Les Poux – Attention, texte qui gratte!

poux

A Frog qui m’a suggéré ce texte, et à toutes les mères qui se reconnaitront peut-être un peu dans ce récit épique.


Dans ma salle de classe assaillie de sud et de soleil, par vagues de trente, les élèves ont, pendant sept heures, chauffé au-delà du supportable l’atmosphère qui n’a pu rester studieuse tant elle est devenue étouffante au fil de la journée. Ils se sont plaints, à tour de rôle, puis de concert. Symphonie de soupirs, de mains qui font l’éventail, de sueur rougie sur les visages mornes, de protestations et d’épaules tombantes. Impossible de se concentrer. Antigone ou Chimène n’ont plus de si beaux yeux, dans une telle chaleur. En ouvrant l’autre four brûlant qu’est devenue ma voiture, l’énergie nerveuse qu’il m’a fallu pour mener, tant bien que mal, ces heures de cours, retombe tout à fait. Je suis exténuée.

Pourtant il faut encore faire la route écrasée de la lumière blanche et lourde de l’été. Retrouver les enfants et leur sourire, les soulever, les embrasser, soigner les bobos, enrayer les disputes semées par le soleil sans concession qui darde la place du village où leur Nounette m’attend, fatiguée certainement autant que moi. Et prendre à nouveau la route : Violette a rendez-vous chez le coiffeur.

 Elle l’a réclamé hier, comme une dame. Une main cherchait à mettre de l’ordre dans sa généreuse chevelure et elle s’observait dans le miroir qu’elle n’atteint cependant que depuis un marchepied en plastique antidérapant. Paradoxe absolu et si drôle : ses petits pieds relevés sur la pointe, hissés sur l’objet nécessaire à l’enfance,  et l’air absorbé et profond de ce visage tendre qui minaudait devant la glace. A son petit soupir excédé je n’ai pu résister : «  Ah, ils sont trop longs mes cheveux ! Maman, il faut que j’aille voir le coiffeur ! ».

Nous y sommes. Toute la nervosité est restée sur le trottoir brûlé. Violette est assise bien droite, assez fière d’être l’objet de toutes les attentions. La jeune coiffeuse est pleine de douceur et de sourires. Et mes yeux brillent sans doute d’orgueil devant ma fille ainée si jolie et si sage. Le salon est grand. Peu de meubles. L’espace silencieux consacre son centre à Violette qui l’élève comme le ferait un trône. Elle a enfilé une grande blouse qui, comble du bonheur, est parsemée d’oiseaux. Violette la regarde et la caresse. C’est un tissu subtilement plastifié, léger, et ses doigts l’examinent avec curiosité et plaisir. Elle n’ose l’évoquer pour ne pas rompre le charme du blanc de cet instant mais je lis dans ses yeux que les oiseaux lui parlent et que cela l’enchante.

Camille  s’adonne à son bonheur avec la constance qui la caractérise. Elle habite la grande pièce en la parcourant, l’air parfaitement décidé. Son errance semble déterminée à toucher le hasard. Elle commente tout dans sa langue fondamentale, mystérieuse et expressive dont tant de grands poètes se sont désespérés à rechercher la trace. J’écoute du fond de l’âme la source vive de la Poésie originelle dans le babillage intérieur qui échappe en toute inconscience à ma petite Camille. Elle est toute en courbes douces et dodues et se dandine innocemment, sans imaginer une seconde le spectacle essentiel qu’elle livre à mes regards.

La coiffeuse s’appelle Laura. Elle prend soin de tout expliquer, ses mains vont vite mais ne surprennent jamais. Elles manient le vaporisateur comme le Graal que nous venons toutes de trouver. Les cheveux mouillés de Violette dont les pointes raidies par la brosse chatouillent sa nuque délicate diffusent une fraîcheur ténue et salvatrice. Si les miroirs du salon apaisant parlaient, ils salueraient sans doute la douce féminité de nos silences heureux entrecoupés de mots qui ne sonnent que pour s’en faire le discret écrin.

