins qui ne savent pas. Les neurologues et les psychiatres. Les psychomotriciens et les orthophonistes. Les acupuncteurs et les magnétiseurs. Ils ne savent pas. Ils le reçoivent, prennent son argent, son temps, son énergie, écrivent des courriers et elle les fait suivre consciencieusement aux instituteurs. On lui a conseillé une vie ritualisée, d’être toujours présente pour faire les devoirs, de demander une assistante pour les heures à l’école. Elle a fait tout ce qu’on lui a dit même ce qu’on ne lui a pas dit. Elle a rempli des centaines de documents, couru pour des dizaines et des dizaines de rendez-vous. Elle a divorcé. Son mari ne voulait de la rigueur qu’elle imposait à leur vie. Elle est fatiguée. Que sera demain pour Stéfane ? Sera-t-elle un jour libérée de lui ?

Lune se fait plus attentive. Si l’appartement ne sent rien, c’est parce que le désespoir n’a d’odeur que pour celui qui sait le déceler, sous le masque fade de la dignité. Elle pense au patchouli qui envahissait l’air, conquérant, dans la petite maison de sa mère. Elle porte cela en elle. Elle pourra partager cette odeur chaude avec eux. Elle ne partira pas.

 

Le temps des larmes

Claire, Julie, Pierre et Amar – ch 4

 

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Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

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Margot – ch 2

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Lune – ch 3

Dans la cathédrale

L’art est un prétexte

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En revenant d’Azay-le-Rideau, Pierre et Amar ont pédalé très vite, faisant une course taquine à leurs deux amies. Amar est tombé à force de regarder derrière lui Julie et Claire qui appuyaient de toutes leurs forces sur les pédales pour tenter de les rattraper. La cheville est foulée. Claire le sent tout de suite sous ses mains extralucides. Julie tente de plaisanter encore mais le cœur n’y est plus. Ils ont les soixante  kilomètres dans les jambes et la chute brutale a fauché au passage toute leur joie. Pierre commence à organiser la suite : aller aux urgences, rendre le vélo de location, réserver un train pour rentrer à Paris. Tout le monte parle et s’agite autour d’Amar qui ne bouge plus, assis au bord de la route. Tours est encore à trois kilomètres. On appelle un taxi pour regagner la ville.

Voilà, c’est réglé, dit Pierre quand il a prévenu l’hôpital et commandé le taxi, pris des billets de train pour le soir. Il s’agenouille pour dire à Amar que de toute façon, il rentre avec lui, qu’il ne peut pas le laisser faire le trajet seul avec la cheville dans cet état-là.

Claire est la guérisseuse. Elle fait les gestes qu’il faut, improvise un bandage. Sans elle, Julie et Pierre ne sauraient pas quoi faire. Ce serait la panique. Comme dans la vie d’ailleurs. Sans Claire… Non, la vie sans Claire, ce n’est même pas une éventualité dans le cœur de ses trois amis.

Julie serre les épaules d’Amar assis par terre. Elle a cessé de parler maintenant. Elle se contente d’offrir ses mains amicales à son corps douloureux. Elle le regarde, intensément. Elle voudrait boire comme un buvard toute la souffrance de sa cheville. Pas seulement celle de sa cheville. Elle le regarde aussi puissamment qu’elle l’aime. Julie est celle dont l’amour fait s’imprimer en elle les blessures des autres.

Et son silence se fait lucide, soudain. Amar a la cheville énorme, il a froid, mais les traits de son visage n’ont pas bougé, pas tremblé jusque là. Ses cheveux sont toujours impeccablement mis, son profil a la forme pure de la perfection. Ses yeux sont clairs. Ses lèvres dessinées comme par une main de maître. Le menton net. La blondeur virile. Julie se dit qu’il a la beauté de l’absence. Il n’habite pas son corps. Il cultive cette image pour qu’elle prenne la place de son âme. Quand il rit, ses éclats sont musicaux. Quand il parle, les mots sont choisis. Quand il bouge, parfois, il se contrôle tant qu’il semble mu par un mécanisme. Ce qui le sauve du vide, c’est son cœur tout tourné vers les autres, inquiet toujours, et poreux. Etrange jeune homme que ses amis ont très rarement vu abandonné à l’émotion. Il cache sous cette apparence lisse comme celle des statues, une palpitation très tendre, très singulière. Elle se fait parfois si discrète qu’on peut se demander s’il l’entend, s’il sent ce battement vital. Quand on a retrouvé le corps de son père, dans un bois, il a seulement dit « Ah, d’accord ». Julie, qui l’a pris immédiatement dans ses bras, a deviné l’abîme qui s’est ouvert sous la surface. Mais il n’y a rien eu d’autre ensuite. Les rires petit à petit ont repris leur espace.

