Doux parfum

A Caroline et Pierre-Luc

C’est dans l’hiver le sursaut de la lumière. Le camélia fleuri salue notre regard que le ciel impérieux, réclame.

Nous sommes à la fenêtre, les enfants se sont tous endormis .

Nous n’avons plus quinze ans. Cette pensée est neuve de la clarté de janvier, veloutée comme les fleurs roses invitées dans le cadre blanc qui nous verse au milieu du jardin.

La forêt n’est pas loin. Un espoir muet répand son doux parfum.

Il faut bien regarder s’en aller la rivière


il faut bien regarder
s’en aller la rivière
et la mousse changeante
des arbres
répondant à l’été

les tempes de basalte
ici
ont la force du souvenir

mais dans le lit de l’eau
laissons la joie

sous l’écorce blanche des pierres
se coule
la longue larme d’un dialogue
qui s’interrompt

La lettre d’Anna

Ce billet suit le précédent puisqu’il présente la nouvelle écrite pour le même concours, l’année dernière. La phrase d »ouverture devait être: « C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna ».

Je me souviens avoir eu énormément de mal à écrire cette nouvelle. Quyên m’avait aidée à l’améliorer et je l’avais ainsi réécrite plusieurs fois, ayant à l’esprit ses remarques perspicaces(merci, merci, merci: « Autrui, pièce maîtresse de mon univers » dit Esther en écho à ton dernier billet). Je la retrouve aujourd’hui et me rends compte qu’il y aurait encore beaucoup à revoir du point de vue du rythme du récit, notamment, et de sa densité. Pour autant, je la livre aussi aujourd’hui, me souvenant de la petite équipée en bus avec mes élèves lauréats et leurs parents. La gaieté et le plaisir d’être allés au bout de ce projet venaient clore heureusement trois années successives de cours de français au collège, ensemble. Ce sont des lycéens maintenant…


C’est en m’asseyant devant mon thé que j’ai vu la lettre d’Anna. J’ai reconnu instantanément son écriture. Elle dit mon prénom en bleu sur l’enveloppe blanche et c’est la première caresse du matin. Puis le thé brûlant dans ma gorge, et l’aube encore nimbée de nuit apparue au-delà des toits gris.

Déjà, alors que je contemple toujours l’enveloppe posée sur la vieille table de la cuisine et que ma main, avec la régularité de l’inconscience, porte la tasse jusqu’à mes lèvres, je lui parle en moi-même.

Cela fait deux longs mois que j’attends sa lettre. Quel motif a pu interrompre si longtemps notre conversation ? Marie a posé l’enveloppe sur la table pour que ma journée s’ouvre avec elle. Pourtant, je vais repousser à ce soir ma lecture pour rêver à ses mots. A la terre qu’elle foule maintenant – celle qui reçoit sans ciller la houle et la brûlure blanche du soleil d’hiver.

A présent, ma tasse est vide et mon esprit ressasse les questions qui ont hanté les dernières semaines. Pourquoi Anna est-elle partie si vite ? Pourquoi n’a-t-elle pas pu m’attendre ? Elle a passé son bac littéraire, puis elle a travaillé dans un petit restaurant afin de financer son installation dans le sud de la France. Elle est partie en cours d’année, dès que ses économies le lui ont permis. Elle m’a seulement dit qu’elle ne pouvait plus attendre. Elle voulait commencer des études de lettres et espérait pouvoir entamer l’année au deuxième semestre. Elle dit qu’elle sera professeur de français. Je l’imagine bien lisant à ses élèves des textes comme si sa vie en dépendait. Mais je ne comprends pas qu’elle soit partie sans moi, qui ne pouvais pas partir. Je passerai le bac en juin. Littéraire aussi. Je continue à travailler mais les textes sont moins beaux depuis que je ne les lis plus avec Anna. Même ceux d’Eluard. Mes professeurs aussi ont remarqué que j’étais moins pertinente qu’au début de l’année.

