Il faut voir la scène. Une scène de printemps dans les jardins du temps.
Les iris sont en fleurs, tout autour, et cela fait une haie tendre et déjà un peu haute, pour une enfant assise. L’herbe est tondue d’une semaine, confortable, fleurie de toutes petites fleurs. Derrière, éclate un laurier fraîchement planté et la terre est bien noire à son pied. Voilà pour le décor. Il y a aussi un peu de vent, il ne fait pas trop chaud.
L’homme, c’est mon père ; il a jardiné un moment, déplacé, repiqué, imaginé l’harmonie des couleurs et des feuillages qu’on ne peut pas encore deviner, parfois. Ce petit monde est vaste en beauté et en mouvements subtiles qui vont avec les ans. Les choses changent au fil des envies, et c’est si beau de voir le jardin devenir. Dans la famille, faire un tour de jardin est une promenade en soi. On s’attarde, on regarde les plantes qui sont parfois anciennes comme l’enfance. Les nouvelles venues sont toujours un peu les vedettes, mais elles émeuvent moins. Il y a le muguet qu’on connait bien et qui s’étale depuis longtemps, toujours à l’heure, et les lilas en bosquet qui nous appellent, exigeants, de toute leur senteur, et le tapis de fleurs de marronnier : on lève la tête vers le grand arbre aux cônes et tendres et fiers. Le rhododendron s’obstine, devant l’entrée, à fleurir, mais on voit qu’il est vieux et sa mine est plus grise. On l’aime presque mieux ainsi. L’azalée à son pied lui fait un peu la cour. Les pots de petites herbes, et le thym tout en fleurs qui conquiert son espace, toujours. Les gouttes de sang, les boules de neige, le petit pêcher sauvage et les quelques autres fruitiers. Y aura-t-il des mirabelles ? Il y a aussi toutes les plantes dont on espère les fleurs : les très petits rosiers de grâce dont les feuilles sont si délicates et les tiges sans épine. Comment seront leurs fleurs ? C’est une joie de les attendre, devinant les boutons, ou une embrasure verte au creux des tiges, qui n’est encore qu’une promesse.
La variété du vert, du mouvement des tiges, de l’élancement des feuillages, est aussi délicieuse que le vent et les fleurs, et que les souvenirs. Ici je me souviens que j’ai appris à faire le nœud de mes lacets. Ici le cerisier, la maison de mes jeux. Ici ma sœur ; ici, ma joie passée.
Il faut voir la scène, donc, dans ce jardin-là, précisément. Sur une poutre en bois entre les plantes et l’herbe, le jardinier s’assoit, ayant posé sa fourche. Il souffle un peu et l’on discute. Le jardin délivre, ou convoque, la parole. Violette, qui fleurit ses cinq ans, s’approche et vient cueillir les genoux de son grand-père qui disent bienvenue. Et dans son babillage arrive – comment ?- le perroquet. Et le perroquet devient dans la bouche de mon père, le fameux perroquet sous sa cloche de verre, dans la grande maison du bord de la rivière.
-L’as-tu vu, ce perroquet, dans la maison d’Aulueyres?
-Non…
-C’était le perroquet de mon papa.
Violette s’interroge : comment est-ce possible que son pépé ait un papa ? Cet homme-là est mort. Autre mystère. Et, plus incroyable encore, cet homme qui est mort fut, un jour, un enfant ! A moi aussi, cela semble impensable. La raideur d’esprit de cet homme qui jamais ne m’a fait monter sur ses genoux, son sérieux et sa dureté affichée sont tellement étrangers à l’enfance.
Mon père nous raconte : son père était l’ainé dans la maison du moulinage. Il allait à l’école, à pied bien sûr. Il longeait la route qui surplombe la rivière, pendant un kilomètre, atteignait le village, puis la petite école. Avec peut-être la même fraicheur et la même joie que mes filles aujourd’hui : comment le concevoir ?
La voix de mon père s’accorde au mouvement des feuilles. Il y a des silences et des frémissements. Violette se tient muette comme je suis perplexe. L’enfant d’Ardèche va donc à l’école et apprend, récite, calcule. Puis il rentre et sur le chemin du retour, à la sortie du village, il y a une petite maison et une dame qui l’habite. L’enfant s’arrête et la salue, lui chante les chansons qu’il connait. Chaque jour, il s’arrête gaiment et il chante. La dame est très heureuse de cette visite quotidienne, et l’enfant s’attarde un peu, sans doute parce que la vieille dame possède un perroquet. Ce perroquet est comme on l’imagine, superbe, multicolore et dans une cage haute. Il lui parle, le caresse, et repart quelquefois, comble du bonheur, avec une plume tombée. La vieille dame promet : quand mon perroquet sera mort, je te le donnerai. Drôle de promesse.
