De l’incivilité et de la peur

Il y a quelques mois, Aldor disait dans une de ses improvisations:

« Il faut agir contre l’incivilité, mais comment ? Par l’exemple, certainement, qui est le premier moyen et le meilleur dans la durée. Mais c’est sur le moment, aussi, qu’il faut agir. En intervenant, en prenant la parole, en s’adressant directement à cette personne dont le comportement dérange. Il faut le faire avec gentillesse, sourire et bienveillance. Mais, même ainsi, il faut pour cela du courage. De ce courage qui – m’avait fait observer l’aimée, qui s’y connait – n’est pas un don mais le résultat d’un effort et d’un travail sur soi. »

Cette réflexion m’a durablement marquée, et je me suis résolue à surmonter la peur pour dire, intervenir lorsque je serai face un comportement incivil, dérangeant. Je n’ai jamais eu de difficulté à le faire avec des gens que je connais, avec des enfants, parce que justement je n’avais pas peur. Hier, j’ai eu l’occasion d’intervenir dans un contexte moins sécurisant, ayant dans la tête les mots d’Aldor.


Dans le bus. Un long trajet. Une heure entière avant de retrouver la sécurité tranquille de ma maison. L’agitation familière de mes filles. Levée depuis bien avant le jour, je laisse s’alanguir ma pensée à la vibration de la vitre du bus. Je demeure entre le sommeil et le vagabondage intérieur, serpentant, silencieuse, entre les richesses offertes par cette journée de formation, cette amie retrouvée, ces perspectives entrevues. Une heure de bus pour quitter la raideur fourmillante des trottoirs lyonnais, sa nuit effervescente, et gagner le moelleux des collines, l’obscurité heureuse de la forêt, et peut-être, dans le halo des phares, une biche surprise, un lièvre. Une heure immobile et solitaire: un espace de liberté intime. Je savoure.

Quatre voix me réveillent. Des rires qui signifient « Regardez comme je ne vous regarde pas. Je suis là! Vous n’échapperez pas à ma présence et je compte bien vous faire payer la misère de ma vie. » De jeunes gens s’installent près de moi. Ils parlent si fort que je sursaute, sortant de ma douce somnolence. Sans réfléchir, je leur faire remarquer, aimablement, qu’ils viennent de me réveiller et que j’aime entendre les rires, et que les leurs sont joyeux mais pourraient être plus discrets, eu égard au calme que d’autres que moi sans doute apprécient également ce soir, après une journée de travail. Ils demandent aux autres passagers s’ils les dérangent. Chacun regarde ses chaussettes et se tait en faisant un moue de déni. Je précise alors que je me suis peut-être avancée pour les autres, mais que moi, vraiment, ce soir, j’aimerais voyager dans le calme. L’un deux s’excuse, et me propose ses bras pour dormir. Je ne relève pas et lui souris seulement. Le calme revient un instant.

Pour l’instant, je n’ai pas peur.

Les jeunes hommes ouvrent deux bouteilles de whisky et boivent au goulot, pressés de s’étourdir. Le ton de leur voix montent à nouveau au fur et à mesure que les bouteilles se vident. Ils se battent en riant dans les allées, s’injurient (amicalement sans doute, mais les mots sont ce qu’ils sont). Ils ouvrent aussi des bonbons qu’ils se jettent à la figure. Les passagers toujours, regardent leurs smartphones  et font mine  d’ignorer les bonbons qui atterrissent sur leurs manteaux, dans leurs cheveux. La lâcheté et la soumission me mettent en colère. Ces jeunes n’ont pas l’air méchants pourtant. J’interviens à nouveau, très tranquillement, dans un langage très correct, en souriant toujours – j’essaye de ne pas avoir l’air professoral, mais ces gens qui ont mon âge me font penser à mes élèves. Auraient-ils envie de subir ce qu’ils font subir aux autres? Ont-ils tant besoin que cela d’être remarqués? Veulent-ils être remarqués de façon aussi négative, vraiment? Ont-ils pensé à la personne qui aura à nettoyer le bus, souillé de sucre collant? A celle qui s’assoira sur un bonbon incrusté dans le velours du siège? Ils me répondent qu’ils s’amusent, qu’ils ne sont pas du genre à manquer de respect. Et même, ils s’excusent.

Je n’ai pas peur. Pas du tout. Cependant, j’ai craint un instant, avant de m’adresser à nouveau à eux, peur de les agacer et de l’alcool qui leur monte à la tête. Mais tout va bien.

