Profanes

Le livre vient à peine de se fermer. J’aime son format, sa couverture, le toucher et l’épaisseur des pages. Je le pose, mais mes mains s’attardent encore.

J’ouvre une page blanche comme je ne l’ai pas fait depuis longtemps. J’ouvre une page blanche alors que toutes ces pages écrites par une autre ont parlé une langue si proche de moi, et qu’elles sont encore là, à circuler à l’intérieur. Et que je sens que leur présence entière, vive, physique, profonde, s’effrite déjà, pourtant, et que bientôt je n’aurai d’elles qu’une trace, qu’une idée, que le souvenir de leur densité. J’aurai perdu les détails, ou j’en aurai peut-être seulement un qui aura bien voulu rester. Ce sera  le journal de Claire coupé en quatre, ou l’atmosphère de cette maison qui porte sa mémoire en silence, et l’animation qui lui est rendue, si doucement, par les quatre compagnons qu’Octave Lassalle a choisi pour vivre encore, avant de mourir.

Je sens l’évaporation à l’oeuvre. Terrible condition. Pourquoi ne peut-on pas tout accumuler? Je dis adieu à ce livre sur ma page blanche comme à une amie que la vie rendra lointaine et dont j’oublierai tout, sauf comme je l’ai aimée. Pourtant, en dehors de la mémoire, les mots lus feront leur travail. Ils le font déjà. Des lignes tremblent, se meuvent, en moi.

Je dis à ce vieil homme adieu toi qui as vu mourir ta fille et qui écris des haïkus. Adieu aux quatre profanes qui t’entourent pour les derniers temps de ta vie. Adieu à la subtilité des liens qui se fabriquent dans ta maison, dans ton jardin, sous ton regard. Adieu les phrases de Jeanne Benameur qui vont leurs vagues comme si je les connaissais, ou que je les avais toujours attendues. Sa voix, c’est un feu qui couve, concis, délicat, qui brûle parfois d’une flamme bien grande, bien chaude. Soudain. Retenue et générosité. Palpitations.

Je ne dis pas adieu à ce titre que je n’oublierai pas, que j’ai choisi parce que peut-être que je suis moi-aussi une profane. Octave Lassalle lit l’Ecclésiaste. Il ne croit pas en Dieu. Il est un ancien chirurgien du cœur. Il crois au corps, à l’homme, au vivant, à l’art.  Le sacré, partout. L’art, le jardin, l’amour, la force infinie de la chair. La foi est partout présente, diffuse, aiguë. En dehors de Dieu.

Ce livre vient souffler sur les braises de mes questions, doucement, lentement comme va la larme roulant  vers le coin discret de mon sourire.

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Je n’écris plus

Je n’écris plus. Je n’écris depuis longtemps, depuis plusieurs semaines. Je n’arrive même plus à comprendre comment, avant, j’ai pu écrire. Avec quels mots ? Pourquoi ? Et surtout : quand ?

Le temps de ces derniers mois est compact comme un bloc de béton, inamovible, solide et dur. Parfois, quelque chose se met à tourner en moi-même, quelque chose que je voudrais laisser monter, grandir, s’écrire. Mais à peine ce mouvement intérieur est-il amorcé qu’il faut déjà poursuivre l’histoire que je lis à mes filles, le repas du soir, la douche, le tas inépuisé – et inépuisable sans doute-  des corrections, la réunion de l’association de parents d’élèves, un trajet en voiture, une discussion nécessaire. Je reporte l’écriture. Encore une tâche et puis… mais non, il y a encore le ménage et le monde que l’on attend pour le déjeuner, le frigo qui crie famine !