Et maintenant, dans ce tête-à-tête des yeux, Julie s’affole. La ligne parfaite du menton d’Amar vacille. Les coins de ses lèvres, très discrètement, se contractent vers le bas. Retour au cœur. Une larme. Une autre. Et brusquement c’est un fleuve entier qui lui passe dans les yeux. Plus rien ne l’arrête. Ni la joue de Julie posée au creux de son cou, ni  Claire qui tient à présent ses deux mains. Ni Pierre qui se tait mais qui reste à côté. Pleure, dit doucement Julie. Alors Amar pleure encore, avec des bruits de gorge qu’ont les enfants qui seuls savent se livrer entièrement à leur chagrin, le rendant intense et éphémère. Il devient boule ronde, et rien n’existe plus que sa peine venue de tous les mois passés à se tenir bien raide, raide comme le corps de son père au bout de la corde verte, dans le petit bois couvert de givre. Amar oublie le bitume et la Loire qui coule à côté, accompagnant, lente et stupéfaite, le larmier englouti qu’il rend au jour.

Quand le taxi arrive, Amar n’a pas bougé encore, tout ce qui vit en lui est occupé à pleurer. Enfin. Il sent qu’on le soulève mais il ne peut donner de sa force vitale et se laisse emmener par les bras qui l’aiment. Il est un nouveau-né à la souffrance. Enfin.

Le train l’emporte maintenant. Il n’a pas pu parlé encore. Sa cheville est bandée, pas son cœur. Un peu avant Paris, dans un souffle, Amar réclame  sa mère. Rien d’autre et pourtant l’exigence est aiguë. Là, tout de suite, sur sa joue, la main calleuse de sa mère qui le tiendrait comme un bébé. Il n’y a que cela qui puisse faire cesser la crue de son malheur. Elle est loin. Il pleurera longtemps. Ce n’est pas grave, il a toutes les larmes de sa vie en réserve.

L’art est un prétexte

Lune – Ch 4

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Dans la cathédrale

Quand Lune arrive dans la cour du musée, Stéfane parle, dans sa langue qui est comme une ronce, s’agrippant violemment aux choses, aux êtres. Cela n’étonne pas la jeune fille, il parle au cèdre. Oh, bien sûr, il ne s’est pas assis comme elle le lui avait conseillé – il serait bien incapable de demeurer immobile – mais enfin il l’observe. Ses yeux vont rapidement d’une branche à l’autre, du pied vers le sommet. Son regard ne se pose nulle part. Son corps est en perpétuel mouvement, désordonné, insensé, sans autre but que lui-même. Lune est appuyée contre le porche blanc de la cour, elle ne bouge pas, elle le contemple. Elle voudrait fuir cet enfant fou mais elle ne peut pas. Il lui enserre déjà les jambes et ses épines sont irrémédiablement plantées dans sa chair.

Il n’a pas voulu rentrer dans le musée avec sa mère, c’est ce qu’il dit à l’arbre dont la sérénité s’empèse de fatigue. Les branches haubanées disent un peu de lassitude, Lune le voit seulement maintenant. Stéfane n’en a cure et le boxe de ses exclamations dont Lune ne pressent l’unité que dans la colère. De toute façon, le musée ça ne m’intéresse pas. C’est des croûtes qu’on dit qu’il y a sur les murs. Et ma mère, quand elle voit ma tata, c’est juste pour lui dire qu’elle en peut plus et que je suis difficile. Sauf que c’est moi la victime. Moi aussi j’en peux plus. Mais bientôt, j’aurai ma ferme et je serai bien tranquille. Toi, tu bouges pas, ça ne doit vraiment pas être marrant d’être un arbre. Sauf qu’on meurt moins vite. J’ai pas envie de mourir, moi. Enfin, j’aimerais bien essayer parce qu’on doit être bien calme quand on est mort. Attention, j’aimerais essayer que si on peut revenir après, quand on a bien vu ce que ça faisait. Je sais pas si ma mère pleurerait si j’étais mort. Je vais pas lui demander parce qu’elle va encore crier et moi ça me casse les oreilles les gens qui crient.

C’est le milieu de la journée et personne ne passe par la cour, ni pour sortir du musée, ni pour y entrer. Lune se tient parfaitement immobile encore. Ce qu’elle lit de fêlures dans cet enfant l’effraie. Seulement, alors que Stéfane s’aventure sur la pelouse interdite et s’apprête à ôter un premier morceau de l’écorce, elle bondit. Sa voix s’affole devant ce geste sacrilège. Mais il ne faut pas faire cela ! L’enfant  répond calmement tu es là toi. T’es pas ma mère, hein. Seulement il regagne les pavés et c’est tout ce qui compte, à cet instant, pour la jeune fille. Les mots épars du garçon, qui allaient vers le cèdre, vont maintenant vers elle. Pourquoi t’es venue ? Tu sais, c’est nul dans le musée. Ma mère y va tous les lundis depuis qu’on est arrivés ici. Elle dit que l’art lui fait du bien.

