Pass the flavour, lança Frog pour l’agenda ironique de septembre. Son billet d’ouverture était vif et joyeux, invitant à ripaille et mots heureux. Une épice, au moins, doit se mêler de l’histoire, et l’ironie la pimenter.
Cependant, l’humeur est un peu vague, et je déballe ce que je voulais gai et qui se fait plus morose qu’attendu. Si le soleil revient, je participerai encore, car le sujet est beau.
Mon enfance ne fut pas sucrée comme une pêche, ni offerte comme la cannelle, ni vanillée, ni tranquille. Mon enfance avait l’âpreté du désir : il fallait grandir. Il fallait édicter son chemin, soulever les lourdes pierres du devenir, se faire lumière. Chercher dans la nuit de mon lit la juste route pour mes pas, conjurer les effrois de la mort qui très tôt me privèrent d’innocence, apprivoiser la certitude de mes failles profondes. Sentir les regards sûrs que l’on posait sur moi, l’enfant miracle, accepter qu’ils se trompent. Se battre cependant, ardemment, se battre, puisqu’il n’y avait pas de vie sans combat. Et je ne sais trop pourquoi cette idée-là germa. Sont-ce les corps fragiles de ma mère, de ma sœur, et le mien trop vaillant ? A moi la lutte, aussi, sinon qui aurais-je pu être ? L’amour pourtant prit le pas sur le noir, laissa sur les journées sa belle poudre d’or. Tout se conjuguait bien puisque nous étions quatre. Et je portais en moi, également intenses, le goût raide de corde et celui de menthe fraiche. Explosions toniques de gingembre et d’angoisses, bonheurs encore neufs, tout vifs, inentamés.
J’ai croqué les années qui crissaient sous mes empressements, la légère bourrache fleurissait ma jeunesse et l’anis étoilait mon âme faite de ciel et d’infinis possibles. Ainsi, dans mon étroite cuisine aux immenses fenêtres, coincée entre les toits pleins de niches secrètes et de chats familiers– seigneurs alanguis sur les tuiles du Vieux Lyon – j’accumulais, dans de petites fioles en verre, toutes les épices possibles. Je cherchais, j’achetais des couleurs, et je mêlais des mondes au dessus des fourneaux. A grand renfort de paprika et de curry, de curcuma et de baies roses, de badiane, de coriandre et de Raz el Hanout, de safran et de cumin – celui-ci c’était les dieux qui le donnaient – je dilatais l’espace, je colorais le temps, mon geste était leste et précis. Mes alignements de poudres vendues prix d’or m’assuraient le voyage, la nouveauté, l’intensité des jours. A cette époque-là, je cuisinais comme je vivais, dans une frénésie douce faite de découvertes et de plaisirs neufs. C’était une joyeuse effervescence. Je n’avais pas oublié la mort ni ma médiocrité, mais je m’agitais tant, j’aimais tant, je lisais tant, que ces vieilles certitudes me donnaient seulement, comme la morsure du piment, le sentiment de l’urgence. Urgence de vivre, de se créer soi-même, d’explorer l’infini. Entrouverte maintenant la large pièce du bonheur. Il n’y avait qu’à tendre la main : pépites venez à moi puisque je viens à vous. C’était facile. On me disait que je cuisinais bien.
Je ne sais pas vraiment ce qui lentement me mena vers les jours que je vis. Le temps fit son travail, peut-être. Un amour qui s’étale sur le fil des ans, le rythme réglé des semaines. Les épices sont là, dormantes, dans ma grande cuisine qui verse dans les collines les pensées que j’effeuille. Je cuisine beaucoup moins, une branche de thym habille le quotidien. Je ne pourrais pas dire ce que me sont les heures : ou douceur ou fadeur. Les joies sont très profondes et m’enserrent en silence, touchant insidieusement aux nœuds de la mélancolie dans les froidures blanches du brouillard automnal. Pointent aussi des regrets quand j’ouvre le placard où les fioles d’autrefois m’attendent vainement. Tout est très établi et c’est inconfortable. J’aimais l’inquiétude, j’aimais ma vie encore informe –il fallait inventer – et, alchimiste impatiente, j’aimais sentir se répandre sous ma peau les frissons des saveurs que je savais trouver. Aujourd’hui, la vie a moins de goût. Ou est-il seulement plus ténu, plus sincère? Quelque chose dans l’air me souffle que reviendra bientôt le temps d’intimes inventions. Je l’attends, je l’espère, puisque rien n’est figé, puisque tout passe, puisque je sens en moi un vent qui tourbillonne et qui guète son heure.
Et pourtant, dans le creux de l’attente, se trame le plus beau. Moins de goût, plus de bruit. Ce sont des fracas d’innocence, des claquements heureux, qui occupent le temps. C’est le bruit des enfants, leur parfum d’avenir.