Des rideaux et de l’enracinement

Les rideaux. Vaste sujet. J’ai un peu peur de m’y empêtrer, ou de m’y cacher, au lieu de m’y chercher, mais l’invitation de Joséphine, son très beau texte, ainsi que celui de Frog, m’ont donné des fourmis dans les doigts, dans la mémoire, dans le cœur. Il y a aussi, leurs textes sur l’exil qui s’invitent dans ma pensée. Merci à vous.

Des rideaux et de l’enracinement

Il y a toujours eu des rideaux, chez mes parents. Choisis, cousus avec soin par ma mère. Son exigence de femme d’intérieur me donna à penser qu’ils étaient le signe d’une maison bien tenue, soignée, accueillante. Leur mouvement gracieux et leurs plis arrondis, étudiés, semblent signifier que l’on est, dans la maison qu’ils habillent, en sécurité. Quand il y a des rideaux, on n’est pas chez n’importe qui, non plus. C’est une sorte d’assurance.

Idéalement, j’aime les rideaux comme la couleur intime que l’on donne à une maison. Mettre des rideaux, c’est une manière de dire  « c’est chez moi ici ».

Dans mes fantasmes, les rideaux sont, bien sûr, la splendeur et l’horreur des temps anciens. Lieux d’aisance chatoyants de ces dames aux robes qui froufroutent de soie et de gros nœuds qui tombent. Ils sont une fissure dans la beauté de ce monde disparu pour lequel j’ai dépensé tant de vagabondages.

Les rideaux sont encore des voilures qui se laissent traverser par mes rêves. Ils me séparent de leur au-delà que je peux inventer, recréer. Petite, je devinais le soir, les grandes vagues d’un cèdre ami, qui me veillait à travers le tissu fleuri. Un jour, en rentrant de colonie, il n’y avait plus le cèdre, et je me suis sentie plus seule, et trahie par les tronçonneuses qui voulaient protéger la maison. J’ai moins aimé mes rideaux.

Assurance aussi, de la douceur. Les rideaux, traversés de soleil, diffusent leur couleur sur le parquet soudainement plus chaud. Réinvention d’un espace. Les rideaux assourdissent la crudité du ciel blanc. C’est moelleux, la lumière des rideaux. Et quand le ciel est lourd, qu’il menace de sa noirceur – grands écrans cotonneux, je m’y console de l’extérieur que je peux refuser, grâce à eux.

J’aime les rideaux, idéalement. Mais confrontée au réel, je ne peux en choisir aucun pour chez moi. Tous les possibles sont laids, j’en rêve qui n’existent pas. J’ai cru, bourgeoisement, que je craignais le mauvais goût, mais c’est autre chose.

D’abord, j’aime ma maison sans rideau, ouverte grand sur l’extérieur que je ne crains plus. J’aime être dedans dehors, projetée dans la douceur des collines, dans l’épaisseur nocturne, dépourvue des lampadaires indiscrets. La maison toute ouverte m’empêche aussi d’étouffer des responsabilités qu’elle abrite, ou enferme. L’absence de rideau comme unique moyen de n’être pas prisonnière de ma vie. Ainsi, entre le grand jour vibrant, la nuit qui hulule et mes ailes abimées, il n’y a pas de frontière, le monde tout rond est à mes pieds. Je n’ai qu’à porter mon regard vers la baie transparente.

« Idéalement, j’aime les rideaux comme la couleur intime que l’on donne à une maison. Mettre des rideaux, c’est une manière de dire  « c’est chez moi ici ». » Voilà, peut-être, qui explique aussi que je ne puisse choisir le moindre rideau. Et cela est plus vrai encore depuis que la maison dans laquelle nous vivons est notre maison. Choisir des rideaux, ce serait prendre racine. Cela est tentant comme une sucrerie, mais d’autres m’ont précédée, qui m’empêchent d’y goûter. Je viens d’un homme qui n’aima rien que sa maison, que son propre passé. Danger de l’enracinement forcené qui trahit l’avenir et les ailleurs possibles. Interdiction totale de rêver au-delà de la rivière. Je viens du fils de cet homme-là, déchiré d’avoir été moins aimé qu’un tas de pierres superbe, planté dans la verdure. Je viens du fils qui cherche, adorant à son tour cette racine grandiose, à retrouver son père. Et je refuse. Absolument ravie par la beauté du lieu de mon passé, et de la campagne qui s’offre au présent, je tente la résistance. Je refuse d’appartenir à de la pierre, à un pays – si séduisant soit-il. Défiance de la petite-fille chargée des blessures d’avant elle.

Ne pas mettre de rideaux, c’est lutter contre les racines qui me poussent au fond du cœur, pour me donner, entière, aux êtres que j’aime par dessus les collines, les grands arbres, la rivière. Ils sont le paysage auquel je m’asservis.

curtains-1854110__340