 Vraiment, comment ai-je fait avant, pour écrire ? Et même, avant l’écriture, quand ai-je eu, un jour, l’occasion de laisser monter, émerger, affleurer, des mots ? Parfois, même s’il est si tard et que le sommeil me gagne, je prends mon carnet, mon stylo. Je l’ouvre. J’essaye quelques phrases. C’est vide, c’est creux. Rien n’a eu le temps que de me traverser. Je n’ai plus d’espace libre à l’intérieur de moi pour fabriquer le moindre texte, la moindre phrase, le moindre vers. Mon corps s’est récemment rappelé à mon bon souvenir : il faut ralentir le rythme, redonner à mes jours l’élasticité nécessaire, la souplesse vitale. Je cherche, depuis cette nuit difficile, à renoncer. Il faut bien renoncer à quelque chose pour que l’emploi du temps soit tenable, non ? Je crois que oui. Que beaucoup de gens le font et  qu’ils sont sages de le faire. Mes amies en parlent. Elles ont des priorités. Elles abandonnent ce qui leur est possible de supprimer. Elles me font la leçon et elles ont raison : peut-être n’est-il pas possible d’être professeur à temps plus que plein, perfectionniste de surcroît, mère de deux petites filles, amatrice de danse, de sport, de lecture, d’entretenir des liens amicaux serrés avec des gens très aimés et souvent lointains, de ne pas oublier son amour et son amoureux, ni  la famille autour, ni le ménage, ni l’équilibre et la qualité des repas, ni la vie du village et la petite école qui a besoin d’énergie et d’engagement pour vivre, ni…

Bref, il doit falloir choisir. J’en suis incapable. Renoncer m’est trop douloureux. Je pense à Antigone qui dit « Je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! ». Je pense à Antigone et je comprends mieux pourquoi je la comprends de façon si aiguë. Ce n’est pas pour sa révolte et son courage. C’est pour son désir impossible d’une vie où l’on n’aurait à renoncer à rien, à aucun moment. Peut-être que si Antigone avait vieilli, elle aurait atteint l’épuisement, à force vouloir tout, et tout à la fois.

A l’heure où j’écris ces lignes, je repousse la correction des brevets blancs à demain, en prenant le risque de journées de travail (notons : je suis officiellement en vacances et l’on attend de moi une disponibilité accrue, dans tous les domaines. J’ai tellement de chance d’être prof et d’avoir tant de congés, etc…) encore plus longues et pénibles. D’une certaine façon, ce soir, je choisis d’écrire. Est-ce un début de progrès ? Ou est-ce encore une façon de continuer à accumuler les exigences que j’ai pour moi-même et l’assouvissement de désirs qui m’apparaissent comme des besoins ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus si j’écris vraiment ce soir. Je crains de ne faire que me déverser sur la page.

Je disais hier à une amie qui supposait que la faculté de traduire ses émotions à l’écrit devait être la source d’un grand bonheur, que je me sentais devant mon cahier comme un manchot qui tenterait de  tricoter. Écrire me semble quelque chose je n’ai jamais su faire, que je ne saurai jamais. Pourtant, il est vrai que je me souviens de quelques bonheurs, toujours fugaces, liés à l’écriture de certaines lignes, et d’une intensité telle qu’ ils me poussent sans doute, malgré mon sentiment d’incapacité, à saisir encore mon cahier, avant de m’endormir, écroulée de fatigue, le cahier en question serré dans les mains.

Ce soir, puisque je ne peux parler de rien – je veux dire, vraiment parler –  j’essaye du moins de renouer un peu avec les mots  en évoquant, comme d’un trait à peine posé sur du papier à dessin, ces minuscules événements qui surgissent souvent et se meuvent ensuite confusément en moi-même. Je n’en peux rien faire, rien dire, mais en dresser la liste me rappelle simplement que je vis :

  • L’insolence des coucous dressés jaunes sur les talus du printemps
  • Le rire de Camille, sans la moindre fissure
  • Le ventre rond de mon amie, et son enfant qui, déjà, fait croître le pré fleuri de mon amour
  • Les maisons vues d’avion qui ressemblent à des champignons s’étalant sur le tronc de la terre, et les camions alignés comme les planchettes d’un jeu de construction
  • Vus d’avion, les hommes invisibles, dérisoires, et la laideur prétentieuse de celui qui mâche son chewing-gum à côté de moi, croyant tenir le monde entre ses mains alors que ce n’est qu’une tablette électronique
  • L’épaisseur et la variété du ciel
  • La mélancolie qui m’étreint quand je serre les deux petits corps si parfaits de mes filles et que je pense qu’elles grandiront et qu’un jour, mes bras ne seront plus suffisants pour les tenir toutes entières
  • L’éclatement blanc des cerisiers, soleils généreux dans les collines ; et les petites fleurs des aubépines au bord des routes
  • L’imperfection de l’amour, comme une épine
  • Ce vieil homme, seul dans sa cuisine d’un autre temps, tout le temps, et le ridicule de mes soucis
  • Une bibliothèque qui ferme en même temps qu’un centre commercial étale son opulence creuse, et laide
  • Cet élève, dont l’étrangeté ne s’épuise pas avec les années – mais moi si
  • Le grand saule de dimanche, ses larmes vertes et douces caressant notre joie
  • Chagall, que j’aime tant que je n’en peux rien dire. Pourquoi est-ce toujours ainsi ?
  • Le poème d’Aragon pour le groupe de Missak Manouchian que je dis plusieurs fois par an à mes élèves, et qui me fait pleurer à chaque fois
  • La vie, comme une pelote de laine à dévider. A démêler ?