Le bus se vide et maintenant, pour trente minute encore, je suis seule avec ces quatre hommes saouls, au fond du bus. Ils me draguent clairement et avec insistance, échangent à mon propos des mots en arabe que je ne comprends pas mais qui provoquent leur hilarité. Ils disent qu’ils descendent au terminus, sur le parking d’un tout petit village, ou bien sûr, il n’y aura personne. Ils ne précisent pas tout cela, mais je le sais, moi, parce que je descends aussi dans ce village où j’ai garé ma voiture ce matin. Cette fois, je me demande ce que seront leurs intentions lorsque nous serons seuls dans la nuit. Je commence à avoir comme une pierre dans l’estomac.

Les minutes se cramponnent à ma peur et semblent ne pas vouloir passer. Elles résistent. Les deux bouteilles sont vides. Les jeunes hommes allument chacun un joint qu’ils se mettent à fumer, tout autour de moi. La prudence m’ordonne maintenant de me taire, seulement, je pense que si je ne dis rien, ce que j’ai dit avant n’aura servi à rien. J’aurai plié, ils auront cette illusion de puissance qui pansera leur détresse (est-ce autre chose qui pousse à agir de la sorte?). Encore une fois, je leur faire remarquer que ce n’est pas correct de fumer ici, à côté de moi dont les poumons n’ont rien demandé, et qu’accessoirement, c’est interdit. Réponse  » Moi, la justice, elle me baise tous les jours, alors moi, la justice, je la baise aussi« . Toujours calme et souriante (alors qu’à l’intérieur, la pierre s’est faite rocher), je dis que je comprends mais qu’il n’est nulle question de légalité, et seulement de morale, de respect de l’autre. « Madame, je vous jure, s’il y avait des enfants, je ne fumerais pas ». C’est bien, voilà ce que je réponds. C’est bien. Seulement, si je ne suis pas une enfant, dois-je pour autant subir leur fumée? Il y a des secondes blanches. Alors là, j’ai peur. Les hommes se regardent, et moi, je les regarde, et cela m’en coûte, ô combien.

Un des hommes, joufflu comme un enfant, le teint rougi par l’alcool, finit pas éteindre son joint et murmure « C’est vrai. Vous pourriez être ma sœur. » Les autres ne disent rien mais cessent également de fumer.

Leur langue ordurière retentit de plus belle pendant les dernières minutes du trajet. En arabe et en Français. Je constate que ce que je ne comprends pas me terrorise. Pourtant, ils ne sont pas agressifs. Pas du tout. Cela ne m’empêche pas d’imaginer tous les scénarios à la descente du bus. Je n’y tiens plus, j’envoie un message à mon mari. Il rebrousse chemin pour venir m’attendre.

Le bus s’immobilise et les hommes me saluent poliment avant de s’engouffrer dans le noir, brisant la nuit de leurs voix éméchées. Je me jette dans les bras de mon mari, soulagée.

Récit des événements. Mon mari, soucieux et protecteur, me reproche de ne pas m’être tue,  essaye de me convaincre qu’il est inutile de s’exposer ainsi, et que si  les hommes avaient été plus agressifs, j’aurais pu avoir de gros ennuis.

Pourtant, je ne regrette pas d’avoir osé dire ce qui me semblait une évidence. Ce que je regrette, c’est d’avoir eu peur. J’ai pensé à ma formation du jour dans laquelle nous avons évoqué la confiance comme un point central de la pédagogie: faire confiance à l’élève l’aide à progresser. Voilà, je regrette qu’au fil du trajet, se soit émoussée ma confiance. Confiance en l’autre et en sa capacité à entendre et réfléchir, confiance en moi qui ai instinctivement su  que je pouvais échanger avec ces hommes sans danger. Je regrette aussi que ce manque de confiance enferme les gens dans le silence et réduise les occasions d’échanger.

Si on avait moins peur, si on pouvait dire les choses, avec confiance et une véritable bienveillance, les fractures entre les êtres tendraient à se résoudre, et tout le monde y gagnerait en bonheur.

 

 

23 commentaires sur “De l’incivilité et de la peur

    1. Si tu n’avais pas fait cette improvisation, je n’aurais sans doute rien fait. Seulement, j’aimerais vraiment gagner en confiance (que mon mari nomme inconscience – où est la limite entre les deux?) mais qui, il me semble, pourrait transformer beaucoup de choses dans les interactions humaines. Si ces jeunes gens sentaient la confiance qu’on leur fait, si on ne se murait pas dans une différence qui dissimule la peur, sans doute auraient-ils moins besoin de se faire remarquer, sans doute pourraient-ils à leur tour entrer en relation, simplement.