L’enfant grandit, la dame vieillit, et le perroquet meurt. La promesse est tenue. L’enfant se voit offrir l’oiseau superbe, empaillé, sous une cloche en verre.
Imaginez la petite fille sur les genoux de son grand-père. Une telle histoire comme ça racontée au milieu du jardin. C’est un ballet d’images, un puits de rêveries. Elle ne dit plus rien, tout se passe maintenant à l’intérieur d’elle-même. Rareté de ce silence plein.
Je songe, quant à moi, à cet enfant devenu, bien plus tard, mon grand-père. Un homme à la peau dure et au cœur sans souplesse. Mécanique grippée des sentiments. Si la nature est belle, ai-je besoin d’aimer autre chose que la terre ? Mon grand-père laissait les affections vivantes et toute mièvrerie à ceux qu’ils méprisaient. L’Ardèche seule est digne, et les aïeux qu’elle a portés.
Pourtant le perroquet, sous sa cloche de verre, n’a jamais quitté sa maison. Il poursuit cette enfance au-delà de sa tombe.
Mon père raconte enfin qu’il a fêlé la cloche, un jour de grand ménage. Il s’en veut nous dit-il car la cloche était fine. Mais une autre fêlure loge toute intérieure dans sa voix qui raconte. Je pense à Baudelaire qui dit dans un poème« Moi, mon âme est fêlée ».
Il faut la deviner, ou bien la partager, cette fêlure secrète. Fêlure de n’avoir jamais rencontré, derrière le masque amer que nous avons connu, cet homme-là qui conserva, sensible, le perroquet de son enfance.
Chaque phrase est une merveille souriante, le tout un conte digne et qui poigne le coeur et l’âme.
Et prétendre que tu écris peu !
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Merci Carnets! Cela fait un moment que ce texte tente d’aboutir mais je me sens très maladroite. Cependant je suis ravie que cette histoire te plaise malgré mes incertitudes. Ton petit commentaire me fait très plaisir!
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Tres Jolie histoire, Quel plaisir de visiter ce jardin, ses habitants, des tranches de vie.
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Merci Victorhugotte! Bienvenue à toi dans ce jardin 😉
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Un vrai très beau texte.
Je me disais, en te lisant, que je porte aussi dans ma mémoire et dans mon coeur une cloche fêlée dont les sons résonnent, distordus, mais enchanteurs.
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Merci Martine! Dans nos mémoires logent les mystères gardés de ceux qui ne parleront plus. Et ces opacités sont à la fois et douleur, et beauté…
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C’était souvent ainsi autrefois, les anciens, peu bavards se réfugiaient sous leur cloche de verre par pudeur, pour ne pas montrer leurs sentiments, mais je crois que celle de ce grand-père était de cristal.
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Oui Alma, de la pudeur pour beaucoup d’ancien dont le silence est souvent très touchant. Dans mes souvenirs, le silence que j’ai connu était plus glaçant que touchant, mais l’histoire du perroquet renforce le mystère…
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Très belle histoire, racontée avec sensibilité, où les cœurs se révèlent plus complexes que ne le suggèrent les apparences.
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L’écriture n’est pas à la hauteur de l’histoire, mais je suis malgré tout contente que se transmettent les paradoxes et la beauté de cette scène de printemps! Merci d’être venue la lire!
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Mais si l’écriture est parfaite, toute en finesse, en adéquation avec l’histoire ! Vous vous sous-estimez 🙂
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Vous êtes gentille de me dire cela. La période est au doute, tout me semble laborieux (comme quand on danse et que toute la difficulté des mouvements se voit)!
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En lisant votre texte, on ne ressent pourtant pas du tout l’effort de l’auteure …
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🤗 tant mieux s’il n’y a que moi qui la ressens!
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🙂
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Beau texte, Clémentine, sensible, doux amer, voguant sur la nostalgie de la jeunesse et des regrets qui vont avec.