 

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Dormiront les enfants

Dormiront les enfants lourds

De rêves pas seulement

Il y aura aussi les germes

Du néant

Ils auront les paupières closes

Sur des ombres fantasques

Et sur le trou serein

Du monde qui se tait

 

Enfants dormez

Car en songe naitront

Encore

Vos rages d’inventer

Et quand vous singerez

Encore

Les mots trop secs

Epuisés de leurs sens

Encore

Vibreront vos images

Vives souples battantes

 

 

Vous dormirez enfants

Et que vos nuits soient longues

Avant l’âge terrible

Où tout sera trop clair

Couvez votre mystère

Serrez dans le sommeil

Votre langue nouvelle

Et vos yeux promenés

Sur la vie comme un songe

 

*

 

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Le goût des jours

Pass the flavour, lança Frog pour l’agenda ironique de septembre. Son billet d’ouverture était vif et joyeux, invitant à ripaille et mots heureux. Une épice, au moins, doit se mêler de l’histoire, et l’ironie la pimenter.

Cependant, l’humeur est un peu vague, et je déballe ce que je voulais gai et qui se fait plus morose qu’attendu. Si le soleil revient, je participerai encore, car le sujet est beau.


 

Mon enfance ne fut pas sucrée comme une pêche, ni offerte comme la cannelle, ni vanillée, ni tranquille. Mon enfance avait l’âpreté du désir : il fallait grandir. Il fallait édicter son chemin, soulever les lourdes pierres du devenir, se faire lumière. Chercher dans la nuit de mon lit la juste route pour mes pas, conjurer les effrois de la mort qui très tôt me privèrent d’innocence, apprivoiser la certitude de mes failles profondes. Sentir les regards sûrs que l’on posait sur moi, l’enfant miracle, accepter qu’ils se trompent. Se battre cependant, ardemment, se battre, puisqu’il n’y avait pas de vie sans combat. Et je ne sais trop pourquoi cette idée-là germa. Sont-ce les corps fragiles de ma mère, de ma sœur, et le mien trop vaillant ? A moi la lutte, aussi, sinon qui aurais-je pu être ? L’amour pourtant prit le pas sur le noir, laissa sur les journées sa belle poudre d’or. Tout se conjuguait bien puisque nous étions quatre. Et je portais en moi, également intenses, le goût raide de corde et celui de menthe fraiche. Explosions toniques de gingembre et d’angoisses, bonheurs encore neufs, tout vifs, inentamés.

J’ai croqué les années qui crissaient sous mes empressements, la légère bourrache fleurissait ma jeunesse et l’anis étoilait mon âme faite de ciel et d’infinis possibles. Ainsi, dans mon étroite cuisine aux immenses fenêtres, coincée entre les toits pleins de niches secrètes et  de chats familiers– seigneurs alanguis sur les tuiles du Vieux Lyon – j’accumulais, dans de petites fioles en verre, toutes les épices possibles. Je cherchais, j’achetais des couleurs, et je mêlais des mondes au dessus des fourneaux. A grand renfort de paprika et de curry, de curcuma et de baies roses, de badiane, de coriandre et de Raz el Hanout, de safran et de cumin – celui-ci c’était les dieux qui le donnaient – je dilatais l’espace, je colorais le temps, mon geste était leste et précis. Mes alignements de poudres vendues prix d’or m’assuraient le voyage, la nouveauté, l’intensité des jours. A cette époque-là, je cuisinais comme je vivais, dans une frénésie douce faite de découvertes et de plaisirs neufs. C’était une joyeuse effervescence. Je n’avais pas oublié la mort ni ma médiocrité, mais je m’agitais tant, j’aimais tant, je lisais tant, que ces vieilles certitudes me donnaient seulement, comme la morsure du piment, le sentiment de l’urgence. Urgence de vivre, de se créer soi-même, d’explorer l’infini. Entrouverte maintenant la large pièce du bonheur. Il n’y avait qu’à tendre la main : pépites venez à moi puisque je viens à vous. C’était facile. On me disait que je cuisinais bien.