Je suis du quarante-deux moi, de la campagne, c’est pas la Loire comme ici, chez moi, c’est la Loire, le département, pas le grand fleuve qui a l’air tranquille ; chez moi, c’est « allez Saint Etienne » et les écharpes vertes parce qu’on est tous supporters de l’ASSE ; et il y a des tracteurs et des vaches dans les prés. Il n’y a pas de musée à La Gimond.  La Gimond, c’est le nom de mon ancien village. J’aurais bien voulu rester là-bas parce que je connaissais tout le monde et que je pouvais faire du vélo quand j’en avais envie. Mais ma mère voulait venir ici. C’est parce qu’il y a ma tata je crois. Et parce qu’elle veut plus voir mon père. Du coup on a laissé la maison et j’habite dans un appartement. J’aime pas trop, mais le fleuve, ça j’aime bien. Ma mère est maitresse. Elle veut que je fasse des devoirs de vacances avant d’entrer en sixième. Tu veux pas m’aider ? Parce que, comme ça, j’irai plus vite et j’aurai le droit d’aller dehors.

Lune profite d’un blanc pour dire doucement qu’elle veut bien l’aider, qu’elle doit d’abord en parler avec sa maman. Elle lui propose d’aller quand même regarder les tableaux à l’intérieur. L’enfant refuse. Tu comprends, ma mère, elle a pas trop envie que je rentre, comme ça, elle doit pas me dire tout le temps de me taire et de pas toucher, et elle peut se plaindre de moi à ma tata. Quand on repart, en général, elle est plus gentille. On y va quand même, dit l’orpheline. On passera seulement la prévenir que tu es avec moi. Je lui dirai mon nom pour qu’elle ne s’inquiète pas. Lune prend l’enfant par la main, il ne dit rien et monte les marches avec elle.

A l’intérieur, ils écument les pièces dont les murs tendus d’étoffes anciennes impressionnent beaucoup Stéfane. Il ne dit plus rien maintenant, scrute tous les détails surannés des grandes salles, la bouche ouverte, les membres secoués par quelques sursauts d’étonnement. Et alors qu’il s’absorbe à sa contemplation, la main toujours abandonnée dans celle de Lune, elle aperçoit la mère. Assise sur une banquette rouge au centre de la salle consacrée au vingtième siècle, à côté de sa sœur, elle ne regarde pas les tableaux. Elle porte un tailleur et un carré brun impeccablement lisse. Elle pleure. Lune comprend. Elle vient au musée pour pleurer, hurler à demi-mot son fils impossible, son mariage échoué. La jeune fille aux boucles brunes est très gênée de devoir la surprendre au milieu de ses larmes. Elle dit doucement qu’elle s’excuse de la déranger, qu’elle s’appelle Lune, qu’elle a croisé Stéfane et qu’elle propose de l’emmener voir la collection de peintures du dix-neuvième siècle, si elle veut bien, et qu’elle lui ramènera son fils dans cette salle-ci à midi trente, parce que le musée ferme à midi quarante-cinq. Si elle le souhaite, elle peut venir les retrouver, ils resteront dans la même salle.

Maman, t’inquiète pas, elle va pas me kidnapper. De toute façon, personne voudrait m’emmener, vu comme je suis pénible. T’inquiète pas. On y va ? Tu as dit que tu t’appelles Lune ? Elle devait être un peu anormale ta mère, pour te donner un nom pareil. Moi c’est beaucoup plus normal Stéfane. C’est juste que moi c’est avec un f. C’est mon père qui a voulu.

La mère interrompt son fils en ravalant un sanglot. Oui, vous pouvez y aller. Merci, mademoiselle, vous êtes très gentille. Vous pouvez le ramener ici s’il n’est pas sage. Je reste ici : j’aime beaucoup le bleu vibrant de ce tableau : il est mélancolique et pourtant lumineux. Il me fait du bien. Lune ne répond pas qu’elle a deviné qu’elle ne venait pas ici pour ce tableau presque uniforme, mais pour la banquette et l’épaule de sa sœur. Elle hoche seulement la tête et sourit en emmenant le petit météore vers le dix-neuvième siècle.

Elle pense à sa recherche d’emploi, à sa prochaine nuit. Elle s’occupera de tout cela après. Se joue quelque chose auquel elle ne veut pas échapper maintenant, et qui mérite qu’elle s’y livre. Les œuvres qu’elle regarde avec Stéfane ne lui plaisent pas vraiment. C’est très figuratif, très premier degré. Il y a un Christ en croix de Degas, c’est une étude, une copie. La touche de pinceau à déjà la douceur qui caractérise le peintre. L’enfant crie que c’est vraiment dégueulasse et pourquoi est-ce que l’on peint des gens morts et tout nus? Ils y a trois hommes crucifiés sur la toile. Seul le Christ, au centre, semble être mort serein. Il a l’air de dormir. Les autres ont les jambes qui se tordent. L’enfant fait remarquer que pour tenir le corps sur la croix, il a fallu planter des clous à travers les mains. Ce détail-là l’interpelle plus que le reste. Il hésite entre fascination et horreur.

Lune montre maintenant un petit format intitulé Paysage de Loire. C’est un peintre dont elle ignore tout – Edouard Debat-Ponsan – mais ce morceau de sable aux teintes ternes pourrait infuser l’enfant feu-follet d’un peu d’apaisement. Il regarde. Quelques secondes, au plus. Il dit si je savais dessiner, je voudrais bien faire comme lui. C’est comme si j’y étais, au bord de la Loire. Les couleurs, c’est pareil, et puis la tranquillité aussi. Il y a personne que j’ai l’air de déranger. Les herbes et le sable, c’est toujours content.

