Confessions

Pour la dernière soirée en date chez Mots et Merveilles (libraires et librairie merveilleuses à Sainte Foy l’Argentière), il fallait écrire quelque chose de court avec 10 mots (c’est maintenant une coutume!). J’avoue qu’en relisant mon texte, après la soirée, j’ai ôté quelques mots qui étaient trop mal intégrés, mais je donne la liste initiale pour ceux qui voudraient jouer:

vendange – arabesque – calcédoine – décaféiné – chlorophylle – confession – cariatide – sublimer – surfiler – turlupiner


  1. Je repousse toujours le moment d’écrire. Quand une image vient tourner en moi, confusément, obstinément, attendant que je tire le premier fil de cette pelote informe qui la constitue, une tâche urgente vient généralement me sauver. Une tâche triviale que rien ne pourra jamais sublimer: du ménage, une lessive à étendre, un rendez-vous à prendre – sans surprise, le rendez-vous! Ô joie! Me voilà bercée par la musique rassurante et sans charme de ce qui n’exige pas de se pencher au-dessus de l’inquiétante boue qui clapote à l’intérieur de soi, avant que ne surgisse, enfin, la calcédoine dure et lisse, impassible et brillante, des mots choisis.
  2. Quand je pense à écrire, il a toujours des arbres dans ma tête. Simultanément. Je ne puis dire laquelle de ces deux pensées précède l’autre. Écrire – et voilà que jaillit l’arabesque d’une branche au dessus d’un rayon. La grâce étoilée d’un châtaigner en juin. L’élan des peupliers dont j’imagine la sève vive et la chlorophylle comme un produit des fées qui argente les feuilles aux bourrasques du vent. Le cœur chaud des grands chênes dont les troncs-cariatides soutiennent le ciel amolli de chaleur. La toute première feuille dans la vigne, en avril, qui prend toute la lumière et ne pense pas encore à la vendange. Un arbre – et voilà que s’ouvre le désir.
  3. Après l’écriture, dont je ne peux pas parler parce que la facture de ce moment m’échappe continuellement, je me sens fatiguée et heureuse comme si javais bâti une maison, une église, alors que ce n’est souvent qu’un poème, un pauvre poème, qui ne survivra pas à la première relecture.

L’enfant malade

Des journées sont passées à lutter corps à corps.

La grippe sans crier gare après un mercredi au centre aéré.

Ma fille a le front chaud son mon baiser. En une seconde tout remonte des maladies déjà traversées. Je prévois instantanément les vérifications soucieuses, les rendez-vous, les remèdes, les câlins attentifs, les portes laissées ouvertes la nuit, pour entendre, et les pleurs, dans le noir, suivis des gestes automates, et les cœurs serrés d’inquiétude. Cette mémoire, c’est une science des mères qui dort pour mieux jaillir, parfois, de sous la main, soucieuse et caressante, qui jauge la température des enfants.

Des journées sont passées, assommées de fièvre et perdues pour l’appétit déserteur.

Il faut tout cela pour épuiser Camille. Pas moins, parce qu’elle sait endurer et qu’il en faut beaucoup pour soumettre son soleil intime. Camille maintenant attend patiemment que le virus la quitte, allongée, résignée. Je la regarde, ma fille, et sa pâleur la rend plus précieuse et mes bras plus utiles.

Tout est tombé des vétilles quotidiennes, de l’opposition qu’elle expérimente, de l’éducation qu’il faut faire ou du temps qu’il faut poursuivre, toujours, toujours. Ces jours en suspension ont un goût de plume et de plomb mêlés. L’enfant demeure là, miraculeuse et douce, et ses petits mots à peine articulés sont pleins de sa bonté profonde. Bien que je la couve, guettant les sursauts d’appétit et les gorgées d’eau avalées, c’est comme si c’était elle qui veillait sur moi.

Tout de Camille malade est plus tendre et plus vrai. Elle reçoit mes deux bras autour d’elle et mon cou sous son front, elle se dépouille de tout ce qui n’est pas vital. Entre nous, il y a un accord silencieux qui ressemble à celui de ses premiers moments où toute abandonnée elle dormait sur mon coeur – petite, si petite.

Mais cela devient sérieux. Le jeûne a beaucoup duré et mes larmes débordent. Elle ne mange pas, non, toujours pas, et la fièvre ne veut pas céder. Tout le reste est flou derrière ces deux observations grandes soudain comme ma vie.