Je ne sais pas vraiment ce qui lentement me mena vers les jours que je vis. Le temps fit son travail, peut-être. Un amour qui s’étale sur le fil des ans, le rythme réglé des semaines. Les épices sont là, dormantes, dans ma grande cuisine qui verse dans les collines les pensées que j’effeuille. Je cuisine beaucoup moins, une branche de thym habille le quotidien. Je ne pourrais pas dire ce que me sont les heures : ou douceur ou fadeur. Les joies sont très profondes et m’enserrent en silence, touchant insidieusement aux nœuds de la mélancolie dans les froidures blanches du brouillard automnal. Pointent aussi des regrets quand j’ouvre le placard où les fioles d’autrefois m’attendent vainement. Tout est très établi et c’est inconfortable. J’aimais l’inquiétude, j’aimais ma vie encore informe –il fallait inventer –  et, alchimiste impatiente, j’aimais sentir se répandre sous ma peau les frissons des saveurs que je savais trouver. Aujourd’hui, la vie a moins de goût. Ou est-il seulement plus ténu, plus sincère? Quelque chose dans l’air me souffle que reviendra bientôt le temps d’intimes inventions. Je l’attends, je l’espère, puisque rien n’est figé, puisque tout passe, puisque je sens en moi un vent qui tourbillonne et qui guète son heure.

Et pourtant, dans le creux de l’attente, se trame le plus beau. Moins de goût, plus de bruit. Ce sont des fracas d’innocence, des claquements heureux, qui occupent le temps. C’est le bruit des enfants, leur parfum d’avenir.

 

Le Toine

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On fête les classes en sept aujourd’hui au village.

Le Toine se lève, il va chanter. Torse droit, cocarde verte, il arbore gaiment ses quatre-vingts années de vie. On l’encourage et sa voix, ronde comme ses joues d’enfant sous sa prodigieuse moustache, comble le vide, habille l’air. Il chante une chanson d’amour que ses amis connaissent et reprennent en chœur, que les jeunes gens découvrent, les yeux humides de tout ce qu’ils ignorent, de tout ce qu’ils devinent, de ces vies d’avant eux.

Il a chanté jadis, le Toine, de sa fenêtre adolescente – c’était à la Barge, le hameau un peu au-delà du village –  pour la Jeanne qu’il aimait. Pudeur et élégance et ses yeux rient toujours. La Jeanne est là, elle se lève. Cocarde verte aussi, et ses rides ne sont que les chemins creusés par son long bonheur, solide comme un  haut mur dont les pierres furent sans doute les épreuves, les entailles, et l’amour le ciment. Ils s’aiment encore, à l’évidence. La Jeanne est belle, disent les femmes. Comme elle est bien fardée de joie !

D’autre ici ont trente ans, ils sont gais aussi, bien sûr. Mais plus sérieux, plus concentrés, les soucis sont plus près. Ils parlent travaux, maison, enfants, éducation, boulot. C’est que la vie bat son plein, il y a tant à faire. Ils se taisent pourtant quand le Toine se lève. Voilà un horizon rêvé. Cela semble si beau de vieillir. On les appelle les anciens  avec une certaine tendresse, et peut-être une pointe d’envie : ce sont les plus rieurs.

Chacun a une chanson, une histoire, quelque chose à donner. On acclame, inlassablement. Beaucoup portent une fleur orange, et d’autres rouge. Ils ont quarante ou cinquante ans cette année-ci. Ils cheminent vers la gaité profonde et simple dont le Toine est le phare à l’horizon des ans. Déjà, ils savent mieux oublier les tracas que leurs cadets décorés en jaune d’or.