La jeune fille affirme qu’elle pourra aller avec lui au bord du fleuve. Mais peut-être pas cet après-midi, parce qu’elle a des choses importantes à faire. Stéfane ne voit pas ce qu’elle peut avoir à faire de plus important que d’aller voir la Loire avec lui. Elle répond avec pudeur qu’elle doit trouver une maison et un travail.

Alors qu’elle prononce ces paroles sur le ton le plus léger possible, la mère de l’enfant s’est approchée. Elle est frappée par le calme inhabituel de son fils, la gentillesse de la jeune brune. Elle est blessée aussi car, en creux, dans ce tête-à-tête serein, se dessinent ses insuffisances. Mais elle saisit ce qui lui semble être une bénédiction. Elle propose à Lune de l’engager comme fille au pair. Elle est seule, elle reprend le trente-et-un août et cherche quelqu’un pour aider son fils au quotidien, dans les devoirs d’école et le reste, afin qu’elle puisse se concentrer un peu sur son travail. Elle l’accueille dès ce soir, si elle veut bien.

Stéfane s’écrie qu’elle n’aura pas le droit de rentrer dans sa chambre, et Lune accepte. Justement il lui demandait tout à l’heure de l’aider à faire ses devoirs de vacances. La mère s’appelle Sylvie, elle tend la main à sa nouvelle employée. Derrière sa froideur polie, Lune sait à présent son désespoir. Ils gagnent tous les trois l’appartement de Stéfane et sa mère pour déjeuner. L’enfant a faim, et Lune est plus affamée encore.

Dans la cathédrale

Margot, Claire, Julie, Pierre et Amar – ch3

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Lune

Margot

Claire, Julie, Pierre et Amar

Lune – ch 2

Margot – ch 2

Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

Lune – ch 3

Ils vont tous ensemble à travers la ville, de la place Plumeau – les habitants l’appellent la « place Plume » et Julie trouve que ce surnom invite au vagabondage –  à la cathédrale Saint Gatien. Des anciennes briques et des vieux colombages jusqu’aux vitraux à médaillon et aux grandes roses du transept. Couleurs violettes éclatantes. Margot n’a pas donné son livre mais a proposé de servir de guide aux quatre trentenaires. Pourquoi se cacher derrière ses livres, encore ? Pour une journée de solitude en plus ?

Quand elle parle, sa voix tremble et il faut tendre l’oreille pour bien la comprendre. Ses jeunes compagnons font l’effort. Elle raconte qu’à la place de la grande cathédrale, il y a eu deux autres édifices religieux avant, que le deuxième a brûlé au douzième siècle. Ce qu’elle invente, c’est la folle aventure de la reconstruction sur le champ de ruines. C’est l’homme qui a fait les vitraux, et comme il était malheureux d’amour et comme les vitraux furent son seul salut. Et s’ils sont si beaux c’est parce qu’ils ont germé au fond d’un cœur. D’un seul cœur et que c’est l’œuvre d’une vie, éclairée jusqu’au creux noir de la nuit par de longues bougies. Vraiment, on y croirait, dit Claire qui espère en secret que tout soit pour de vrai. Margot s’amuse à répéter que non, que c’est pure chimère, mais tant pis, cela fait si plaisir. Au moins, dit Claire en riant, pour une fois, je me souviendrai de ma visite commentée. Et même si tout est faux, je reverrai mieux les vitraux quand j’y repenserai. Elle ne sait exactement pourquoi, mais elle veut absolument se souvenir de ce magnifique édifice élevé sur les ruines d’un autre. Et quand Margot raconte, cette idée affleure comme une évidence : son gouffre intime n’est pas loin, mais Claire sent pour la première fois qu’il y a un chemin capable de le combler. La cathédrale est un indice. Margot guide son pas.

Pendant que la vieille dame poursuit ses contes, alors que le petit groupe traverse à nouveau la grande nef,  Julie se tourmente. Ce lieu tout élancé vers le haut lui ferait presque croire en ce Dieu dont elle réprouve l’idée. Cette sensation, née des piliers vertigineux, et des croisées d’ogive élevées vers le ciel, de la résonance particulière des moindres chuchotements, la révolte. Voilà la grande machination des Églises du monde : se jouer des hommes par l’artifice et la magnificence. Utiliser l’humaine nécessité de croire à une transcendance. Quelle bassesse ! Julie pense au vieil homme de l’histoire de Margot ; C’est une belle histoire car l’homme a donné les vitraux, et les vitraux ont sauvé l’homme de son bain glacé de malheur. Mais en dehors des contes, franchement, combien d’hommes et de femmes, à compter du douzième siècle, ont donné le peu qu’ils avaient, leur maigre pécule, mangé un peu moins le soir, trimé un peu plus le jour, dormi le ventre plus creux et le dos plus courbé la nuit, pour que s’élève en cette place la grandiose « maison de Dieu » ? Et pourquoi ? Pour la croyance aveugle que leurs âmes seraient sauves, que leurs misères terrestres prendraient fin dans l’au-delà ! Julie bouillonne. A voix basse, parce qu’elle est éduquée ainsi malgré son caractère farouche, elle expose sa colère à ses amis qui approuvent silencieusement mais qui, pourtant, sentent profondément l’envoûtement des lieux, et n’aiment pas imaginer qu’il eût pu ne pas exister. Julie devine leur fascination puisqu’elle l’éprouve aussi et sa rage redouble.

