Je n’écris plus. Je n’écris depuis longtemps, depuis plusieurs semaines. Je n’arrive même plus à comprendre comment, avant, j’ai pu écrire. Avec quels mots ? Pourquoi ? Et surtout : quand ?
Le temps de ces derniers mois est compact comme un bloc de béton, inamovible, solide et dur. Parfois, quelque chose se met à tourner en moi-même, quelque chose que je voudrais laisser monter, grandir, s’écrire. Mais à peine ce mouvement intérieur est-il amorcé qu’il faut déjà poursuivre l’histoire que je lis à mes filles, le repas du soir, la douche, le tas inépuisé – et inépuisable sans doute- des corrections, la réunion de l’association de parents d’élèves, un trajet en voiture, une discussion nécessaire. Je reporte l’écriture. Encore une tâche et puis… mais non, il y a encore le ménage et le monde que l’on attend pour le déjeuner, le frigo qui crie famine !
Vraiment, comment ai-je fait avant, pour écrire ? Et même, avant l’écriture, quand ai-je eu, un jour, l’occasion de laisser monter, émerger, affleurer, des mots ? Parfois, même s’il est si tard et que le sommeil me gagne, je prends mon carnet, mon stylo. Je l’ouvre. J’essaye quelques phrases. C’est vide, c’est creux. Rien n’a eu le temps que de me traverser. Je n’ai plus d’espace libre à l’intérieur de moi pour fabriquer le moindre texte, la moindre phrase, le moindre vers. Mon corps s’est récemment rappelé à mon bon souvenir : il faut ralentir le rythme, redonner à mes jours l’élasticité nécessaire, la souplesse vitale. Je cherche, depuis cette nuit difficile, à renoncer. Il faut bien renoncer à quelque chose pour que l’emploi du temps soit tenable, non ? Je crois que oui. Que beaucoup de gens le font et qu’ils sont sages de le faire. Mes amies en parlent. Elles ont des priorités. Elles abandonnent ce qui leur est possible de supprimer. Elles me font la leçon et elles ont raison : peut-être n’est-il pas possible d’être professeur à temps plus que plein, perfectionniste de surcroît, mère de deux petites filles, amatrice de danse, de sport, de lecture, d’entretenir des liens amicaux serrés avec des gens très aimés et souvent lointains, de ne pas oublier son amour et son amoureux, ni la famille autour, ni le ménage, ni l’équilibre et la qualité des repas, ni la vie du village et la petite école qui a besoin d’énergie et d’engagement pour vivre, ni…
Bref, il doit falloir choisir. J’en suis incapable. Renoncer m’est trop douloureux. Je pense à Antigone qui dit « Je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! ». Je pense à Antigone et je comprends mieux pourquoi je la comprends de façon si aiguë. Ce n’est pas pour sa révolte et son courage. C’est pour son désir impossible d’une vie où l’on n’aurait à renoncer à rien, à aucun moment. Peut-être que si Antigone avait vieilli, elle aurait atteint l’épuisement, à force vouloir tout, et tout à la fois.
A l’heure où j’écris ces lignes, je repousse la correction des brevets blancs à demain, en prenant le risque de journées de travail (notons : je suis officiellement en vacances et l’on attend de moi une disponibilité accrue, dans tous les domaines. J’ai tellement de chance d’être prof et d’avoir tant de congés, etc…) encore plus longues et pénibles. D’une certaine façon, ce soir, je choisis d’écrire. Est-ce un début de progrès ? Ou est-ce encore une façon de continuer à accumuler les exigences que j’ai pour moi-même et l’assouvissement de désirs qui m’apparaissent comme des besoins ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus si j’écris vraiment ce soir. Je crains de ne faire que me déverser sur la page.
Je disais hier à une amie qui supposait que la faculté de traduire ses émotions à l’écrit devait être la source d’un grand bonheur, que je me sentais devant mon cahier comme un manchot qui tenterait de tricoter. Écrire me semble quelque chose je n’ai jamais su faire, que je ne saurai jamais. Pourtant, il est vrai que je me souviens de quelques bonheurs, toujours fugaces, liés à l’écriture de certaines lignes, et d’une intensité telle qu’ ils me poussent sans doute, malgré mon sentiment d’incapacité, à saisir encore mon cahier, avant de m’endormir, écroulée de fatigue, le cahier en question serré dans les mains.
Ce soir, puisque je ne peux parler de rien – je veux dire, vraiment parler – j’essaye du moins de renouer un peu avec les mots en évoquant, comme d’un trait à peine posé sur du papier à dessin, ces minuscules événements qui surgissent souvent et se meuvent ensuite confusément en moi-même. Je n’en peux rien faire, rien dire, mais en dresser la liste me rappelle simplement que je vis :
- L’insolence des coucous dressés jaunes sur les talus du printemps
- Le rire de Camille, sans la moindre fissure
- Le ventre rond de mon amie, et son enfant qui, déjà, fait croître le pré fleuri de mon amour
- Les maisons vues d’avion qui ressemblent à des champignons s’étalant sur le tronc de la terre, et les camions alignés comme les planchettes d’un jeu de construction
- Vus d’avion, les hommes invisibles, dérisoires, et la laideur prétentieuse de celui qui mâche son chewing-gum à côté de moi, croyant tenir le monde entre ses mains alors que ce n’est qu’une tablette électronique
- L’épaisseur et la variété du ciel
- La mélancolie qui m’étreint quand je serre les deux petits corps si parfaits de mes filles et que je pense qu’elles grandiront et qu’un jour, mes bras ne seront plus suffisants pour les tenir toutes entières
- L’éclatement blanc des cerisiers, soleils généreux dans les collines ; et les petites fleurs des aubépines au bord des routes
- L’imperfection de l’amour, comme une épine
- Ce vieil homme, seul dans sa cuisine d’un autre temps, tout le temps, et le ridicule de mes soucis
- Une bibliothèque qui ferme en même temps qu’un centre commercial étale son opulence creuse, et laide
- Cet élève, dont l’étrangeté ne s’épuise pas avec les années – mais moi si
- Le grand saule de dimanche, ses larmes vertes et douces caressant notre joie
- Chagall, que j’aime tant que je n’en peux rien dire. Pourquoi est-ce toujours ainsi ?
- Le poème d’Aragon pour le groupe de Missak Manouchian que je dis plusieurs fois par an à mes élèves, et qui me fait pleurer à chaque fois
- La vie, comme une pelote de laine à dévider. A démêler ?