Les anciens, tour à tour, se lèvent, plus souvent que tout le monde. Ils goûtent ce banquet autrement que les autres. Seront-ils là encore, dans dix ans, pour chanter? Ils ne peuvent ignorer que personne ne porte la fleur des quatre-vingt-dix ans. Et Francia qui a cuisiné pour cinquante : où sera son sourire ? Et sa douce énergie ?

Puisqu’on ne sait pas, que la fête soit belle et que vibrent les cœurs à l’unisson de la grosse caisse qui mène la fanfare dans les rues du village.

Les classards de dix ans sont bien à leurs affaires. Ils défilent en courant, se tenant par les bras. Défis secrets et jeux muets : le monde des adultes ne les concerne pas. L’enfance est éternelle quand on n’a que dix ans, c’est le Toine qui l’a dit.

 

Lune – ch 2

(suite des articles Lune, Margot, et Claire, Julie, Pierre et Amar)

C’est l’aube déjà et Lune se déplie et s’étire comme une fleur se défroisse à sa lente éclosion. Son corps est douloureux d’avoir reposé sur le banc trop dur. Tant pis. C’est un miracle que personne ne l’ait chassée, se dit la jeune fille aux boucles brunes. C’est un miracle que personne ne lui ait parlé non plus ! Son tête à tête nocturne et silencieux avec le grand cèdre est un cadeau qu’elle reçoit avec gratitude. Un peu de paix lui est rendue.

Lune ne sait pas vraiment ce qu’elle veut faire de ses lendemains mais les branches lourdes du cèdre pèsent du poids de la vérité simple. Elle désire à présent leur densité. Elle ne veut plus des frivolités d’avant la mort de sa mère.  C’est comme si sa mère s’était chargée, à sa place, d’être sincère et dense, simple et vivante. Elle, elle s’est contentée de papillonner d’un amant à l’autre, et d’amitiés éphémères en relations superficielles. Elle a aimé la faculté parce qu’elle aime la littérature, mais elle n’a pas tant travaillé que cela. Elle a fait la fête sans y croire. D’ailleurs, ce matin elle se rappelle de tous les instants de sa vie où elle n’a été qu’à demi présente. La part profonde d’elle-même se tenait à l’écart, un peu triste de se disperser dans ces sourires de pacotille. Elle s’est sentie friable comme une feuille morte mais elle oubliait tout, croyant parfois elle-même à son masque de joie légère. Elle a fait mine d’avoir ses dix-huit ans et de n’être pas plus lourde qu’une bulle de savon. C’était possible, tant que sa mère travaillait la terre pour manger et regardait intensément les pierres dans le soleil, et la pluie sur les vitres, et le chat en boule sur le bord d’une fenêtre, et la lumière de fin d’été qui contenait déjà tout septembre et l’or de l’automne. Elle vivait, elle vibrait, elle aimait. Et maintenant qu’elle a enfoui son secret dans l’inexorable silence de la mort, maintenant, Lune ne peut plus supporter de n’exister qu’en surface. Se contenter de sourire et de participer à la grande comédie de la jeunesse. A Lyon, elle a senti la nausée lui tordre les tripes et il a fallu partir.

Voilà Tours et merci le grand cèdre car elle se lève avec le jour, pleine d’un désir âpre et de douleurs du corps qui la remettent sur le chemin sincère de l’existence. Son refus d’hier s’est transformé en volonté d’autre chose, d’autrement. Seulement, par où s’y prendre ? Par où attrape-t-on le monde quand on en est sorti ? Par quelle porte y pénètre-t-on à nouveau ? Comment ne pas se fourvoyer dans les méandres de l’à demi ? Ce n’est pas donné d’habiter pleinement sa vie.

Lune entre dans la rue Jules Simon par le grand porche en tuffeau tandis que la ville baille en ouvrant les yeux. Elle a faim. C’est la première fois depuis longtemps. Heureusement, elle a les quelques économies de sa mère pour vivre quelques jours encore. Après, après… voilà à quoi il faudra penser aujourd’hui. C’est un problème simple, et cela lui convient. Un bon point de départ. La jeune fille se dit qu’elle va  d’abord manger un croissant chaud, puis scruter absolument toutes les vitrines et les moindres annonces écrites à la hâte sur des coins de papier, scotchées sur les comptoirs des commerces. Tout noter sur un carnet. Voir ce qui émergera de cette première enquête. Jouer avec l’harmonie secrète du hasard. Elle va découvrir la ville douce selon le monde étroit mais fourmillant des petites annonces.