Je passe devant la librairie, rue d’Anvers. On ne m’y voit plus, assise entre les rayons, entourée de livres dont j’essaye de retenir des passages pour les dire à Anna. La littérature ne me parle plus si nous n’en parlons plus ensemble. Marie ne comprend pas que je lise si peu désormais. Elle m’a pourtant offert un Giono plein de soleil paraît-il, et je n’y ai pas encore touché ! Elle ne sait plus quoi inventer pour me tenir debout, loin de ma sœur. Elle m’a même emmenée voir le Sacre du Printemps à l’Opéra ! Et pour sa bourse, cela a du représenter un vrai sacrifice, bien qu’elle n’ait rien laissé paraitre. En y allant, je n’avais pas le cœur fou d’impatience. Pourtant c’était Le Sacre, celui de Pina Bausch. J’ai regardé sans croire à rien, les danseurs m’ont semblé ne pas savoir ce qu’ils dansaient, je ne voyais pas leurs âmes déborder au-delà de leurs doigts, parce que le regard d’Anna, son incroyable regard, n’était pas posé sur eux. Je ne sais pas voir comme elle, je ne sais pas voir sans elle. Marie était décontenancée, je l’ai bien senti, mais je ne peux pas feindre. Elle n’a fait aucune remarque en sortant et m’a entouré les épaules de son bras mince. Sa main près de ma joue sentait la terre mouillée.

Je sors. L’aube maintenant a passé les toits. Elle se répand, faible et silencieuse, dans notre rue. Mon sac pour la journée de cours est assez léger. Je pense au poids de ma valise lorsque j’irai moi aussi à Toulon. Marie n’a pas tenté de me détourner de ce projet de départ. Elle sait qu’il n’y a rien à faire. Qu’Anna est sur terre la seule qui ait le même sang que moi dans les veines et les mêmes lointains dans les rêves.

En arrivant au lycée, je me dis que sa lettre répondra peut-être à ce qui nous tourmente depuis toujours. En cours d’anglais, je fouille encore une fois le dossier que nous avons constitué ensemble. Rien des quelques documents que nous avons à propos de notre naissance n’évoque le sud de la France. Pourquoi donc Anna veut-elle le Sud ? Et moi donc ? L’incohérence de notre rêve s’immisce dans mon esprit. Je ferme le dossier pour faire taire cette question-là qui m’est insupportable. Troublée, je suis incapable de répondre quand on m’interroge à propos d’un point de grammaire que je suis censée connaître par cœur.

Cours de français. Le professeur nous lit « Les ardoises du toit » de Pierre Reverdy. Il n’y a que moi qui écoute, je crois. Anna aimerait ce poème : depuis ma chambre nous regardions ensemble les ardoises des toits écumer leur mousse verte, et les murs de brique rouge s’assombrir sous les gouttes. Nous les avons dessinés et écrits sans nous lasser pour tenter de les accepter. Nous ne connaissions pas Reverdy qui nous aurait peut-être aidées. Le Sud restait notre horizon. Etait-ce pour le Sud vraiment ? Ou parce que nous ne supportions pas notre ici vide de nos parents. Ce sont les diamants bus par les oiseaux dans le poème de Reverdy qui me font vaciller une nouvelle fois.

Sur le chemin du soir, les trottoirs miroitent les nuages sans lumière, et les fenêtres sont déjà éclairées. Claire demande des nouvelles d’Anna, avant que le coin d’une rue nous sépare. Je dis que je n’en ai pas. Je garde le secret de sa lettre, jalousement. Claire répond de son air étrange que j’aime bien: « Regarde les arbres sous la pluie. Ils savent qu’il faut attendre. »

Moi, je suis sans cesse dévorée du désir de partir. De laisser là le bac et Marie, bien que ses soins me soient un pansement de fortune. Marie me couve comme elle nous a couvées, Anna et moi, ces dix dernières années. Nous sommes ses précieuses orphelines et ses yeux sont plus tristes depuis qu’Anna est loin. Pourtant, elle va rester, seule dans sa maison de brique, quand je serai partie à mon tour.

Marie nous a épaulées dans nos recherches. Pour nous, elle a couru les administrations. Elle nous a préparé nos pique-niques quand nous allions errer pour nous donner la fausse impression de chercher. A-t-elle imaginé que cette quête pourrait nous arracher à elle ? Malgré son énergie offerte à notre cause, le X inscrit au lieu du nom de notre mère demeure une béance que nous n’arrivons pas à combler. Mais mon désir de pierres sèches fendille dans mon cœur depuis le poème de Reverdy. Je voudrais voir Marie.