Elle est professeure de français. Elle a choisi son métier, mue par le sentiment du devoir : il fallait rendre aux jeunes gens leurs esprits clairs et libres. Leur donner les moyens de penser, de sentir, de dire non et de savoir à quoi on disait non. Elle a commencé sa carrière comme une boxeuse enthousiaste. Cela fait seulement sept ans qu’elle enseigne et elle est fatiguée parfois de boxer contre de l’air, puisque les élèves, eux, la plupart du temps, n’ont pas envie de dire non, ni de remettre en question l’ordre établi du monde, ni même de penser, ni même d’être libres. Leurs chaînes modernes leurs conviennent : elles sont confortables. Malgré sa fatigue, Julie boxe encore avec acharnement, toute seule, un vrai Matamore pathétique. Les élèves l’aiment bien mais la trouvent étrange. Elle a de ces colères, il faut dire ! Ils ne comprennent pas trop mais ils sont gentils, pour ne pas la contrarier davantage. Quelque uns, c’est rare, reçoivent vraiment les paroles de leur professeure, se mettent à élaborer, à sentir, et font de leurs lectures des armes sensibles pour lutter contre la médiocrité ambiante. Ils voient le monde avec des yeux neufs et c’est délicieux. Les emportements de Julie leur sont doux, éclairants. Son enthousiasme pour les textes qu’elle leur fait lire leur est transmis.

Pierre et Amar aiment Julie pour sa véhémence, sa colère et sa joie. Mais ils la trouvent un peu fatigante aussi. Dans la cathédrale, ils préféreraient le silence, ou juste les histoires de Margot.

Quand ils ressortent, le soleil chaud les surprend. L’odeur de bougie brûlée et la fraîcheur de la cathédrale leur avaient fait oublier l’été qui rend les façades plus éblouissantes qu’en d’autres saisons. En plissant les yeux, la main en visière, Pierre lit un panneau d’information et s’écrie que ce soir, juste en face du parvis, se tiendra un grand « DEB », c’est à dire un dîner où tout le monde vient habillé en blanc. Vaisselle blanche, tables blanches.

Margot serre les dents. Elle a horreur de ces événements auxquels elle ne trouve aucun sens. Cela ferait presque sectaire, ces centaines de personnes toutes de blanc vêtues ! Vraiment,  les gens ne savent plus comment frissonner.

Claire, qui a entendu tout à l’heure l’indignation de Julie, et qui est restée muette malgré son désaccord, murmure que, surtout, dans nos sociétés déchristianisées, on ne sait plus comment communier. Avoir le sentiment fort et profond du partage, et de l’appartenance à une communauté. Elle n’ose pas dire que la foi lui est moins étrangère qu’à Julie, qu’elle peut comprendre. Elle ne le dit pas car cette idée germée au fond du cœur est encore trop fragile, trop naissante, pour qu’elle puisse l’expliquer, la défendre, la placer dans un débat qui ne manquera pas d’être virulent. Elle se contente de dire qu’elle trouve cela chic, tout le monde en blanc. Elle propose même à ses amis d’y aller, ignorant le mépris de Margot. Ils veulent bien. C’est les vacances. Ils ont le temps et le désir de se frotter à l’inconnu, tant qu’il est doux et sans risque.

Pierre propose qu’ils prennent les vélos. Une balade le long de la Loire. Ils pourraient aller voir le château d’Azay-le-Rideau, et revenir. Il regarde le parcours : il faudrait partir maintenant, pédaler un peu vite, mais c’est jouable. Soixante kilomètres aller-retour. Ses trois amis se récrient qu’ils relèveront le défi, qu’il fait beau, et Julie plaisante sur les kilos qu’il faut faire fondre.

Margot leur dit qu’elle va rentrer. Elle n’a plus l’âge pour ces périples-là. Sa voix se brise sous le poids des regrets. Claire sent cela, bien sûr, puisqu’elle sent tout. Elle lui propose de la retrouver le lendemain, de prévoir quelque chose qu’elle pourra faire avec eux. Elle se rend compte que la présence de Margot lui fait du bien et n’a pas envie d’y renoncer. Elle veut entendre d’autres histoires et s’occuper d’elle encore, oublier le vide insupportable de son ventre en donnant ses sourires. Les garçons auraient voulu retrouver leur liberté et leur intimité, et Pierre n’a pas proposé la longue promenade en vélo par hasard. Julie l’a bien compris mais la douleur muette de son amie la transperce comme un poignard. Elle n’a jamais supporté que Claire souffre. Alors, d’autorité, elle note le rendez-vous dont elle sait qu’il aidera un peu celle qui pourrait être sa sœur. Ils se retrouveront sous le cèdre de la cour du musée.