(à suivre)

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Danse!

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Oui déplace l’air et cherche l’harmonie

 

Ne te concentre pas laisse-toi t’éclipser

Dans les notes, tes jambes et la pulsation

Qui pousse souveraine au tréfonds de ton corps

 

Maitrise la tension à t’en briser les membres

Abandonne le reste

Rien d’autre !

Rien d’autre que le muscle tendu et ton âme

Débordante – bien au-delà du mouvement –

Existe enfin existe !

 

Dans l’unité soudaine assemble et répands-toi

Seule la ligne compte du cœur jusqu’à l’ongle

Et le rebond  – un souffle – et ton dos qui respire

 

Sens la musique qui se fait goutte à travers peau

Fais-toi plus grande encore

Contracte !

 

Voilà la vibration qui nait fondamentale

Voilà que Dieu auquel tu ne crois pas quand même

Tu le tiens dans ta main si présent si facile

 

Danse

Puisque de vivre il n’y a plus rien à en dire

Danse

Disparais palpite fulmine existe existe !

 

Fermeture

 

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Elle était là, bien là, au milieu des enfants. Elle offrait à leur plaisir ses boucles d’oreille jaunes, ses vêtements cousus main et son cœur riant. Une franche présence au sourire simple. On entendait des voix heureuses et quelques pleurs, le petit monde s’organisait autour de sa tranquillité. Des caisses sur une table, un peu d’eau dans un coin, des lettres comme des bonhommes  à accrocher sur les murs orangés. Grands et petits s’affairaient côte-à-côte, complices et chamailleurs, ignorant tout d’hier, et tout de leur demain. Ils étaient concentrés seulement sur leurs doigts dans la pâte, sur les rires du voisin. Et sur sa voix à elle, bien sûr, comme une couverture de joie qui s’étendait en eux et les faisaient grandir, plus légers et plus denses. Les enfants l’appelaient maitresse, c’était un nom d’amour qui ne sonnait si tendrement que parce qu’il parlait d’elle.

Les parents, le matin, peuplaient le couloir aux cartables habités de doudous. Ils sentaient dans les murs le bruissement du temps. Les deux salles de classe racontaient l’histoire du village, les visages d’enfants ridés ou disparus. Les émotions des au revoir du matin et des embrassades excitées de quatre heures se tintaient d’une heureuse nostalgie. Tous les moments étaient riches du présent et de venir après la multitude des années en noir et blanc.

Devant la porte de l’école, les mères échangeaient leurs joies et leurs misères, quotidiennes et sacrées. C’était un rendez-vous tacite avec la vie que cette assemblée jacassante à l’aube des journées. Certaines de ces femmes racontaient un vieux maitre qui les terrorisait. C’était si près pour elles, si vif et si lointain pourtant! D’autres, nouvelles arrivées au village, se laissaient griser par le poids précieux du passé et ce morceau de trottoir sur lequel battait le cœur sans âge de ce bourg.

On commentait souvent les deux classes uniques, s’en félicitant comme si à chacun et chacune en revenait un morceau de mérite. Il fallait voir, disait-on, les grands s’occuper des petits qui, en retour, s’acharnaient à grandir pour coudoyer les ainés dans leurs courses et leur science. Même aux joues trop jeunes pour passer le seuil de la classe, tout était familier et leurs empressements éparpillés étaient un facteur d’harmonie. Entre les âges se tissaient les liens purs et gais de l’entraide. Et tous, parfois avec éclat, connaissaient les prénoms des autres, les aimaient à travers jeu. Une petite fille de quatre ans brillait de tous ses yeux pour le grand CM2 qui lui passait une main amusée dans les cheveux, lorsqu’ils se croisaient. Comble de joie, ces deux-là avaient en commun le V pour initiale. Et la tendre enfant faisait des conjectures sonores sur cette connivence qui lui semblait fondamentale.