Pourtant dans ces moments aigus, l’amour sort de dessous les voiles. On croit le connaitre, on croit le regarder souvent bien dans les yeux tout au-dedans de soi, l’amour, mais on ne le voit qu’à travers les secondes pressées de la vie, qu’à travers tout ce qui toujours se superpose –le repas est-il prêt, et les courses qui ne sont pas faites, le travail quand pourrai-je le terminer si je lis une histoire, la maison, mon dieu, quel désordre, et les dents, sont-elles lavées, l’école se passe bien, je crois, il faudra que je demande à la maîtresse quand je la croiserai, combien d’heures reste-t-il jusqu’à demain matin. Dans les journées malades où le temps disparaît, Camille est, sous ses grands cheveux noirs, une enfant toute offerte, toute donnée, et se laissant soigner, confiante parmi les confiantes, elle m’offre d’être, exclusivement, uniquement, complètement, sa mère. De rendre à mon amour maternel toute ma chair, toute ma pensée. C’est une rare offrande en dessous de l’angoisse.

Et puis le front un matin n’est plus chaud. Une pierre se dissout dans mon ventre. Je refais son lit blanc. Ma joie s’élance au milieu des draps en mouvement, chaude et claire. C’est une joie qui sent la lessive et par les fenêtres ouvertes, avec le vent, Les collines font pénétrer leur paix vert tendre à l’intérieur de la maison.

Tout le reste aussi s’engouffre que j’avais oublié et qu’il faut bien considérer à nouveau. Et Camille à travers une cloison, je l’entends qui ne veut pas, ne veut pas, ne veut pas. Je devine son air renfrogné qu’elle fabrique pour sa sœur et qui me sera à nouveau, à moi aussi, adressé. Parce qu’il faut en passer par-là, que c’est le chemin de sa vie. Elle reprend là où elle en était restée. Elle est guérie, Camille.

Je n’écris plus

Je n’écris plus. Je n’écris depuis longtemps, depuis plusieurs semaines. Je n’arrive même plus à comprendre comment, avant, j’ai pu écrire. Avec quels mots ? Pourquoi ? Et surtout : quand ?

Le temps de ces derniers mois est compact comme un bloc de béton, inamovible, solide et dur. Parfois, quelque chose se met à tourner en moi-même, quelque chose que je voudrais laisser monter, grandir, s’écrire. Mais à peine ce mouvement intérieur est-il amorcé qu’il faut déjà poursuivre l’histoire que je lis à mes filles, le repas du soir, la douche, le tas inépuisé – et inépuisable sans doute-  des corrections, la réunion de l’association de parents d’élèves, un trajet en voiture, une discussion nécessaire. Je reporte l’écriture. Encore une tâche et puis… mais non, il y a encore le ménage et le monde que l’on attend pour le déjeuner, le frigo qui crie famine !

 Vraiment, comment ai-je fait avant, pour écrire ? Et même, avant l’écriture, quand ai-je eu, un jour, l’occasion de laisser monter, émerger, affleurer, des mots ? Parfois, même s’il est si tard et que le sommeil me gagne, je prends mon carnet, mon stylo. Je l’ouvre. J’essaye quelques phrases. C’est vide, c’est creux. Rien n’a eu le temps que de me traverser. Je n’ai plus d’espace libre à l’intérieur de moi pour fabriquer le moindre texte, la moindre phrase, le moindre vers. Mon corps s’est récemment rappelé à mon bon souvenir : il faut ralentir le rythme, redonner à mes jours l’élasticité nécessaire, la souplesse vitale. Je cherche, depuis cette nuit difficile, à renoncer. Il faut bien renoncer à quelque chose pour que l’emploi du temps soit tenable, non ? Je crois que oui. Que beaucoup de gens le font et  qu’ils sont sages de le faire. Mes amies en parlent. Elles ont des priorités. Elles abandonnent ce qui leur est possible de supprimer. Elles me font la leçon et elles ont raison : peut-être n’est-il pas possible d’être professeur à temps plus que plein, perfectionniste de surcroît, mère de deux petites filles, amatrice de danse, de sport, de lecture, d’entretenir des liens amicaux serrés avec des gens très aimés et souvent lointains, de ne pas oublier son amour et son amoureux, ni  la famille autour, ni le ménage, ni l’équilibre et la qualité des repas, ni la vie du village et la petite école qui a besoin d’énergie et d’engagement pour vivre, ni…

Bref, il doit falloir choisir. J’en suis incapable. Renoncer m’est trop douloureux. Je pense à Antigone qui dit « Je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! ». Je pense à Antigone et je comprends mieux pourquoi je la comprends de façon si aiguë. Ce n’est pas pour sa révolte et son courage. C’est pour son désir impossible d’une vie où l’on n’aurait à renoncer à rien, à aucun moment. Peut-être que si Antigone avait vieilli, elle aurait atteint l’épuisement, à force vouloir tout, et tout à la fois.