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Lune – ch 3

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Margot – ch 2,

Lune – ch 2,

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Margot,

Lune


Son carnet se remplit. Liste sans cohérence, en toute harmonie.

Recherche tourneur-fraiseur. CDI. Expérience souhaitée.

Mère de trois enfants cherche une jeune fille pour faire la sortie des classes et aider aux devoirs.

Maison de retraite recrute une animatrice motivée et dynamique. BAFA exigé.

Cherchons serveuse à temps partiel, soirs et week-end.

Famille de quatre enfants cherche fille au pair, nourrie, logée.

Nous recrutons une vendeuse en boulangerie. Salaire à débattre.

Femme de soixante-dix ans cherche dame de compagnie. Aime la culture, le théâtre, le cinéma, la nature, la lecture. Appelez-moi.

Suivent bien sûr, à chaque fois, les numéros de téléphone. Lune s’amuse de tous ces chiffres griffonnés à la hâte et qui ont l’air de s’appliquer à créer du désordre sur la petite page. Elle aime les surgissements impromptus du chaos qui dort sous la surface bien ordonnée des choses. Elle scrute toutes les vitrines, les devantures des boulangeries et des agences d’intérim, et les portes des immeubles et tous les panneaux d’affichage. Elle marche, attendant qu’un signe lui soit fait. Cela fait maintenant trois jours qu’aucun son n’est sorti de sa gorge.

L’enfant comme un caillou tombé du ciel lui écrase brutalement les pieds, lui cogne les genoux. Plongée dans son carnet, marchant le long de la très minérale rue Nationale, elle n’a pas vu venir au devant d’elle le petit météore, comme né de la pierre, surgi des murs ou du trottoir. Elle ne pousse même pas un cri de surprise, sa bouche s’entrouvre mais s’en échappe seulement du silence. L’enfant ne s’excuse pas. Il la dévisage. Il doit avoir douze ans. Il lui dit qu’elle est mal coiffée et que son pantalon est troué, qu’elle a l’air bizarre. Il parle trop fort et se tient trop près. Lune recule d’un pas, il avance. Les questions se bousculent. Et puis, pourquoi ne parle-t-elle pas. Où tu vas. Tu écris quoi dans ton carnet. Moi je vais chercher de la terre au bord de la Loire parce que, tu comprends, mes parents ne me font pas de cadeaux à Noël – mais je m’en bats les steaks – mais ma grand-mère, elle m’a quand même acheté un microscope, alors je regarde dans la terre. J’aime bien la terre parce que c’est noir et mouillé. Ma mère déteste. Elle dit que je lui fais trop de lessives. Je veux être agriculteur. J’aurai ma ferme, comme mon père. Sauf que lui ça n’a pas marché, il est maçon maintenant. Je ne l’aime pas trop mon père, de toute façon.

Lune chavire. C’est trop d’un coup mais c’est peut-être ce qu’il lui faut. Le fameux signe. Elle se tait encore, elle ne bouge pas. Elle écoute le gamin. Elle le regarde : figure asymétrique, légèrement. Les cheveux presque roux, taillés en brosse, assez grossièrement. A la tondeuse, sans doute, parce que c’est pratique, rapide et que cela ne coûte pas cher. Les oreilles sont au vent, les tâches de rousseur étoilent son visage. Lune a du mal à le supporter, il lui marche encore sur les pieds, il est grossier et agressif. Monte cependant en elle le sentiment d’une adoption irrémédiable, qu’elle ne peut pas le laisser aller à sa vie. D’ailleurs, il ne la lâche pas. Le temps s’étire dans ce tête-à-tête qui est un monologue contre un regard muet. L’orpheline sent la beauté qui point sous l’ouragan. Enfant des origines, enfant né d’avant l’organisation lisse et nette du monde.

La mère attrape brutalement son fils par le tee-shirt. Mais pourquoi t’arrêtes-tu comme cela ? Je n’avais pas vu que tu ne me suivais plus ! Arrête d’embêter la dame. Pardon, je suis navrée. Vous savez, ce n’est pas facile avec lui. J’espère qu’il ne vous a pas fait mal ? Dis pardon, Stéfane. On va au musée, on a rendez-vous avec ta tante, on est en retard. Dépêche-toi.

Stéfane s’éloigne de mauvaise grâce, se retournant une dernière fois vers Lune, lançant un regard que d’autres diraient provocateur, et qu’elle reçoit comme un appel. Se surprenant elle-même, Lune retrouve sa voix pour lancer à l’enfant de bien regarder le grand cèdre, de s’assoir par terre, de le sentir, que c’est presque le plus grand d’Europe. Et ses yeux d’innocent où germe la folie lui disent viens. Alors elle suit ces deux êtres dont le lien par le ventre semble fabriquer leur souffrance. Elle suit de loin, car la mère lui fait peur. Elle va tout droit, tirant son fils. Elle semble furieuse de son indigne progéniture.

Mais il y a autre chose aussi, pense la toute jeune femme. Nous verrons sous le cèdre.