En fermant la porte sur le soir qui livre sans retard son drap sombre sur la ville, je vois qu’elle a laissé un mot, elle aussi, sur la petite table en chêne:

« Margot, je vais rentrer tard, je donne un cours de danse supplémentaire ce soir. Tu peux me rejoindre si tu veux, il y aura un bon niveau, tu ne t’ennuieras pas. Tu as vu la lettre de ta sœur ? Bisous, Marie. »

Je ne suis allée à aucun cours de danse depuis qu’Anna est partie. Je fais chauffer de l’eau pour un thé aux épices. En m’asseyant, je pense que je vais encore ignorer la main tendue de Marie et cela me pince un peu le cœur. La fissure du matin s’agrandit encore.

Pourtant j’écris. Presque sans respirer. De longues pages en apnée pour Anna. Sans avoir encore ouvert sa lettre, parce que je suis incapable de la laisser parler en premier pour une fois. Mon écriture est maladroite, oblique, pressée, et je corrige, je précise, je répète, je prolonge. La réalité autour de moi se dissout à mesure que les pages se remplissent.

La nuit est avancée quand Marie passe la porte. Elle est discrète, comme toujours. Une danseuse. Je vois son ombre sur le papier, je devine la fatigue dans l’inclinaison de son cou. Je suis incapable de m’arrêter d’écrire pour la saluer. Elle m’embrasse dans les cheveux. Elle a vu que je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe tant espérée. Elle ne dit rien. Je sens son regard sur ma nuque. J’écris toujours. Elle pose un autre baiser près de ma tempe, plus tendre. Les rides légères de son visage contre mon front. Elle monte. J’entends la porte de sa chambre s’ouvrir en grinçant, et se fermer dans un bruit doux. La douceur de Marie.

J’ai fini ma lettre. J’essaye de faire taire ce qui craquelle en moi depuis plusieurs heures. Je voudrais échapper à mon effondrement. Seuls mes rêves d’ailleurs et mes incertitudes me maintiennent depuis tant d’années ! Anna a bâti avec moi nos poutres de questions. Ma main effleure le timbre tamponné de Toulon. Voilà, c’est simple, je vais ouvrir la lettre d’Anna et mon cœur aura battu si fort une nouvelle fois que je n’aurai pas à me rendre au présent. La lettre d’Anna sera un pas de plus dans ma fuite en avant.

Un bruit léger vient rompre le profond silence de la nuit: c’est le grincement du parquet de l’étage. Marie ne dort pas, seulement, elle reste dans sa chambre pour ne pas me gêner ! Soudain, sa tendresse me foudroie et quelque chose en moi renonce à s’obstiner. Cela fait dix ans que nous cherchons une mère que nous avons déjà ! Qui vit là tout à côté de nous sans que nous la voyions, alors que nous organisons âprement notre échappée constante à la réalité. Qu’importe que la maison soit rouge et sombre sous la pluie ? Il y a dans le placard les thés que nous aimons, il a Claire notre amie juste à deux rues de nous, il y a les silences de Marie. Il y a son jardin qu’elle voudrait faire avec nous, ses cours de danse. Nous ne lui avons rien donné d’autre en échange qu’une demi-présence.

Je repose l’enveloppe et reprends mon stylo :

« PS : Anna, ta lettre me parlera de la mer. Ta lettre sera un soleil blanc et m’aspirera entièrement parce que je ne sais résister à aucun de tes mots. Tu as certainement continué nos recherches à Toulon. Peut-être me parleras-tu d’une piste glanée à propos de l’un de nos parents. Une part de moi l’espère encore puissamment. Mais je me défais ce soir de la folie de nos espoirs, Anna. Je n’ouvre pas ta lettre, et je vais embrasser Marie. »

Basalte

Longe les orgues

longe

la paroi te regarde

toi qui passes qui ne fais que passer

Longe longe le grand basalte

qui te regarde

et le soleil

 

Tu portes dans ta chair le lit de la rivière

les galets blancs comme des grappes de souvenirs

plus vieux que ton amour

tu portes les volcans

les vies

tu portes tout cela ne faisant que passer

 

Tu longes les orgues froids dans le soleil d’octobre

écoutant leurs murmures et ton cœur

voudrait prendre

maintenant

la vraie mesure du monde

 

Tu foules pour l’aimer

la terre

cette terre dont tu es faites

dont tu ignores tout

dont tu devines à en pleurer

tout ce que tu ne sais pas

 

Marche marche l’automne et son grand chalumeau

viennent  rougir

de flammes de vigne vierge

et de lumière

tes élans vers le ciel

.