A l’heure où j’écris ces lignes, je repousse la correction des brevets blancs à demain, en prenant le risque de journées de travail (notons : je suis officiellement en vacances et l’on attend de moi une disponibilité accrue, dans tous les domaines. J’ai tellement de chance d’être prof et d’avoir tant de congés, etc…) encore plus longues et pénibles. D’une certaine façon, ce soir, je choisis d’écrire. Est-ce un début de progrès ? Ou est-ce encore une façon de continuer à accumuler les exigences que j’ai pour moi-même et l’assouvissement de désirs qui m’apparaissent comme des besoins ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus si j’écris vraiment ce soir. Je crains de ne faire que me déverser sur la page.

Je disais hier à une amie qui supposait que la faculté de traduire ses émotions à l’écrit devait être la source d’un grand bonheur, que je me sentais devant mon cahier comme un manchot qui tenterait de  tricoter. Écrire me semble quelque chose je n’ai jamais su faire, que je ne saurai jamais. Pourtant, il est vrai que je me souviens de quelques bonheurs, toujours fugaces, liés à l’écriture de certaines lignes, et d’une intensité telle qu’ ils me poussent sans doute, malgré mon sentiment d’incapacité, à saisir encore mon cahier, avant de m’endormir, écroulée de fatigue, le cahier en question serré dans les mains.

Ce soir, puisque je ne peux parler de rien – je veux dire, vraiment parler –  j’essaye du moins de renouer un peu avec les mots  en évoquant, comme d’un trait à peine posé sur du papier à dessin, ces minuscules événements qui surgissent souvent et se meuvent ensuite confusément en moi-même. Je n’en peux rien faire, rien dire, mais en dresser la liste me rappelle simplement que je vis :

  • L’insolence des coucous dressés jaunes sur les talus du printemps
  • Le rire de Camille, sans la moindre fissure
  • Le ventre rond de mon amie, et son enfant qui, déjà, fait croître le pré fleuri de mon amour
  • Les maisons vues d’avion qui ressemblent à des champignons s’étalant sur le tronc de la terre, et les camions alignés comme les planchettes d’un jeu de construction
  • Vus d’avion, les hommes invisibles, dérisoires, et la laideur prétentieuse de celui qui mâche son chewing-gum à côté de moi, croyant tenir le monde entre ses mains alors que ce n’est qu’une tablette électronique
  • L’épaisseur et la variété du ciel
  • La mélancolie qui m’étreint quand je serre les deux petits corps si parfaits de mes filles et que je pense qu’elles grandiront et qu’un jour, mes bras ne seront plus suffisants pour les tenir toutes entières
  • L’éclatement blanc des cerisiers, soleils généreux dans les collines ; et les petites fleurs des aubépines au bord des routes
  • L’imperfection de l’amour, comme une épine
  • Ce vieil homme, seul dans sa cuisine d’un autre temps, tout le temps, et le ridicule de mes soucis
  • Une bibliothèque qui ferme en même temps qu’un centre commercial étale son opulence creuse, et laide
  • Cet élève, dont l’étrangeté ne s’épuise pas avec les années – mais moi si
  • Le grand saule de dimanche, ses larmes vertes et douces caressant notre joie
  • Chagall, que j’aime tant que je n’en peux rien dire. Pourquoi est-ce toujours ainsi ?
  • Le poème d’Aragon pour le groupe de Missak Manouchian que je dis plusieurs fois par an à mes élèves, et qui me fait pleurer à chaque fois
  • La vie, comme une pelote de laine à dévider. A démêler ?

 

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Parler d’amour- Parler de lui

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A Toi que j’aime, qui viendras sans doute jeter ton œil curieux et malicieux sur ces mots, laisser un trait d’esprit, et mon pauvre portrait sera tout raplapla.