Pas de perfection malgré tout. Les ragots allaient leur train, et parfois montait une voix en colère ou se levaient au ciel des yeux exaspérés. Le faux-pas d’un voisin ne passait pas inaperçu – mais on oubliait vite. Un soir, il y avait eu trop de devoirs ; un débat s’animait à l’excès  autour de l’épineuse question de la semaine de quatre jours ou quatre jours et demi. Une mère un matin était trop en retard pour une bise à toutes. Un signe de la main disait seul à plus tard. C’était tout. Chacune retournait à sa vie : les chèvres, le collège, un couvée de bébés, des chiffres en pagaille ou des produits bio vendus à la grande ville.  Joyeuse variété assortie aux caractères de ces dames qui ne cherchaient jamais à ressembler aux autres. C’était une petite cacophonie des humeurs qui éclairait le ventre rond et vert auquel s’agrippaient les maisons.

L’école, c’était dedans et dehors. Au milieu des gros pots à crayons étourdis de voix enfantines, et sur le trottoir des mamans. Il y avait bien des papas aussi, mais ils s’arrêtaient moins, lançaient un bonjour chaleureux et retournaient pressés à ce qui les attendait. Les mères n’étaient pas moins pressées, mais ces minutes primaient sur l’essentiel, coloraient les brumes d’automne ou répondaient à l’invitation impérieuse du soleil de printemps.  D’ailleurs, les pères ne s’y trompaient pas : en les traversant vite, ils s’en gorgeaient quand même. L’école, c’était la pulsation du temps imprimée de chaleur, la respiration de ces vies dans le pli des collines.

Un jour, dénoncée par le soleil d’été, la rumeur se répandit comme un sac de sable tombé au fond des estomacs. Plus assez d’enfants, l’école fermerait. Bien sûr, cela avait été décidé par des hommes en costume, dans un bureau aveuglé de questions budgétaires. De très loin derrière des épaisseurs sans fin de ville et de sérieux, c’était une évidence : moins de quarante élèves, et un autre village avec une autre école à cinq kilomètres seulement. Ce ne serait un problème pour personne. A moins qu’on n’ait pas pensé jusque là : moins de quarante, point d’école, voilà tout. C’était désarmant de simplicité. Une raison aussi juste que les mathématiques. Fi des cœurs battants nichés dans la campagne.

Tout le monde s’insurgea : et la valeur de nos maisons ? et les trajets à faire ? et la maitresse que tout le monde aimait ? On évoqua des solutions qui ne résoudraient rien, comme pour panser l’entaille creusée par la nouvelle. Personne ne le disait mais tout le monde sentait surtout l’amertume à venir des jours sans les goûters partagés sous le grand tilleul du village et l’intime voisinage offert par la petite école.

Sous la chaleur souveraine de la fin d’après-midi, on avait ce jour-là les épaules trop lourdes pour plaisanter vraiment. La vie semblait déjà suffoquer sous la cloche de ces lendemains mornes. Mais forts de leur confiance en toute chose, les enfants faisaient le bruit habituel, et leurs éclats de voix rendaient un peu d’air au présent. Dévoués corps et âme à l’instant – ailleurs et plus tard n’existaient pas pour eux- ils ne pouvaient imaginer que d’élégants inconnus veuillent toucher à leur bonheur.

Symphonie

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A Eliana

Nourrissante journée dans l’hiver qui s’étire

Et que le soleil chasse, ainsi que nos grands rires.

La chaleur bienvenue de notre amitié,

Qui prend tout simplement du temps pour exister,

Dore ces heures rares d’une belle couleur.

La ville qui s’anime et le bruit de nos coeurs,

Heureux de leurs palabres, et fertiles, et futiles,

Font une symphonie intime mais légère.

Ô Joies! Notes de Vie! Ô comme vous m’êtes chères!

 

Le thé partagé

 

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A Margot

Les vieilles amitiés

Ont le goût tranquille

Tranquille et gourmand

Du thé partagé, du thé consacré

A la volupté des mots échangés

 

Tout est si calme

Rien n’a changé

Pourtant

Pourtant ta présence a parfumé

Pour  un moment

Le monde

Le monde qui se concentre

Autour de nos tasses un peu ébréchées

 

Tout est si simple

Il y a nos mots

Mêlés aux senteurs de vanille

Et de pain d’épices

Nous sommes à la fois

Enfants de jadis

Et les vieilles âmes

Chargées des années

 

Que nous goûterons bien doucement

Un thé après un autre.