Houle

La houle souvenir

Ne cesse plus

Depuis

 

La houle

Après la terre

Suspendue dans l’écume

En points de roche

C’était le fil frontière où finissait le monde

En moussant ses bruyères

 

La houle l’océan

Vaste prière

Le vent

 

La houle dans les reins

Enfin

 

Le ciel s’était ouvert

Juste là

A l’aplomb de mes rêves

 

La cloche fêlée du perroquet

Il faut voir la scène. Une scène de printemps dans les jardins du temps.

 Les iris sont en fleurs, tout autour, et cela fait une haie tendre et déjà un peu haute, pour une enfant assise. L’herbe est tondue d’une semaine, confortable, fleurie de toutes petites fleurs. Derrière, éclate un laurier fraîchement planté et la terre est bien noire à son pied. Voilà pour le décor. Il y a aussi un peu de vent, il ne fait pas trop chaud.

L’homme, c’est mon père ;  il a jardiné un moment, déplacé, repiqué, imaginé l’harmonie des couleurs et des feuillages qu’on ne peut pas encore deviner, parfois. Ce petit monde est vaste en beauté et en mouvements subtiles qui vont avec les ans. Les choses changent au fil des envies, et c’est si beau de voir le jardin devenir. Dans la famille, faire un tour de jardin est une promenade en soi. On s’attarde, on regarde les plantes qui sont parfois anciennes comme l’enfance. Les nouvelles venues sont toujours un peu les vedettes, mais elles émeuvent moins. Il y a le muguet qu’on connait bien et qui s’étale depuis longtemps, toujours à l’heure, et les lilas en bosquet qui nous appellent, exigeants, de toute leur senteur,  et le tapis de fleurs de marronnier : on lève la tête vers le grand arbre aux cônes et tendres et fiers. Le rhododendron s’obstine, devant l’entrée,  à fleurir, mais on voit qu’il est vieux et sa mine est plus grise. On l’aime presque mieux ainsi.  L’azalée à son pied lui fait un peu la cour. Les pots de petites herbes, et le thym tout en fleurs qui conquiert son espace, toujours. Les gouttes de sang, les boules de neige, le petit pêcher sauvage et les quelques autres fruitiers. Y aura-t-il des mirabelles ? Il y a aussi toutes les plantes dont on espère les fleurs : les très petits rosiers de grâce dont les feuilles sont si délicates et les tiges sans épine. Comment seront leurs fleurs ? C’est une joie de les attendre, devinant les boutons, ou une embrasure verte au creux des tiges, qui n’est encore qu’une promesse.

La variété du vert, du mouvement des tiges, de l’élancement des feuillages,  est aussi délicieuse que le vent et les fleurs, et que les souvenirs. Ici je me souviens que j’ai appris à faire le nœud de mes lacets. Ici le cerisier, la maison de mes jeux. Ici ma sœur ;  ici, ma joie passée.

Il faut voir la scène, donc, dans ce jardin-là, précisément. Sur une poutre en bois entre les plantes et l’herbe, le jardinier s’assoit, ayant posé sa fourche. Il souffle un peu et l’on discute. Le jardin délivre, ou convoque, la parole.  Violette, qui fleurit ses cinq ans, s’approche et vient cueillir les genoux de son grand-père qui disent bienvenue. Et dans son babillage arrive – comment ?- le perroquet. Et le perroquet devient dans la bouche de mon père, le fameux perroquet sous sa cloche de verre, dans la grande maison du bord de la rivière.

-L’as-tu vu, ce perroquet, dans la maison d’Aulueyres?

-Non…

-C’était le perroquet de mon papa.