Et Merci Joséphine pour l’ouverture des vannes.

J’aime les poèmes et les romans d’amour. J’aime aimer, et je l’aime lui. Pourtant je n’ai l’ai jamais esquissé de mots. Pourtant je n’ai jamais écrit l’amour, mon amour, notre amour.

Je crois qu’aucun poème, aucun roman inscrit dans ma conscience, proche ou lointaine, n’a jamais affleuré à notre vérité. Comme un étrange doute, mauvaise suspicion jetée sur cet amour que rien ne dit. Parce que notre amour n’a rien de romanesque, parce qu’il est empreint de monde, de quotidien, de matérialité. Parce qu’il est en-deçà des mots mais jusqu’au bout des ongles. Je ne veux rien trahir des liens invisibles que l’on tisse patiemment, je ne veux pas dorer d’or fin ce fer poinçonné par l’âpreté de la vie. Et j’aime tant sa rugosité, sa densité, son poids dans ma main et mon cœur, que j’ai peur des mots exacts qui n’étincelleront pas comme ceux des poètes. A l’aune de l’idéal, du motif poétique, je ne veux pas que souffrions d’une comparaison fautive. Car je sais que nous sommes moins purs, moins brillants, mais plus précieusement marqués par les jours traversés épaule contre épaule.

Alors, de lui, je n’ai jamais parlé.

Joséphine évoquait la difficulté de parler de ce qui est présent, bien présent, disait que l’écriture naissait sans doute d’une absence. Je lui répondis un début de portrait. Ce portrait se poursuit mais je n’organise pas car ce serait éteindre l’incendie de son âme.

J’aimerais bien, quand même, dire sa présence. Quotidienne, physique, étrangère, désassortie. Et ses grands bras qui réparent tout. Ses mots qui ne sont pas les miens, et les gros traits qu’il fait du monde, qui me laissent un peu en paix avec moi-même. Son chaos et son sommeil de plomb. Sa présence, envers et contre tout. La certitude tranquille de nos corps épousés. Et son passé brûlé dont les chairs sont vives.

Rien n’est si grave à ses côtés, parce que c’est très sérieux pour lui, de se moquer de tout. Ses mots les plus sérieux ont un sourire au coin des lèvres. Mauvaise foi voilée de son honnêteté, il n’y peut rien. Et sa voix sur mon répondeur. Il se complait en nonchalance et déclenche des tempêtes avec des brindilles. Il faut faire le gros dos, sentir le vent claquer, mes lignes vaciller. Le grand calme qui suit, et le soleil qui fuse, parce qu’irrémédiablement, nos yeux dans les yeux, et je suis toute petite bien au chaud dans ses bras. Il déplace mes regards, plus clairs et plus conscients.

 Il fait le sourd et entend tout. Ses mains plongées dans la matière. Il connait les rouages de tout ce qui fonctionne et me laisse les vapeurs, les pensées et les mots. Il est ma racine essentielle au monde comme il va. Sa bonté dans un grognement d’ours. Son regard d’enfant. Ses plis inquiets du front qui retombent soudain.

Il va dans la vie comme à cloche-pied sur un fil et je tremble pour lui : je vois l’abîme, il voit le ciel. Sa peau d’homme qui me rend douce. Fi de ses plaies hurlantes et vaille que vaille, pierre après pierre, nous nous bâtissons plus solides. Nous prenons des sentiers écartés, escarpés au milieu des rochers de nos étrangetés. Nos univers vont côte-à-côte, qui ne s’altèrent pas mais s’admirent et s’étreignent. Il n’est jamais d’accord : position absolue. Nous nous forgeons au feu de la contradiction, vivement, drôlement, tendrement.

Parfois les cordes lâchent que nous tressons encore d’inlassable confiance. Demain n’est pas bien loin, nous l’attendons sereins.

Des rideaux et de l’enracinement

Les rideaux. Vaste sujet. J’ai un peu peur de m’y empêtrer, ou de m’y cacher, au lieu de m’y chercher, mais l’invitation de Joséphine, son très beau texte, ainsi que celui de Frog, m’ont donné des fourmis dans les doigts, dans la mémoire, dans le cœur. Il y a aussi, leurs textes sur l’exil qui s’invitent dans ma pensée. Merci à vous.