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Claire, Julie, Pierre et Amar -ch 2

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Les quatre amis ont une semaine à eux. C’est leur première soirée, délicieuse car elle contient en germe les six autres, et parce qu’elle déborde de  l’euphorie des retrouvailles, sans l’amertume qui teinte les derniers instants du bonheur.  Ils sont venus boire un cocktail dans une guinguette au bord de la Loire, et ils rient encore aux éclats parce que Claire voulait une camomille. Sérieusement. Ce n’était pas pour rire et c’est cela qui était si drôle. Et l’expression du serveur qui n’arrivait pas à comprendre que ce n’était pas une blague. En plus, on ne sert pas de camomille ici. Il y a du bruit, et du monde, et le fleuve absorbe les éclats de voix, si bien que le brouhaha est vague, dissipé dans l’air devenu noir de nuit, au-delà des lampadaires de la ville et des guirlandes lumineuses des guinguettes campées là pour l’été.

Claire a trempé ses lèvres dans le cocktail alcoolisé parce qu’il était coloré et servi dans un joli verre, mais elle n’a pas l’habitude. La tête lui tourne, alors elle  sort avant ses amis pour respirer un peu la nuit. Toujours ce pincement à l’intérieur. Drôle de bonheur se dit-elle, un bonheur intense et les larmes qui ne sont jamais loin. Elle accepte une part de baba au rhum proposée par une vieille dame dont les yeux la bouleversent. Elle, l’empathique, elle qui ne peut pas s’empêcher de porter les douleurs des autres. Elle s’était juré de s’occuper un peu plus d’elle, un peu moins des autres. Pourtant, elle s’assoit, elle parle, elle sourit, elle tient compagnie à cette dame trop seule qui distribue son gâteau aux passants. Claire trouve tout de suite que la dame est gentille et qu’elle mérite son attention. Elle l’aide à se sentir plus belle et captivante. Comme toujours. Elle donne ses paroles qui soignent et oublie sa propre blessure.

Quand Amar est sorti avec Pierre devant lui et Julie accrochée à son bras, il a tout de suite vu Claire qui leur demandait de la rejoindre. Il a reconnu de loin la dame à côté d’elle, la dame au drôle de regard qu’il a fui tout à l’heure. Il s’est fait violence pour s’approcher quand même. Maintenant que tout le monde bavarde et déguste le baba au rhum, ça va, il supporte. Et quand il entend l’inconnue parler de sa vie perdue dans la contemplation solitaire, quand il l’écoute regretter de n’avoir pas entretenu le faisceau de relations qui viennent presque toutes seules avec l’enfance, et que l’on renforce ou que l’on détruit en grandissant, quand il comprend qu’à présent, et même si elle ne sait comment s’y prendre, elle veut vivre, son cœur se tranquillise. Il sait ce que c’est quand les regrets et la colère contre soi-même labourent le cœur si complètement qu’il ne reste plus assez d’air à l’intérieur du corps. Il est orphelin, justement à cause de la rage sourde dont on ne se libère pas, même avec les mots. Il ne veut plus jamais la côtoyer de près, ni la croiser dans les yeux de quiconque. Il veut du bonheur et ses amis. Eloignez-vous, malheureux prisonniers de vous-mêmes. Mais la vieille a quelque chose en elle qui la sauvera, c’est ce qu’il pense en l’écoutant, et puis Claire soigne tout avec son sourire et sa sollicitude. D’ailleurs quand l’inconnue propose qu’ils passent chez elle le lendemain pour qu’elle leur donne un guide de la ville, un guide qu’elle a écrit elle-même, dit-elle, avec des histoires inventées derrière tous les détails trouvés au coin des rues, c’est lui qui accepte en premier, plus curieux et plus enthousiaste encore que les autres.

Julie aussi est heureuse de cette rencontre. Julie aime le hasard et tout ce qu’on invente. Elle a toujours un pied du côté des rêves, et l’autre bien ficelé à l’exigeante réalité. Elle demande son adresse à Margot et la note sur le plan qu’elle a pris à l’office du tourisme. Et elle dessine une fleur sur le point précis que lui a montré Margot. Claire se moque de cet enfantillage inutile – une croix suffisait – et cela lui fait plaisir. Elle sourit à son amie. C’est si rare d’être ensemble, de pouvoir dépenser le temps en paroles légères. Et leur futilité lui semble du velours.

En regagnant l’hôtel où ils logent tous les quatre pour la nuit, elle pense à ses filles qui doivent dormir, à plusieurs centaines de kilomètres d’ici. L’espace de quelques secondes, cette distance lui semble intolérable. Quelque chose en elle réclame impérieusement l’odeur et le poids de leurs petits corps d’enfants. Rien d’autre ne compte à cet instant-là. Ni les vacances, ni son amitié, ni la douceur du val de Loire, ni la beauté de l’eau noire écaillée d’or. Elle ne dit rien, bien sûr. Comment dire ce genre de choses ?

Quand tout le monde est couché, que la grande chambre d’hôtel qu’ils partagent est plongée dans l’obscurité, que les dernières plaisanteries ont cessé, quand il n’entend plus que les respirations préparant le sommeil, Pierre demande à Julie de raconter une histoire. Une de celles qu’elle raconte à ses filles. Il aime que Julie raconte, il aime les grands silences qu’elle ménage et qui laissent le temps aux images de se propager à l’intérieur de lui. Quand le sommeil le prend, il est encore plein de cet enfant muet qui ne parle qu’aux oiseaux, du bout des doigts et du bout des yeux.