Violette s’interroge : comment est-ce possible que son pépé ait un papa ? Cet homme-là est mort. Autre mystère. Et, plus incroyable encore, cet homme qui est mort fut, un jour, un enfant ! A moi aussi, cela semble impensable. La raideur d’esprit de cet homme qui jamais ne m’a fait monter sur ses genoux, son sérieux et sa dureté affichée sont tellement étrangers à  l’enfance.

Mon père nous raconte : son père était l’ainé dans la maison du moulinage. Il allait à l’école, à pied bien sûr. Il longeait la route qui surplombe la rivière, pendant un kilomètre, atteignait le village, puis la petite école. Avec peut-être la même fraicheur et la même joie que mes filles aujourd’hui : comment le concevoir ?

La voix de mon père s’accorde au mouvement des feuilles. Il y a des silences et des frémissements. Violette se tient muette comme je suis perplexe. L’enfant d’Ardèche va donc  à l’école et apprend, récite, calcule. Puis il rentre et sur le chemin du retour, à la sortie du village, il y a une petite maison et une dame qui l’habite. L’enfant s’arrête et la salue, lui  chante les chansons qu’il connait. Chaque jour, il s’arrête gaiment et il chante. La dame est très heureuse de cette visite quotidienne, et l’enfant s’attarde un peu, sans doute parce que la vieille dame possède un perroquet. Ce perroquet est  comme on l’imagine, superbe, multicolore et dans une cage haute. Il lui parle, le caresse, et repart quelquefois, comble du bonheur, avec une plume tombée. La vieille dame promet : quand mon perroquet sera mort, je te le donnerai. Drôle de promesse.

L’enfant grandit, la dame vieillit, et le perroquet meurt. La promesse est tenue. L’enfant se voit offrir l’oiseau superbe, empaillé, sous une cloche en verre.

Imaginez la petite fille sur les genoux de son grand-père. Une telle histoire comme ça racontée au milieu du jardin. C’est un ballet d’images, un puits de rêveries. Elle ne dit plus rien, tout se passe maintenant à l’intérieur d’elle-même. Rareté de ce silence plein.

Je songe, quant à moi, à cet enfant devenu, bien plus tard, mon grand-père. Un homme à la peau dure et au cœur sans souplesse. Mécanique grippée des sentiments. Si la nature est belle, ai-je besoin d’aimer autre chose que la terre ? Mon grand-père laissait les affections vivantes et toute mièvrerie à ceux qu’ils méprisaient. L’Ardèche seule est digne, et les aïeux qu’elle a portés.

Pourtant le perroquet, sous sa cloche de verre, n’a jamais quitté sa maison. Il poursuit cette enfance au-delà de sa tombe.

Mon père raconte enfin qu’il a fêlé la cloche, un jour de grand ménage. Il s’en veut nous dit-il car la cloche était fine. Mais une autre fêlure loge toute intérieure dans sa voix qui raconte. Je pense à Baudelaire qui dit dans un poème« Moi, mon âme est fêlée ».

Il faut la deviner, ou bien la partager, cette fêlure secrète. Fêlure de n’avoir jamais rencontré, derrière le masque amer que nous avons connu, cet homme-là  qui conserva, sensible,  le perroquet de son enfance.

 

 

Si j’étais toi

L'Etoile

 

Si j’étais toi, disait-elle et ses yeux roulaient

Et ses cheveux  étaient noirs et fous sous la tente,

Au fond de la grande fête aux illusions

Données pour quelques sous aux enfants éblouis.

 

Éboulis de la ville et tristes macadams

S’éclipsaient sous les cieux roses et faux des forains

Âpres à gagner les deniers sonnant l’oubli

Qu’ils savaient vendre  et moi, j’écoutais la diseuse

De ma bonne aventure, sous la tente baignée

De l’ombre des mystères et des étoffes rouges

Où couraient à l’envi des fils d’or et de feu.

 

Si j’étais toi, disait-elle et ses yeux roulaient

Et ses cheveux étaient noirs et fous sous la tente.

Des dix conseils qu’elle me  donna je n’ai gardé

Que l’odeur de l’encens et mes rêves pendus

A ses longs doigts qui m’ont tendu comme un présent

Sacré la fausse étoile aux cheveux blonds privés

De vent.  Et la carte vieillit dans un tiroir,

Écornée de mémoire et patinée d’enfance.