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  1. Le plus beau, dans tout cela, n’est pas d’avoir eu peur (qui est une émotion et donc ne peut se contrôler vraiment), mais d’avoir persisté dans la confiance en votre instinct. Qui, lui, comprend en un éclair ce que le cerveau met tant de temps à comprendre. Quant à l’exemplarité de votre action, elle voyage dans les souvenirs des autres voyageurs… peut-être, un jour, eux aussi, prendront-ils ce chemin 🙂

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    1. La question que mon mari me fait me poser persiste aussi: quand la confiance devient-elle inconscience, mise en danger? On pense à ce jeune homme, Marin, agressé et laissé pour mort parce qu’il était intervenu, témoin d’une incivilité. Mon mari dit  » tu as deux petites filles, tu ne dois pas prendre ce risque ». La question n’est pas résolue. Les hommes du bus n’étaient pas agressifs, et en face d’autres qui le sont Ou semblent l’être, qu’est-il bon de faire? Se taire ne résout rien, bien au contraire, parler est une prise de risque…

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      1. Question tout à fait juste… je pense que vous avez cependant bien évalué la non-agressivité, qui est LA clef à mon sens. Parce qu’elle laisse alors la place à la parole, dans le sens où elle peut être entendue par la personne à qui elle s’adresse, là ou l’agressivité « bouche » l’entendement. Vous avez par ailleurs été calme, ferme et vous avez souri, cela joue grandement. Vertu du sourire, qui nous connecte à l’autre sans que nous ayons besoin d’y penser^^

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        1. Oui, vous avez tout à fait raison Esther, le sourire est la clef. Presque toujours. C’est magique, un sourire.

          (Je me faisais cette réflexion alors que j’étais dans une soirée « salsa ». Je regardais les couples danser un moment, reprenant mon souffle, et tous ces étrangers, ces inconnus qui ne se seraient pas regardés dans la rue, se souriaient. La danse génère le sourire, le sourire (et donc la danse) génère du lien, et le lien, du bonheur.)

          Mais quand même, doit-on vraiment ne pas parler à qui ne semble pas pouvoir entendre?

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        2. A votre dernière question, je répondrais spontanément que non ! Comme vous le dites, il nous « semble » que nous ne pouvons pas parler. Ce « semble » contient donc de la subjectivité, et nous pouvons donc nous tromper… parfois parler, reste en dépit de toutes nos peurs la bonne réponse. Je crois que la « détresse » que vous souligniez dans votre article vient aussi de là : pour ces hommes, ne pas se sentir dignes de recevoir une parole. C’est la parole qui nous fait hommes et femmes… si on ne la reçoit pas, on est exilés de la société des humains, relégué au rang de non-sujet. Ne pas parler est au coeur de la violence : je pense toujours à mon fils, 2 ans, de retour de la crèche, griffé par un autre enfant. Lorsque je lui ai demandé ce qui était arrivé, il m’a répondu « C’est Baptiste, maman. Il ne sait pas parler. »

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        3. Oui, je suis absolument d’accord. La parole est un gage d’humanité, la recevoir permet de se sentir humain. Le mot de votre fils dit tout. C’est vrai que les petits enfants cessent souvent de taper quand ils acquièrent le langage. Heureusement, ils ne cessent pas de sourire, ce qui pourtant témoigne de la même volonté: entrer en relation.

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  2. « Je regrette aussi que ce manque de confiance enferme les gens dans le silence et réduise les occasions d’échanger.