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Margot – ch 2

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Margot a acheté un baba au rhum et retrouvé sa maison. En fait, elle ne veut pas manger seule ce dessert tout rond, généreux et luisant. Mais inviter qui ? Et dans ce fourbi, on ne reçoit pas ! Ici, tout dort dans la grisaille depuis bien avant que ses cheveux ne blanchissent. Les vitres sales ne laissent plus passer ni l’éclat des journées, ni la profondeur des nuits. Elle ressort avec son  gâteau et  descend, à quelques centaines de mètres de chez elle, sur le quai qui borde la Loire, rendue plus calme et plus sauvage par plusieurs îlots et bancs de sable qui parsèment le milieu de son lit. Aux abords du pont qu’elle voit sur sa droite, un autre cèdre du Liban s’élève dans la nuit maintenant installée. C’est une majesté dressée comme une sentinelle veillant sur l’eau qui se défile sous ses yeux impassibles.

Margot a écrit plusieurs romans peuplés de ces géants nés dans un autre temps. Son imagination a flotté sur les années que portent les lourdes branches. Mais ce soir, c’est autre chose qui la frappe. C’est cette ombre immobile et le va-et-vient des hommes, et l’eau qui s’en va loin, qui ne fait que couler. La romancière s’assoit et soudain, elle sent la raideur de son corps. Entre mouvement et immobilité, elle a depuis toujours choisi son camp. Elle s’est fixée à sa table de travail et a regardé les hommes passer, elle a prolongé leurs mouvements en créant sous ses mots de formidables fuites et des tourbillons de personnages prisonniers de tempêtes, sans jamais quitter son bureau. De très courtes promenades ont toujours suffi à faire naître des romans complets. C’est vrai qu’elle voit dans chaque chose ce que les autres ne voient pas. C’est vrai qu’elle scrute le monde avec des yeux perçants. C’est vrai. Seulement, est-ce cela, vivre ? Se contenter de voir au-delà des visages, se contenter de voir sous la surface, sans bouger ?

Ce soir, Margot se refuse à deviner les histoires qui affleurent dans tout ce qu’elle regarde. Et le cèdre au bord du pont n’est qu’une ombre grandiose qui élève les hommes un peu au-delà d’eux-mêmes. Elle ouvre sa boite en carton, marquée de l’inscription « Le petit baba», avec l’adresse de la pâtisserie. Ce n’est pas celle dont elle a entendu parler mais les gâteaux dans leur rondeur lui ont fait trop envie. S’écouter, soi, au lieu de toujours sonder la profondeur de tout ce qui lui est étranger. Seule au bord du fleuve avec son gros baba au rhum, la romancière n’a pas tant envie de le manger que de le partager. Elle fait huit parts, et invite les passants à se servir. Presque tous la regardent, étonnés. Vieille folle, pensent-ils sans doute. Ils ne s’arrêtent pas et détournent les yeux. Certains semblent amusés de cette invitation incongrue mais ils ont rendez-vous, ou disent-ils, ils n’ont plus faim.

Seule une jeune femme s’arrête et prend une part en remerciant Margot. Elle s’assoit à côté d’elle pour la manger en sa compagnie et lui dit que le gâteau est délicieux. C’est même son dessert préféré et sa mère les fait bien aussi! Elle est simple, pleine de sollicitude et de questions, lui demande où elle vit, ce qu’elle fait. Elle commente la soirée et le beau temps. Elle s’assure que Margot n’a pas froid et qu’elle est bien assise. Elle la complimente aussi : vous avez les traits fins et c’est si gentil d’offrir du gâteau aux passants. Toutes ses paroles semblent faites pour envelopper Margot dans la chaleur. Margot l’écoute et la regarde, comme un miracle. Cette jeune femme blonde a-t-elle donc si bien senti sa solitude ? Et quelle générosité! Tout à coup, la voilà qui lève les bras et les agitent pour inviter ses amis qui sortent d’une petite guinguette éphémère, à la rejoindre.  Ils s’approchent, plus timidement peut-être, mais leurs bavardages habillent rapidement la nuit d’une robe de joie. Et Margot parle aussi ! Elle ne les regarde pas seulement, elle parle ! Elle raconte Tours et ses mystères sous la douceur, et même un peu sa vie, et même un peu ses erreurs dont elle vient d’avoir la révélation. Elle les exhorte à continuer de s’aimer. Elle se sent à la fois plus vieille que jamais et petite fille rêvant d’être adoptée, guidée par ces jeunes gens enthousiastes. Comment s’appellent-ils d’ailleurs ? Claire, c’est la blonde au grand sourire qui s’est assise auprès d’elle en premier. Et Julie qui parle beaucoup, et Pierre, ses regards disent la clarté de son âme, et Amar, dont elle sent la méfiance qui s’amenuise petit à petit.

(à suivre)

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