Des rideaux et de l’enracinement

Il y a toujours eu des rideaux, chez mes parents. Choisis, cousus avec soin par ma mère. Son exigence de femme d’intérieur me donna à penser qu’ils étaient le signe d’une maison bien tenue, soignée, accueillante. Leur mouvement gracieux et leurs plis arrondis, étudiés, semblent signifier que l’on est, dans la maison qu’ils habillent, en sécurité. Quand il y a des rideaux, on n’est pas chez n’importe qui, non plus. C’est une sorte d’assurance.

Idéalement, j’aime les rideaux comme la couleur intime que l’on donne à une maison. Mettre des rideaux, c’est une manière de dire  « c’est chez moi ici ».

Dans mes fantasmes, les rideaux sont, bien sûr, la splendeur et l’horreur des temps anciens. Lieux d’aisance chatoyants de ces dames aux robes qui froufroutent de soie et de gros nœuds qui tombent. Ils sont une fissure dans la beauté de ce monde disparu pour lequel j’ai dépensé tant de vagabondages.

Les rideaux sont encore des voilures qui se laissent traverser par mes rêves. Ils me séparent de leur au-delà que je peux inventer, recréer. Petite, je devinais le soir, les grandes vagues d’un cèdre ami, qui me veillait à travers le tissu fleuri. Un jour, en rentrant de colonie, il n’y avait plus le cèdre, et je me suis sentie plus seule, et trahie par les tronçonneuses qui voulaient protéger la maison. J’ai moins aimé mes rideaux.

Assurance aussi, de la douceur. Les rideaux, traversés de soleil, diffusent leur couleur sur le parquet soudainement plus chaud. Réinvention d’un espace. Les rideaux assourdissent la crudité du ciel blanc. C’est moelleux, la lumière des rideaux. Et quand le ciel est lourd, qu’il menace de sa noirceur – grands écrans cotonneux, je m’y console de l’extérieur que je peux refuser, grâce à eux.

J’aime les rideaux, idéalement. Mais confrontée au réel, je ne peux en choisir aucun pour chez moi. Tous les possibles sont laids, j’en rêve qui n’existent pas. J’ai cru, bourgeoisement, que je craignais le mauvais goût, mais c’est autre chose.

D’abord, j’aime ma maison sans rideau, ouverte grand sur l’extérieur que je ne crains plus. J’aime être dedans dehors, projetée dans la douceur des collines, dans l’épaisseur nocturne, dépourvue des lampadaires indiscrets. La maison toute ouverte m’empêche aussi d’étouffer des responsabilités qu’elle abrite, ou enferme. L’absence de rideau comme unique moyen de n’être pas prisonnière de ma vie. Ainsi, entre le grand jour vibrant, la nuit qui hulule et mes ailes abimées, il n’y a pas de frontière, le monde tout rond est à mes pieds. Je n’ai qu’à porter mon regard vers la baie transparente.

« Idéalement, j’aime les rideaux comme la couleur intime que l’on donne à une maison. Mettre des rideaux, c’est une manière de dire  « c’est chez moi ici ». » Voilà, peut-être, qui explique aussi que je ne puisse choisir le moindre rideau. Et cela est plus vrai encore depuis que la maison dans laquelle nous vivons est notre maison. Choisir des rideaux, ce serait prendre racine. Cela est tentant comme une sucrerie, mais d’autres m’ont précédée, qui m’empêchent d’y goûter. Je viens d’un homme qui n’aima rien que sa maison, que son propre passé. Danger de l’enracinement forcené qui trahit l’avenir et les ailleurs possibles. Interdiction totale de rêver au-delà de la rivière. Je viens du fils de cet homme-là, déchiré d’avoir été moins aimé qu’un tas de pierres superbe, planté dans la verdure. Je viens du fils qui cherche, adorant à son tour cette racine grandiose, à retrouver son père. Et je refuse. Absolument ravie par la beauté du lieu de mon passé, et de la campagne qui s’offre au présent, je tente la résistance. Je refuse d’appartenir à de la pierre, à un pays – si séduisant soit-il. Défiance de la petite-fille chargée des blessures d’avant elle.

Ne pas mettre de rideaux, c’est lutter contre les racines qui me poussent au fond du cœur, pour me donner, entière, aux êtres que j’aime par dessus les collines, les grands arbres, la rivière. Ils sont le paysage auquel je m’asservis.

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