    Si on avait moins peur, si on pouvait dire les choses, avec confiance et une véritable bienveillance, les fractures entre les êtres tendraient à se résoudre, et tout le monde y gagnerait en bonheur. »
    tout est dit dans ces deux phrases, clémentine

    quant à ton mari, je comprends sa ‘peur’…..mon mari, mes filles pourtant adultes et maman pour l’une, ont elles aussi cette peur pour moi, à présent que je me suis fait agressé physiquement
    c’est une des composantes de ma vie professionnelle et je ne pensais pas que ça m’arriverait après plus de 20 ans sans ‘problème’
    cependant, je ne regrette rien car la suite m’a donné à voir que la personne (en situation de handicap mental avec laquelle je travaille depuis 25 ans) m’en a appris plus en quelques secondes ce jour-là que tout ce que j’avais pu expérimenté auparavant…..et nous travaillons toujours ensemble grâce à la parole qui a toujours circulé (et le respect des ‘silences’ aussi paradoxalement….)

    donc oui il y a des risques, mais pas si terribles que si la parole n’existe pas et qu’on ‘nie’ l’Autre en étant *indifférent*
    d’ailleurs j’ai été interpellée par ta phrase: « Si ces jeunes gens sentaient la confiance qu’on leur fait, si on ne se murait pas dans une différence qui dissimule la peur… » car tu as employé le mot ‘différence’ à la place (je pense) de indifférence, non? ça m’a troublé car j’ai de suite pensé que c’est ‘justement’ la différence qui conduit souvent à l’indifférence car la *différence* fait horriblement peur à tout le monde

    or, la peur est le moteur de tous les maux et aussi des mauvais ‘mots’, ceux qui blessent à mort…..cercle vicieux s’il en est

    alors bravo, bravo à toi qui as su surmonter ta peur! BRAVO et merci pour ce partage si important!

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    1. Merci Malyloup pour ta réflexion et ton témoignage! Oui, tu as bien lu, je voulais dire « indifférence » mais le lapsus est pour le moins révélateur. Ces jeunes hommes qui devaient gêner et angoisser tout le monde semblaient venir d’une autre planète ( et pourtant… quelle honte que ces clivages existent à ce degré là!)
      Ce que tu dis me parait trancher la question: les risques encourus que l’on se représente immenses et qui nous terrifient, sont bien moins importants que ceux que l’on prend en continuant à se taire, à s’ignorer, à regarder ailleurs. Ce genre de scène n’est que la conséquence du silence.
      Ce qui est beau, c’est que tu le perçoives toujours ainsi après avoir subi une agression.

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      1. oui mais il est vrai que cette agression est venue d’une personne que je connaissais et non pas d’une personne étrangère…..alors certes j’en ai été d’autant plus surprise et déstabilisée parce que je n’en avais pas peur mais ça m’a fait réfléchir au fait que rien n’est acquis et rien n’est ‘sûr’ 🙂
        il y a sans cesse à apprendre et à observer autour de soi 🙂

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    2. Formidable de penser que vous continuez à travailler ensemble, en dépit de ce qui est arrivé… grâce à la parole. Il n’y a pas de meilleure démonstration à mon sens. Je trouve par ailleurs l’idée que vous émettez de respecter les silences intérieurs propres à chacun d’une tolérance et d’une lucidité très grandes. Merci à vous de ce partage, aussi ^^

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      1. ah esther, voilà que le cercle de parole s’agrandit et *ça* c’est formidable! 🙂
        travailler depuis 25 ans avec des personnes dont la situation de vie est dite de ‘handicaps’ est un merveilleux moteur de travail sur soi 🙂
        ce sont elles qui m’ont appris à apprivoiser la différence et mes propres zones d’ombre, de contradictions….et qui m’ont appris à *être en silence*
        c’est peut-être pour cela que je m’exprime plutôt en photos qu’avec des mots 😉

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        1. Oui, la parole voyage et c’est beau 🙂 Photos ou mots, on vous entend, et pour ce qui est des personnes dites en situation de handicap… leur différence n’est peut-être pas toujours pour elles un cadeau dans notre monde de normes, mais c’est dans tous les cas une richesse. Ce que je ne cesse de répéter à mon fils autiste ^^… qui m’apprend à être en silence, jour après jour. Parfois, pleinement !

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  3. Je vous trouve très courageuse. Personnellement je ne l’aurais pas fait. J’ai assisté plusieurs fois à des échanges dans le bus ou le métro qui dégénéraient vite, très vite. Il suffit de tomber sur quelqu’un de mal luné, qui a bu, ou qui est psychotique, et la moindre étincelle peut déclencher la violence physique.
    Bravo pour votre courage mais faites attention à vous 🙂

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    1. Oui, il y a une part de risque, et c’est sans doute ce risque là qui nous fait toujours nous taire. Et c’est aussi ce risque qui a fait que j’ai finalement eu peur. Mais au départ, instinctivement, j’ai senti qu’avec le sourire, Tout irait bien. Je n’aurais peut être rien osé dire sinon. Je n’en sais rien…

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