 


Écrit pour l’agenda ironique de janvier, organisée par Victorhugotte, au delà de l’océan.

Si J’étais toi, devait dire l’arcane dix-sept. La mienne ne dit pas grand chose que des souvenirs.

 

 

Images d’enfance

Texte écho aux propositions de Quyên et Joséphine qui se sont pliées à l’atelier d’écriture proposé par François Bon: il fallait raconter trois souvenirs de films. Je ne suis pas dans les clous et ne respecte pas les contraintes, mais ce texte est né ainsi, après lecture des textes de Quyên et Jospéhine.


A Maman

Quand j’étais enfant, il n’y avait pas de télévision à la maison. Cela n’est ni une plainte, ni une fierté, mais un constat qui a son importance quand j’essaye de penser aux images qui ont peuplé mes rêveries d’alors. D’abord, les dessins animés dont parlaient mes camarades d’école ne représentaient absolument rien pour moi. Ils n’ouvraient à aucune image. De ce fait, je ne me souviens d’aucun des titres stars des récréations de l’école maternelle et primaire. Peut-être y ai-je perdu quelque chose mais je n’en ai pas le sentiment. Je veux dire (sans jugement  négatif à l’encontre des écrans, et je me mords les lèvres pour ne pas développer l’article dans ce sens; mais ce n’est pas le propos), que je ne me souviens pas avoir regretté de ne pas avoir accès aux mêmes divertissements que mes camarades. J’ai sans doute eu la curiosité piquée, mais je n’en garde aucune trace intérieure.

Ce dont je me souviens, c’est que mes images mentales étaient liées à mes lectures, ou à celles que ma mère faisait pour moi et qu’elles suffisaient à ma joie. Les plus anciennes viennent d’un livre en tchèque où une fourmi malade était soignée par un docteur fourmi que j’appelai « Docteur Jojo ». Elle était bandée à la tête et les autres fourmis s’affairaient autour d’elle. Ces images sont associées à des mots que je reconnaissais comme étrangers alors même que je ne savais pas lire. J’ai aussi gardé de mes livres d’enfant ces trois cloches fabuleuses sous lesquelles Zaza collectionnait des mots qui sonnaient ensuite quand elle les faisait tinter. Comme elle, je préférai la petite cloche, celle des petits mots, et la grosse cloche me faisait peur – comme au chat. Ensuite, l’univers qui peupla mes rêveries, et qui fut le plus élaboré, le plus nourri, le plus essentiel, fut celui si lisse et si sage des romans de la Comtesses de Ségur. Ce monde de gens bien habillés, où même les polissons étaient gentils, me fascinait. Les robes et les rubans bien repassés des petites filles, leurs aventures raisonnables étaient aussi rassurantes qu’un doudou. D’ailleurs, bien plus grande, il m’est arrivé de relire en cachette mes vieux livres roses pour me consoler d’une grosse angoisse ou d’un chagrin. J’ai très nettement l’impression que ces mondes ouverts par la lecture avaient au moins autant de place dans ma vie d’enfant que la réalité.

Cependant, ma mère, pleine de bon sens et d’amour, organisa quelquefois des sorties au cinéma dont je situerais les premières entre mes cinq ans et mes huit ans. Je me souviens que c’était un plaisir assez rare et que cette rareté ne donnait lieu à aucune frustration mais augmentait le bonheur de ces moments partagés avec ma sœur et ma mère. Je crois que nous avions l’impression d’un grand privilège, et mon intuition me donne à penser que ma mère partageait cette impression avec nous. Je me souviens de trois dessins animés que j’ai trop de mal à étaler sur un axe droit du temps qui, dans l’espace de la mémoire, est devenu un labyrinthe passionnant.