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Merci Anne! L’enfance, oui, est sans doute au cœur du texte. L’enfance de ceux que l’on a connus adultes ou âgés, et que l’on nous raconte, semble parfois parfaitement irréelle…
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Tout y est, dans ce texte , je trouve. Avec ce qui fait pour moi le bonheur de lire : t’y trouver dedans, je veux dire par là que dans ce texte on sent que tu es dans ta parole, pleinement. Lire pour moi, c’est découvrir une « voix » intérieure, quelqu’un qui habite son texte au sens large, avec ce qu’il est et en sincérité. Ton texte fait partie de ces lectures-là pour moi 🙂 et il y a tellement de jolies tournures, comme cette petite « Violette qui fleurit ses cinq ans »… Je vais savourer ce petit festin pendant un moment, je le sens ^^
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Merci Esther de ce que tu me dis et qui me touche beaucoup. Je suis heureuse si ce texte porte en germe du bonheur et de la saveur 😉
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Et ce regret qu’on a toujours, quand le trop tard est venu, d’avoir respecté cette distance. Par vrai respect, sans doute mais aussi peut être un peu par paresse, parce qu’il était plus pratique de se contenter de cette sécheresse d’apparence que de chercher à la percer.
Merci, Clémentine.
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Oui, il y a des regrets c’est sûr, des paradoxes qui demeurent, douloureux. Pour la paresse, dans cette histoire-là, je ne sais pas. Je ne crois pas, même si je vois très bien ce que tu veux dire. Merci Aldor, de ton passage!
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Tant mieux, alors. Et merci à toi.
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Votre commentaire, Aldor, me fait penser à un passage de La Mort à Venise de Thomas Mann sur les relations humaines.
« Rien n’est plus singulier ni plus embarrassant que les rapports de gens qui ne se connaissent que de vue, se rencontrent et s’observent à toute heure du jour et se voient néanmoins forcés, par les conventions ou leur propre caprice, de se croiser sans un mot, sans un salut, et d’affecter une indifférence lointaine. Il règne entre eux une curiosité fiévreuse et surexcitée, un besoin de connaissance et d’échange irrité d’être insatisfait et anormalement refoulé, et surtout une sorte de respect attentif. Car l’homme aime et honore l’homme aussi longtemps qu’il n’est pas en mesure de le juger, et il y a toujours un peu d’ignorance à la source du désir. »
« Il y a des silences et des frémissements » comme l’écrit Clémentine…
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Magnifique extrait de La Mort à Venise! Vous mettez le doigt là où il faut, exactement. Sans le mystère demeuré entier de mon grand-père, nous aurions moins souffert mais sans doute aussi moins désiré le connaître mieux. La part qui nous échappe semble toujours la plus belle!
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Oui, j’ai senti cela dans votre texte, Clémentine…
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Oui, Andrea. C’est aussi ce qu’écrit Thomas Mann.
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Comment les enfants d’aujourd’hui peuvent-ils nous imaginer à leur âge ? Que voient leurs yeux de nous, vieux alluvions sur les rives de leurs jardins ?
Merci pour ce joli tableau de la vie qui va …
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Merci à vous!
Vous avez raison, notre passé est opaque puisque seul le présent existe!
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Très beau texte, Clémentine.
Un jardin aux multiples résonances dans lequel j’ai cueilli et accueilli à grandes brassées votre acuité et votre sensibilité à fleur de peau.
Merci !
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Merci Andréa! Je suis heureuse qu’il vous parle! Et aussi très heureuse de retrouver Madeleine et Leonie 😉
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Ce texte est vraiment beau. Quelle délicatesse dans le coup de pinceau ! Je vois tout ce que tu nous montres. Mon fils aime les oiseaux et demande souvent à passer chez une amie du voisinage qui possède un perroquet Gris du Gabon. Je me demande maintenant quel genre de grand-père il sera, lui qui est si doux aujourd’hui.
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Merci, je suis heureuse que cette histoire et le jardin te plaisent. Tant que je n’ai pas de jardin chez moi, ce jardin chez mes parents est le seul qui me soit intimement familier.
Oublie mon grand père, ton fils sera un homme merveilleux, intelligent et sensible comme sa maman! 😉
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😅
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Magnifique, vraiment. La lecture de ce texte m’a beaucoup émue…
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Merci Estelle. Je suis très heureuse que cette scène parle à d’autres que moi.
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