Les premières mèches pleuvent, encore bien coiffées, sur la blouse aux oiseaux. Elles deviennent le jeu de Camille et Violette qui s’en saisissent, les dispersent, se nourrissent de leur texture humide et amusante. Les sœurs se réunissent, leurs mondes se rassemblent dans le plaisir du toucher partagé. Les rires s’élèvent au moins jusqu’au plafond tandis que mes lèvres se pincent malgré moi. Les morceaux de ma fille ainsi étalés de partout, c’est impensable ! Et puis j’ai un peu honte de leur agitation qui point, il faudra tout nettoyer et que va penser la jeune coiffeuse ? Je voudrais vraiment faire taire cette honte stérile car mes filles découvrent et vivent les lumières de leur enfance dans toute leur pureté. Faut-il avoir honte de leurs éclats de joie ? Le regard affable de la coiffeuse pèse malgré sa bienveillance. Et si, derrière son regard doux, se trouvaient d’acerbes critiques quant à l’éducation que je donne à mes filles? Ah, le cœur est toujours si narcissique : c’est moi, uniquement moi, en tant que mère, ou plutôt l’image de moi, que je veux préserver en demandant à mes filles de cesser leur jeu innocent ! Surtout que, jeu ou non, il faudra balayer, quoiqu’il arrive.

Patience… Je vais en avoir pour ma peine.

« Vous savez que votre fille a des poux ? » Voilà une vraie honte, cinglante comme il faut, diplomatiquement soulignée par la forme interrogative ! Voilà de quoi avoir  véritablement honte: je n’ai pas vu que la tête de ma fille était habitée par d’innombrables petits parasites dont la vitesse de reproduction devient un point fixe dans l’angoisse qui s’installe en moi. La coiffeuse ne peut retenir une grimace, malgré son amabilité que je sens professionnellement sincère. Il ne s’agira pas d’un simple coup de balai mais de tout javelliser, sol, tissus, accessoires, outils, avant le prochain client. Je me confonds en excuses surprises et penaudes mais déjà (l’égoïsme décidément me guette), mes pensées courent vers la pharmacie, la désinfection nécessaire de la maison, les multiples lessives, les heures pendant lesquelles il faudra passer, mèche après mèche, le peigne à poux.

Nous nous jetons toutes les trois dans la rue et c’est comme si la grâce des premiers moments dans la pièce aux miroirs n’avait pas existé. La grande fatigue accumulée dans la journée n’a plus cours non plus. Je suis tendue vers la soirée multiple, je marche vite et rien n’existe d’autre que ma nervosité. Je me gratte frénétiquement bien sûr, à cause des poux imaginaires qui s’immiscent partout. Les deux sœurs demeurent désespérément sereines. Rien ne semble les atteindre. Violette lance de furtifs regards à son reflet dans les vitrines pour en apprivoiser la nouveauté, et Camille détaille la nuque maintenant apparente de sa sœur, comme une page à lire.

La maison perd le nord et son ordre souverain. Corvée qui m’exaspère mais que j’accomplis avec la conviction qu’elle me rachète de ma négligence. Je fais tout voler comme pour anéantir le monde grouillant et invisible que mes yeux croient deviner dans chaque morceau de tissu. Deux charlottes protégeant la lotion miracle appliquée avec soin dansent joyeusement au milieu des monticules de linge en formation et se réjouissent de la réinvention de leur terrain familier. Elles ignorent superbement mes mouvements trop secs et mon œil trop sombre. Le shampoing, c’est avec leur Papa, beaucoup plus sage que leur mère et parce que lui, au moins, ne met pas d’eau dans les yeux.

Rapide repas, réduit à l’essentiel. Et nous peignons, patiemment parce qu’il n’y a pas le choix, chaque mèche enfantine. Le coton humide sur lequel les dents fines viennent, à chaque passage, se débarrasser à leur tour des toutes petites bêtes, se tâche de points noirs et mouvants qui me donnent des frissons. La lotion n’a rien eu de miraculeux (Merci monsieur le pharmacien de votre air assuré en me montrant le flacon soi-disant meurtrier, vous avez fait de moi une bien piètre empoisonneuse !) : les poux tentent de fuir la blancheur dénonciatrice du disque à démaquiller. Mais mes ongles sont sans pitié. Je fais œuvre de mort à une vitesse folle. Mon dieu, il y en a tant ! Rien ne pourrait m’arracher à ma tâche qui devient obsession. Mais, sous le peigne minutieux, les deux petits corps nus sont toujours très tranquilles. Violette demande même pitié pour ses poux et voudrait bien les voir. Son Papa lui présente, sur le plateau mouillé :

« Oh, ils sont trop mignons ! » s’exclame-t-elle attendrie.

Tiens, voilà qui ne m’avait pas traversé l’esprit !