Une fois, je devais être au CP, nous allâmes, ma mère, ma soeur et moi, voir Les Aristochats. Je ne me souviens de rien d’autre que notre tendresse pour ces chatons, notre gaité dans la voiture, en rentrant. Je ne garde pas d’image du film lui-même. Mais ce qui rend ce souvenir si extraordinaire, c’est que, très peu de temps après être allées au cinéma, nous trouvâmes au garage, dans un carton, un minuscule chaton noir que ma mère avait amené à la maison. Notre surprise et notre bonheur furent certainement parmi les émotions les plus intenses de ces années-là. Nous baptisâmes ce chaton Berlioz et l’aimâmes passionnément. Le premier chat de la famille! Il va sans dire qu’il fut le chat le plus affectueux et le plus incroyable que nous ayons connu, durant sa trop courte année de vie. Je ne peux maintenant entendre la musique des Aristochats sans penser à ce chat qui devint une légende familiale.

Maman nous emmena une autre fois (avant – ou après – les Aristochats) voir Le Livre de la Jungle. Je n’ai que quelques bribes de souvenirs du dessin animé et je ne peux affirmer que les noms des personnages me soient restés de cette séance-là. Je ne peux oublier cependant que la salle de cinéma me paraissait immense et que  nous étions seules (ou alors, je croyais que nous l’étions). Et surtout, je crois pouvoir affirmer que nous avions attendu la toute fin du générique et qu’une nouvelle projection avait démarré sans que nous ne soyons sorties de la salle (je ne sais pour quelle raison nous n’étions pas sorties. Audace de ma mère?). Le deuxième visionnage eut la saveur d’un bonbon volé.

Enfin, un dernier souvenir de film que je ne saurais pas dater non plus, est lié à Kathy, une amie de mes parents que nous aimions beaucoup et qui était la marraine de ma sœur. Je me souviens qu’elle nous faisait rire et que son appartement villeurbannais était un véritable livre d’aventures. Elle y faisait trôner de nombreux objets ramenés de ses voyages, et surtout de la petite île des Philippines qu’elle finit par adopter définitivement dans les années qui suivirent et où elle mourut, après avoir, notamment, subi une tentative d’assassinat au « coup’coup » (une machette servant à fendre les noix de coco). Elle en garda le crâne abîmé et perdit un oeil. La séance de cinéma à laquelle Kathy me mena remonte à bien avant ces sombres événements, mais je ne peux m’empêcher de penser que Kathy a été comme un roman vivant. Peut-être est-ce elle aussi qui donna tant envie de voyager à ma petite sœur. Sa vie sur son île demeurait un mystère miraculeux et fantasmagorique pour nous qui ne quittions jamais la France. Imaginez, elle avait même de petits singes apprivoisés qui vivaient avec elle au milieu d’une forêt de cocotiers et dont elle nous envoyait des photos! Quand nous étions petites, Kathy nous gardait de temps en temps à Villeurbanne. Sa baignoire-sabot nous intriguait au moins autant que les masques mexicains et que les grands puzzles collés et accrochés aux murs. C’est donc lors de l’un de ces séjours, que Kathy m’emmena (seule, je crois, parce que j’étais la grande et ce privilège augmentait encore le plaisir de cette sortie) voir la Belle et la Bête. Encore une fois, je ne garde aucun souvenir du film mais Kathy m’avait offert, en plus, un grand livre avec l’histoire et les images de Disney. N’étant pas habituée à posséder des produits Disney, les dessins me paraissaient particulièrement beaux, tout comme le livre, parce qu’il était plus grand que tous mes autres livres et que les pages étaient en papier glacé. Pour ces raisons, Il fit longtemps partie de mes livres les plus précieux,  et parce que c’était un cadeau de Kathy que j’aimais, et un cadeau qui m’avait été fait particulièrement à moi, ainée. Je suis certaine que ma sœur n’avait pas été en reste mais Kathy avait eu cette bonté de me faire sentir que ce présent était spécialement choisi pour moi.

Je suis émue de constater que le fait d’évoquer des films vus dans l’enfance ne déclenche pas de souvenir précis de ces films mais plutôt une impression diffuse, une brume  liée à quelques images de ma vie de petite fille. Et je crois que cette brume, je peux l’appeler  bêtement, simplement, naïvement, mais sincèrement aussi: bonheur. Ce genre de souvenirs est une douce compagnie dont le travail du temps ne nous prive pas, mais au contraire, nous fait jouir davantage, en recomposant le passé selon une mystérieuse loi, celle des émotions.